En pleine crispation sociale, Manuel Valls agite la question du voile à l’université
Douze ans après l’adoption de la loi interdisant « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », le débat entrera-t-il à l’université par la seule volonté du Premier ministre ?
Manuel Valls, seul contre tous ?
C’est au détour d’une longue interview accordée au journal Libération que Manuel Valls s’est exprimé, de façon pour le moins alambiquée, sur l’opportunité de légiférer sur le voile à l’université : « Il faudrait le faire, mais il y a des règles constitutionnelles qui rendent cette interdiction difficile. Il faut donc être intraitable sur l’application des règles de la laïcité dans l’enseignement supérieur ».
Dès après cette déclaration, Thierry Mandon, secrétaire d'État chargé de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, s’est pourtant distancé de son chef de gouvernement. « Il n'y a pas besoin de loi », a-t-il déclaré tout en ajoutant sur la radio RTL : « Ce que je vois sur le terrain, ce que me disent tous les présidents d'université, c'est qu'il n'y a pas de problème et ce n'est pas utile de créer un problème là où il n'y en a pas ».
Autre voix discordante, et pas des moindres, celle de Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, qui a précisé n’être « pas pour l’interdiction par la loi. On a affaire à des adultes ».
D’autres instances avaient pu, par le passé, poser également leur opposition à toute interdiction du voile à l’université. En mai 2015, c’était déjà le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER) qui avait rappelé dans une motion que « l’interdiction du port du voile ou tout autre signe religieux visible porté par des étudiant-e-s à l’université n’a pas de base légale », tout en rappelant le principe fondamental de l’indépendance de l’enseignement universitaire vis-à-vis « de toute emprise politique, économique, religieuse ou politique ».
En décembre dernier, l’Observatoire de la laïcité, instance qui dépend du Premier ministre et dont l’objet est d’assister « le gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité en France », avait émis un avis qui n’allait absolument pas dans le sens de la déclaration du Premier ministre. Après audition d’étudiants, personnels et enseignants, l’Observatoire avait noté que « l’ensemble des acteurs auditionnés [s’était] très clairement opposé à toute évolution législative sur la laïcité et la gestion du fait religieux dans l’enseignement supérieur, au nom de la liberté universitaire et de l’opposition d’une telle évolution avec le principe même de laïcité ».
Autrement dit, interdire le voile à l’université, qui comptait, en 2015, 2 033 000 étudiants, serait contraire au principe d’indépendance des universités et… au principe de laïcité.
Le voile de la diversion ?
Et sur le terrain, qu’en disent les étudiants ? À l’Université de Paris VIII, le voile n’intéresse tout simplement pas. Paris VIII a depuis des années une réputation d’établissement frondeur et en pointe dans les luttes estudiantines. Autre caractéristique de cette université, son emplacement géographique. Elle est située au nord de Paris, dans le département de la Seine-Saint-Denis, qui accueille dans les fameuses banlieues françaises une population mêlée, originaire souvent du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne.
À Saint-Denis, ce n’est pas la question du voile qui agite les esprits. Plutôt, celle de la loi el-Khomry, du nom de la ministre du Travail qui souhaite faire passer une proposition législative visant à améliorer la compétitivité et aider l'emploi dans un contexte de chômage de masse. Présentée comme une réforme phare du gouvernement Valls, cette loi rencontre une claire hostilité dans certaines universités françaises. Paris VIII ne déroge pas à la règle.
Ce matin-là, des étudiants ont tenté de bloquer l’entrée de l’université. Un caddie de supermarché, des pneus barrent l’entrée principale. Des éclats de verre jonchent le sol, témoins d’un violent assaut des vigiles qui voulaient déloger les étudiants grévistes faisant barrage en chaîne humaine improvisée.
Élise, 22 ans, étudiante en sociologie, est encore tremblante de la scène violente à laquelle elle a assisté : « Une dizaine de vigiles nous ont insultés et frappés. Ils nous ont poussés contre la grande vitre de l’entrée qui a explosé sous le choc. Un étudiant a été blessé à la main », explique-t-elle à Middle East Eye, tendue.
Interrogée sur le voile à l’université, elle s’étrangle presque de colère : « Mais c’est une diversion. Chaque fois qu’ils veulent faire passer des lois antisociales, ils parlent du voile. Ce n’est pas la préoccupation des étudiants. Ce qui nous inquiète, c’est notre avenir, la qualité de l’enseignement, le manque de moyens, cette loi sur le travail qui pèse déjà sur nous alors que nous ne sommes pas encore sur le marché, mais pas le voile ».
Pierrot, 23 ans, étudiant en journalisme, acquiesce : « C’est classique du pouvoir, ce genre de débat. Cela détourne des vrais problèmes. Et puis de toute façon, ce serait une interdiction discriminatoire et raciste ».
Plus loin, devant l’amphi bloqué à nouveau, un groupe d’étudiants en histoire prépare quelques affiches. Aucun n’est au courant de la déclaration faite par Manuel Valls sur le voile à l’université mais tous semblent étonnés. Élise, 21 ans, ouvre de grands yeux : « Mais c‘est ridicule, on n’a jamais eu de problème avec le voile. Tout le monde est content d’avoir cette diversité à la fac. Même au collège et au lycée, je ne comprends pas que le voile soit interdit ».
Dimitri ajoute : « C’est par rapport au contexte actuel. Valls cherche à faire l’unanimité en visant les musulmans. Il cherche un bouc émissaire tout simplement. Les profs ici n’ont jamais fait de remarques ou posé de problème aux étudiantes voilées. »
Justement, plusieurs étudiantes voilées passent dans les locaux. Elles portent pour la plupart des voiles noirs ou bleu marine qui enserrent leur tête et leurs cheveux. Pour le reste, la plupart sont vêtues de jeans, robes, blousons de cuir et baskets.
Fatou, sourire timide et voile fleuri, s’étonne aussi de l’annonce de Manuel Valls : « On est en train de nous mettre tous dans le même panier, après ces attentats. Moi je me voile volontairement, ma mère et mes sœurs ne se voilent pas. Manuel Valls joue sur le climat actuel en France, le terrorisme. Je n’ai jamais eu de souci à l’université, ni avec les professeurs ni avec les autres étudiants. Pourquoi risquer que cela change ? »
Warda, 25 ans, étudiante en anglais, estime quant à elle que l’interdiction du voile pourrait avoir des conséquences paradoxales, renvoyant certaines étudiantes chez elles sous prétexte de les libérer de leur voile : « S’ils veulent interdire le voile, j’arrêterais mes études. Et je pense que beaucoup de futures étudiantes ne les commenceront même pas, si elles doivent choisir entre le voile et leurs études ».
Warda s’étonne plus largement de l’image donnée aux femmes voilées en France : « On donne l’impression que les filles voilées sont stupides et qu’elles le portent par soumission. Mais elles sont aussi intelligentes que n’importe qui. Elles portent leur voile parce qu’elles l’ont choisi. Mais cela, on ne veut pas le comprendre. L’interdire serait pour moi une forme de racisme », précise-t-elle avant de courir vers son cours de civilisation anglaise.
Lina, également voilée, passe rapidement, esquisse un sourire quand elle prend connaissance de la déclaration de Manuel Valls : « Je n’étais pas au courant et de toute façon, je m’en contrefiche, il n’a pas mieux à faire ? ».
Pendant ce temps, voile ou pas, le blocage de l’entrée principale continue, les vigiles débordés tentent de tirer les plus récalcitrants tandis que les portables filment à tout va les quelques bagarres qui éclatent. D’autres vigiles balaient les débris de verre, sous les huées des étudiants : « On veut bloquer, laissez-nous passer ».
En France, « Muslim is the new Black » ?
Pourquoi le Premier ministre a-t-il alors pris le risque de lancer une telle polémique et de ranimer plus vivement encore les querelles non éteintes nées de l’adoption de la loi du 15 mars 2004 interdisant le voile à l’école et au lycée ?
Pour Esther Benbassa, sénatrice du Val-de-Marne pour Europe Écologie Les Verts (EELV), la raison est peut-être à chercher du côté de motivations purement électorales : « La popularité du gouvernement Valls est au plus bas [27 % d’opinions favorables pour Manuel Valls et 16 % pour le président François Hollande, selon le baromètre TNS Sofres-OnePoint de mars 2016]. Il essaie de ramasser des voix de la droite dure. Il y a là un glissement, même si le gouvernement n’est pas raciste. Dans l’état actuel de rejets du musulman et de xénophobie, je ne trouve pas que ce soit très judicieux de la part d’un gouvernement de s’appuyer sur cette vague anti-islam », indique-t-elle à MEE.
Également universitaire, Esther Benbassa estime qu’on ne peut exiger d’une jeune femme majeure d’enlever son voile : « Tant qu’il n’y pas de problème dans l’enseignement même, je ne vois pas en quoi le voile pose un problème à l’université », précise-t-elle.
Manuel Valls a-t-il aussi, par cette proposition sur le voile, tenté de plaire à « quelques intellectuels qui font de la laïcité leur cheval de bataille », comme le pense la sénatrice ? On pourrait le penser au vu d’une autre déclaration du Premier ministre lors d’un colloque consacré à la question de la laïcité : « C’est quoi aujourd’hui les priorités dans cette société ? Bien sûr l’économie, le chômage, mais qu’est-ce qui est aujourd’hui essentiel ? C’est la bataille culturelle ! C’est la bataille identitaire. Parce que si nous ne gagnons pas cette bataille, le reste ne comptera pas. Le reste sera balayé. ». Pour le Premier ministre, la question sociale passerait désormais après la question identitaire. Or, c’est exactement la position défendue depuis longtemps par… le Front national.
Peu avant ces propos, c’était au tour de Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, de créer la polémique. Interrogée sur la volonté qu’ont certaines femmes de porter le voile, elle avait répondu : « Bien sûr qu’il y a des femmes qui choisissent, il y avait aussi des nègres américains qui étaient pour l’esclavage […]. Je crois que ces femmes sont pour beaucoup d’entre elles des militantes de l’islam politique ».
Devant le tollé suscité par ses propos, Laurence Rossignol avait indiqué regretter l’emploi du mot « nègre » mais précisé maintenir sa position sur le voile.
Voile ou pas, Manuel Valls semble dans une mauvaise passe politique. Il est débordé sur sa gauche par les mouvements sociaux contestant la loi el-Khomry, qu’il considère pourtant comme emblématique de son gouvernement. Il est aussi bousculé sur sa droite par le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, qui se pose de plus en plus ouvertement en rival et qui vient de lancer son mouvement « En marche ». Restera-t-il alors à Manuel Valls la seule laïcité comme cheval de bataille et l’interdiction du voile comme seul programme politique ?
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