En Égypte, les célébrations de l’Aïd sont marquées par de profondes divisions
Y a-t-il un pays plus divisé au Moyen-Orient que l’Égypte ? Peut-être que l’Égypte ne souffre pas du sectarisme toxique de l’Irak ou des combats violents de la Syrie, mais après des années d’agitations, la nation la plus peuplée du monde arabe semble en train de se désintégrer.
À bien y regarder, les fissures présentes au sein de la société égyptienne étaient visibles dès 2011, quand l’ancien président Hosni Moubarak prononça un discours sentimental dans lequel il rappela aux Égyptiens qu’il avait passé sa vie au service du pays et souhaitait y mourir. Des appels s’ensuivirent rapidement pour demander aux centaines de milliers de manifestants de la place Tahrir de décamper et de rentrer chez eux afin de donner à Moubarak une chance de se racheter.
Puis vint Mohammed Morsi. Son bais en faveur des islamistes et des Frères musulmans lors de son bref passage à la présidence, et d’autre part la campagne médiatique financée par les Felool, « les riches hommes d’affaires corrompus affiliés au régime de Moubarak » pour diaboliser les islamistes, contribuèrent à accentuer les divisions.
Durant les journées du renversement de Morsi par l’armée, soutenue par une partie de la population, en juin 2013, il apparut comme une évidence que les islamistes étaient complètement coupés des autres segments de la société égyptienne.
Aujourd’hui encore, deux ans après le coup d’État mené par l’actuel président et ancien ministre de la défense Abdel Fattah al-Sissi, les signes d’une division persistante sont saisissants.
Tôt vendredi matin – le premier jour de l’Aïd al-Fitr – je me suis rendu à Nahia, un petit village situé dans la périphérie du Caire où devait se dérouler une manifestation juste après la prière du matin.
Arrivé sur la place du village, je vis des hommes distribuer aux enfants des photos de Morsi - quelque chose que l’on pourrait difficilement voir au Caire.
À la fin de la prière, de jeunes hommes vêtus de chemises bleu vif – pour la plupart affiliés aux Ultras Nahdawy, un groupe établi par de jeunes membres des Frères musulmans pour organiser « des événements anti-coup » – commencèrent à se rassembler et à hurler des slogans contre l’armée tout en agitant des flambeaux de couleur rouge. D’autres personnes les rejoignirent rapidement.
« Il est de plus en plus dur de manifester à l’intérieur du Caire », me dit Osama Abo Mahmoud, un étudiant de Nahia âgé de 34 ans, quand je lui demandai pourquoi les Frères musulmans avaient choisi ce lieu.
« Ils sont venus ici pour échapper aux griffes des forces de police. Les manifestations ici sont rarement prises d’assaut par la police. »
Lorsque j’entendis les premiers coups de feu, je me saisis rapidement de mon appareil photo. La police, qui avait fait éruption par une rue latérale, avait ouvert le feu sur les manifestants. Pour tenter de fuir aux policiers qui tiraient sans sommation, les femmes et les enfants se mirent à courir dans tous les sens, trébuchant, tombant les uns sur les autres.
En l’espace de trois minutes, les manifestants furent dispersés. Vingt-cinq d’entre avaient été touchés par les balles tirées par la police, trois en étaient morts.
« Ça, c’est nouveau », me dit Osama. « Avant, la police se préoccupait uniquement des manifestations au Caire, celles des villages ne lui importaient guère. Cela montre qu’ils ont maintenant une tolérance zéro envers toute forme de protestation, que ce soit dans la capitale ou dans les villages », observa-t-il.
Peu après, je quittai Nahia pour le parc al-Azhar. Situé dans le centre du Caire, il s’agit de l’un des rares lieux publics de la capitale où les familles peuvent se réunir avec leurs enfants.
Des centaines de familles étaient assises sur l’herbe ce jour-là, en train de pique-niquer et de profiter du soleil de fin de journée. De jeunes hommes en jeans conversaient avec des filles au voile librement fixé sur leurs cheveux.
Alors que les réseaux sociaux et les médias égyptiens couvraient intensément le dispersement violent des manifestations des Frères musulmans à travers le pays, dans le parc al-Azhar, rien ne filtrait de la violence qui faisait rage à quelques kilomètres seulement.
« J’ai certes de la sympathie pour les manifestants, mais je pense que c’est idiot de descendre dans la rue ces jours-ci, les manifestants sont tués et les manifestations sont de plus en plus désertées », déclare Tarek al-Basset, propriétaire d’une imprimerie, alors qu’il pique-nique dans le parc avec sa femme et leurs deux fils.
« [Les Frères musulmans] devraient arrêter de manifester et devraient plutôt mettre de l’ordre dans leurs affaires et trouver une stratégie efficace pour faire face à l’État ; les manifestations semblent complètement inutiles. »
Je lui demandai ce que ses fils pensaient des manifestations.
« Mes enfants sont encore jeunes, ils veulent s’amuser aujourd’hui. Le prophète Mohammed a célébré l’Aïd même s’il était triste à cause des prisonniers musulmans. Je suis triste pour les manifestants, mais moi aussi je vais célébrer l’Aïd. »
Ahmed al-Gebaly, un jeune homme de 20 ans originaire de Gizeh, a quant à lui exprimé son total manque d’intérêt pour les manifestations et pour la politique en général. « Les manifestations ne mènent à rien », me dit-il. « Je veux juste passer un bon moment, aujourd’hui c’est l’Aïd, on en a assez des manifestations. »
Traduction de l’anglais (original).
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