Envers et contre tout, la justice transitionnelle continue de traquer l’impunité
TUNIS – Vendredi s’est ouvert le procès de l'affaire Rachid Chammakhi devant la Chambre spéciale de Nabeul, à 70 kilomètres au sud-est de Tunis. La Garde nationale est accusée d'avoir torturé à mort ce militant islamiste le 27 octobre 1991. Arrêté trois jours plus tôt, le jeune homme de 28 ans a été frappé, la tête recouverte dans une chemise, avant d'être emmené à la brigade d'investigations et de recherche de la Garde nationale de Nabeul.
Là, Rachid Chammakhi a subi des viols avec un objet contondant ou encore les outrages de la position du « poulet rôti », corps recroquevillé et attaché à un bout de bois pendant des heures.
Le 6 juillet, la même Chambre spécialisée se penchera sur le cas de Faïçal Barakat, également militant islamiste, décédé dans les mêmes locaux que Rachid Chammakhi, dix-neuf jours plus tôt. Les familles espèrent, enfin, connaître la vérité, le déroulement précis des faits et surtout voir les responsables condamnés.
Problème : les 33 inculpés ne se sont pas présentés pas à la barre, comme lors de la première audience, le 29 mai, du premier procès issu de la justice transitionnelle concernant la disparition de Kamal Matmati, militant islamiste arrêté par la police le 7 octobre 1991.
Comment alors retracer la chaîne de commandement de la torture ? La tâche s'annonce ardue pour les cinq magistrats, mais également pour leurs collègues des douze autres chambres spéciales en charge de mener les procès des dossiers transmis par l'Instance vérité et dignité (IVD).
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C'est pour cela que l'ONG Avocats sans frontières (ASF) a décidé de lancer une mission d'observation, pour s'assurer que le travail réalisé en amont ne se réduise à peau de chagrin.
Les magistrats devront aller chercher la vérité au forceps, rien ne sera acquis. À Gabès, les accusés, des policiers pour la plupart, ne se sont donc pas présentés mais ils n'étaient pas loin...
Des Gabésiens ont affirmé que les femmes de certains accusés étaient venues au début du procès pour prendre le pouls de la salle. D'autres inculpés auraient été vus à l'extérieur du bâtiment
Des Gabésiens ont affirmé que les femmes de certains accusés étaient venues au début du procès pour prendre le pouls de la salle. D'autres inculpés auraient été vus à l'extérieur du bâtiment.
« Pour la prochaine audience [le 10 juillet] dans l'affaire Matmati, le juge n'a demandé que des convocations simples et non des mandats d'amener, plus contraignants », note, avec regret, Dhafer Ghrissa, chargé de mission pour Avocats sans frontières (ASF).
Mais en cas de mandat d'amener, c'est à la police de forcer les prévenus – eux-mêmes policiers – à comparaître... Or jusqu'ici, la solidarité prévaut au sein du ministère de l'Intérieur, même dans les cas plus graves.
Un sentiment d’impunité
Le 26 février, des agents des forces de l'ordre ont fait irruption, armes à la main, dans le tribunal de Ben Arous (sud de Tunis) où cinq policiers étaient poursuivis pour torture et ont été finalement relâchés.
« Cette scène pourrait se reproduire lors des procès dans le cadre de la justice transitionnelle si un juge arrive à faire venir un jour des accusés policiers », prévient Dhafer Ghrissa. Un sentiment d'impunité renforcé par le peu d'entrain montré par le pouvoir politique pour soutenir le processus de justice transitionnelle.
Camille Henry, coordinatrice plaidoyer au sein de l'Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dénonce une « manœuvre politique » à propos de la décision de l'Assemblée nationale, le 26 mars, de ne pas prolonger le mandat de l'IVD permettant ainsi aux administrations (ministères, présidence de la République, etc.) de ne pas fournir leurs archives à l'instance pour compléter son rapport final attendu à la fin de l'année.
La société civile a abandonné l'idée que les principaux dirigeants politiques soient traduits devant la justice, qu'il s'agisse de Ben Ali, toujours en exil, ou même de l'actuel président Béji Caïd Essebsi, nommé dans plusieurs affaires – il a occupé plusieurs postes régaliens notamment sous Bourguiba.
La société civile a abandonné l'idée que les principaux dirigeants politiques soient traduits devant la justice, qu'il s'agisse de Ben Ali, toujours en exil, ou même de l'actuel président Béji Caïd Essebsi
Au-delà de la solidarité corporatiste et du manque de soutien politique, les accusés pourraient s'appuyer sur un troisième allié de circonstance : le flou juridique. La plupart des affaires annoncées dans le cadre des chambres spéciales font aussi l'objet d'une procédure devant les juridictions classiques – c'est le cas du procès à Gabès et à Nabeul.
Or les avocats de la défense pourraient avancer le droit à ne pas être jugé deux fois si la justice ordinaire venait à statuer avant la Chambre spéciale en ne condamnant qu'à une peine légère, comme cela a déjà été le cas par le passé.
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L'un des exemples les plus emblématiques est celui de l'ancien ministre de l'Intérieur, Abdallah Kellel, condamné à quatre ans de prison en novembre 2011 (la peine a été ramenée à deux ans en appel) et libéré en juillet 2013.
Avocats sans frontières s'attend à ce type de défense, déplorant la trop grande imprécision de la loi organique sur la justice transitionnelle, alors même que la Constitution prévoit dans son article 148 que l'autorité de la chose jugée n'est pas recevable dans ce cadre.
Contourner l'absence des accusés
Pour limiter au maximum ces tactiques procédurières, l'IVD a veillé à transmettre aux chambres spéciales, via le procureur, les dossiers les plus aboutis sur le fond, et à diversifier autant que possible les périodes historiques visées – l'IVD est compétente pour traiter des abus commis entre juillet 1955 à décembre 2013 – et le profil des victimes.
L'instance, et plus précisément sa présidente, Sihem Bensedrine, est accusée de privilégier les cas de répression envers les islamistes.
Les motifs d'espoir existent tout de même. Les observateurs ont salué le travail méticuleux du juge pour tenter de faire apparaître la vérité lors de l'audience à Gabès, au moment d'interroger les témoins issus de la police pour contourner l'absence des accusés.
Les magistrats des chambres spéciales ont d'ailleurs reçu une formation spécifique par le Programme de développement des Nations unies (PNUD).
« Nous nous félicitons de la précision des questions du président. Il a su contourner les interrogations générales pour aboutir à des questions fermées de type : ‘’Avez-vous reçu un ordre précis ?’’, ‘’Avez-vous ensuite fait un rapport à votre supérieur ?’’, ‘’Vous est-il arrivé de dénuder une personne arrêtée ?’’, ‘’Avez-vous parfois frappé les pieds d’une personne arrêtée avec un bâton [technique de la falaqa]’’... dans le but de détailler les pratiques de torture et de remonter la chaîne de commandement. L'important étant de mettre à jour le système de torture en place à l’époque », détaille Camille Henry.
« Il faut arriver à un jugement, même si c'est par contumace. C'est nécessaire pour la famille, mais aussi pour le pays »
- Dhafer Ghrissa, chargé de mission pour Avocats sans frontières
« Il faut arriver à un jugement, même si c'est par contumace. C'est nécessaire pour la famille, mais aussi pour le pays », précise Dhafer Ghrissa, qui explique qu'aucune justice transitionnelle n'a réussi à 100 %.
Pour lui, ces procès ne permettront peut-être pas de révéler toute la vérité dans chaque affaire, mais ils pourraient permettre, au moins, que la torture systématique ne se reproduise plus.
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