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En Égypte, la classe moyenne à court d'argent se replie sur les vêtements d'occasion

Les augmentations galopantes du prix des produits de première nécessité ont poussé de nombreux Égyptiens à faire leurs emplettes dans des marchés de vêtements d’occasion
Un vendeur de rue égyptien expose des vêtements sur le marché ouvrier en plein air de Wikalat al-Balah au Caire, le 6 janvier 1999 (AFP)

ALEXANDRIE, Égypte En l’absence de l’éclatant soleil égyptien, pluie et nuages dominent la ville côtière d’Alexandrie, au nord de l’Égypte. Heba, comptable de 39 ans, essaie de cacher son identité derrière d’énormes lunettes de soleil, pendant ses courses sur le marché de Naga où, accompagnée de son fils Nour, 5 ans, elle achète des vêtements d’occasion.

Tout en essayant de dénicher une casquette noire, Heba explique comment les choses ont changé depuis la dramatique augmentation du prix des produits de première nécessité.

« J’achetais tous mes vêtements et ceux de mes fils à la galerie marchande de San Stefano et dans les boutiques de luxe du centre-ville », confie Heba à Middle East Eye. « Maintenant je ne peux pas me permettre d’acheter des vêtements neufs. Manger et boire, ou acheter des vêtements neufs, il faut choisir ».

« Manger et boire, ou acheter des vêtements neufs, il faut choisir »

-Heba, 39 ans, comptable et mère divorcée

Heba, qui préfère ne révéler que son prénom, estime appartenir à la « classe moyenne supérieure ». Selon elle, si une seule de ses connaissances la voyait faire ses courses sur des marchés destinés aux « pauvres », sa réputation serait fichue.

« Je fais tout mon possible pour ne pas être reconnue. J’y vais soit très tôt, soit très tard, et toujours avec des lunettes de soleil », assure cette mère divorcée en se retournant anxieusement pour s’assurer qu’aucun visage familier n’est présent à proximité du marché.

Voilà un an que cette comptable de secteur privé, mère de deux enfants, a décidé de franchir le pas et d’abandonner les luxueuses galeries commerciales pour aller chercher ses vêtements sur les marchés appelés en Egypte bala (traduction littérale : vieux vêtements).

Hausse des prix

Depuis novembre, les Égyptiens sont frappés par de fortes hausses des prix : le gouvernement a laissé flotter le cours de la livre égyptienne et a pratiquement supprimé les subventions sur les carburants. Il répondait ainsi aux conditions fixées par le Fonds monétaire international (FMI) pour l’octroi d’un crédit de 12 milliards de dollars.

Les chiffres officiels de janvier ont révélé que le taux d’inflation annuel en Égypte a atteint 23,3 % en décembre 2016, entraînant la hausse des prix de la nourriture, des soins médicaux et des transports.

Le prix des vêtements et des chaussures ont augmentés de 20,3 %, celui des produits alimentaires de 28,3 %, et les transports sont en hausse de 23,2 %.

Sur le marché de Naga, vestes, pull-overs, sweat-shirts et chemises sont présentés sur de longs étals, en plein air ou à l’intérieur des petits magasins.

Abdel Moniem Attia, à la recherche d’un pull-over pour son fils, dans un magasin de vêtements d’occasion à Alexandrie, le 21 janvier 2017 (MEE/Mohamed Mahmoud)

Les plus chanceux parmi les acheteurs trouvent leur taille en fouillant dans des montagnes de vêtements. Heba s’est fixé pour objectif de trouver à son fils un beau pull d’hiver au prix de 100 livres égyptiennes (5 dollars), mission devenue de plus en plus difficile ailleurs que sur le marché de Naga.

Avant de s’enquérir du prix, elle examine un cardigan rouge sous toutes les coutures. Heba souligne combien elle a pu épargner sur ses courses, grâce à cette nouvelle stratégie.

« J’ai acheté deux vestes et des chemises pour eux [ses fils], en plus d’un pull-over pour moi, le tout pour 600 livres égyptiennes (32 dollars). Dans une galerie marchande, une simple veste me coûterait à coup sûr beaucoup plus », assure-t-elle en précisant que c’est malheureusement sa troisième visite au marché cet hiver. 

Heba est finalement déçue d’apprendre que le beau cardigan rouge qui lui plaisait tant dépasse son budget si serré. Elle peut seulement se permettre un autre pull-over gris pour Nour, son plus jeune fils.

Auparavant, les prix sur les marchés de vêtements d’occasion comme ceux sur les marchés d’Alexandrie et du Caire étaient si abordables qu’ils étaient très courus. Pendant des années, les Égyptiens de la classe ouvrière et à faibles revenus comptaient exclusivement sur ces marchés pour s’habiller.

Le commerce des vêtements d’occasion a prospéré dans la ville méditerranéenne de Port Saïd, qui, à l’époque, resta pendant des années une zone de libre-échange en Égypte, avant d’être interdit en 2002, suite à une soi-disant tentative d’assassinat contre Hosni Mubarak, le président évincé en 1999.

Essam Ibrahim, commerçant de 55 ans qui a repris l’affaire familiale, trouve qu’avec les vêtements d’occasion, on en a pour son argent.

Ibrahim achète des kilos de vêtements d’occasion puis les revend alors au détail, un commerce très juteux.

« On gagnait vraiment beaucoup d’argent », confie-t-il dit fièrement, ajoutant que, depuis, les choses ont changé, car le prix des vêtements d’occasion a augmenté aussi et il y a des limites au budget des clients.

« Nous ne pouvons pas augmenter nos prix de vente parce que nos clients ont un budget limité », promet-il.

Clients aguerris

Pendant ce temps, Amal, infirmière de 44 ans, marchande un pull-over blanc avec l’un des marchands. En déployant des trésors de persuasion, elle réussit à le persuader de lui faire l’article à moitié prix.

Mohamed al-Awny, marchand de 50 ans, accepte à contrecœur. Il préfèrerait faire des marges plus intéressantes mais il sait sa clientèle ne peut pas se permettre de payer plus.

« Ce sont des vêtements pour les pauvres et ils n’ont pas les moyens de se les offrir », a déploré Awny. « Les pauvres s’appauvrissent de plus en plus, maintenant ».

« Ce sont des vêtements pour les pauvres mais ils n’ont pas les moyens de se les offrir »

Pendant qu’Awny fait le tour des étals féminins, écharpe grise drapée autour du cou et bien au chaud dans une veste de couleur sombre, il ajoute :

« Nous sommes actuellement témoins d’un bouleversement : les familles de la classe moyenne viennent en voiture nous acheter des vêtements. C’est triste pour eux. »

Awny a lui aussi été frappé par les difficultés économiques : comme il ne peut pas s’offrir les dépenses prohibitives d’un mariage, et il est donc toujours célibataire.

21 janvier 2017, Alexandrie. Le marchand Mohamed al-Awny, en train de marchander avec un client le prix d’une veste (MEE/Mohamed Mahmoud)

Amal a certes réussi à faire descendre le prix à 30 livres égyptiennes (1,6 dollars), mais elle est encore toute penaude de ne pas avoir pu s’offrir tout dont elle a besoin.

« J’avais l’intention d’acheter deux ou trois vêtements, mais je n’ai pu en acheter qu’un. Les prix augmentent ici aussi. »

Le long pull-over blanc qu’elle a acheté aurait coûté au moins 300 livres égyptiennes (16 dollars), si elle l’avait acheté dans les boutiques de l’autre côté de la route.

Awny se souvient qu’un de ses clients de la classe ouvrière est venu à son magasin en début de matinée pour lui demander de lui revendre trois pull-overs qu’Awny lui avait achetés un an plus tôt.

« Il les vendait 50 livres égyptiennes (2,6 dollars). Il m'a supplié d’accepter son offre, car c’était pour donner à manger à son fils », se souvient Awny, les yeux humides de larmes.

Au Caire, beaucoup d’Égyptiens changent eux aussi leurs comportements d’achat et achètent désormais leurs vêtements d’occasion.

Sur le marché de Wekalat al-Balah au centre du Caire, Mohamed Abdel Rahman tient un petit magasin de vêtements d’occasion. Il remarque qu’une « nouvelle sorte de clientèle » fréquente le célèbre marché du centre-ville du Caire.

« Ici, on voit maintenant arriver des gens qui portent des vêtements de qualité supérieure. Ils appartiennent de toute évidence à la classe moyenne », constate Abdel Rahman, pendant qu’un couple juste derrière lui choisit une veste en cuir.

D’autres acheteurs fouillent dans les étals et s’en vont d’un air désespéré sans rien acheter, visiblement frustrés.

Beaucoup d’acheteurs ne font que regarder. Ils tentent de marchander le prix d’articles précis mais repartent bredouille.

« Plus le prix des produits de première nécessité augmente, plus on peut s’attendre à voir les gens se tourner vers les vêtements d’occasion », explique à MEE Mahmoud Negm, analyste économique en faisant allusion à la considérable augmentation des ventes d’articles d’occasion les plus divers sur le site d’achats en ligne OLX.

Pour lui, de nombreux Égyptiens n’ont pas seulement décidé de réduire leur budget vêtements – ils ont carrément supprimé ce poste.

Les consommateurs changent

Il est incontestable que les consommateurs n’ont plus la même mentalité. Les publicités en ligne font la promotion du commerce de vêtements d’occasion en alléchant les petits investisseurs avec des perspectives d’énormes bénéfices sur un marché en pleine croissance.

Salah El Masry, chef de la division textiles et tissus à la Chambre de commerce d’Alexandrie, a souligné que l’industrie du vêtement d’occasion est désormais « florissante » en raison du prix élevés des vêtements neufs.

Le marché des produis d’occasion, en pleine expansion, a donné des idées à Nili Zaher, employée d’un cabinet d’expertise comptable de premier plan et chargée de créer un groupe sur Facebook appelé « Les femmes contre la hausse des prix ».

Zaher affirme avoir l’intention de lutter contre la hausse délirante du prix des vêtements d’hiver neufs.

« Nous essayons d’offrir [aux gens] une alternative. Ces derniers mois, les vêtements d’occasion sont devenus tendance », promet-elle.

Ce groupe a commencé par vendre exclusivement des vêtements d’occasion, mais ses membres espèrent désormais étendre leur commerce à d’autres produits d’occasion – livres et meubles entre autres, si toutefois ils sont en bon état. 

Le groupe a recruté 924 membres, qui achètent et vendent des produits à des prix qui doivent rester en dessous de 75 % du prix initial. Nombre d’Égyptiens estiment cette solution valable, car ils n’ont plus les moyens d’acheter des vêtements neufs.

« Mon salaire couvre à peine l’alimentation, la boisson, le loyer et les factures d’électricité : plus question désormais d’acheter des vêtements neufs », affirme Mona Abdel Rahman, mère et fonctionnaire, en ajoutant qu’elle a déjà une montagne d’impayés.

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.

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