Espagne : une vague de crimes islamophobes balaie le sud du pays
« Les portes de la mosquée sont ouvertes à tous », indique Sofiane* avec chaleur. Une attitude accueillante pour un homme qui, juste une semaine plutôt, était en pleurs après l’attaque islamophobe qu’a subie la mosquée qu’il fréquente à Cabezo de Torres en Murcie, dans le sud de l’Espagne.
Au petit matin du 7 juillet, les fidèles se dirigeaient vers la mosquée Ibn Arabi pour leur prière matinale quand ils ont fait une découverte macabre : une tête de cochon, un couteau toujours fiché dedans, sur le seuil. Sur les murs, ils ont trouvé des messages disant « Non à l’islam » et « Stop à l’invasion », ainsi qu’un grand drapeau espagnol avec la déclaration : « La souveraineté de l’Espagne est non négociable ».
« J’étais vraiment choquée, je n’imaginais pas que la haine puisse atteindre de tels extrêmes », indique Sabah Yacoubi, présidente de l’Association des travailleurs immigrants marocains de Murcie et l’une des premières à prévenir de l’attaque.
« Je vis en Murcie depuis 22 ans, il y avait très peu d’incidents [islamophobes] et je ne comprends pas ce qui se passe dernièrement. Il faut mettre un terme à cela ou la situation va empirer. »
Sabah Yacoubi et les autres musulmans de Murcie, soit 90 000 à 1,5 million de personnes, ont des raisons de s’inquiéter. Cet acte de vandalisme contre la mosquée de Cabezo de Torres est le dernier d’une série d’attaques islamophobes et xénophobes qui balaie la Murcie depuis plus d’un mois.
Début juin, un homme a frappé son collègue marocain, Momoun Koutaibi (22 ans), avec une barre de fer, lui fracturant le crâne et le laissant dans le coma. Lorsque le manager a renvoyé l’agresseur, il lui a dit : « Le moro [injure raciste pour désigner les Arabes et les Maghrébins] travaille mieux que toi. » Koutaibi est toujours hospitalisé dans un état critique.
Une semaine plus tard, Younès Bilal, Marocain de 37 ans, était dans un café avec des amis lorsqu’un ancien militaire les a assaillis d’injures racistes et a insulté la serveuse pour les avoir servis. Lorsque Bilal lui a fait face et lui a demandé de respecter les musulmans et la serveuse, l’ancien soldat a quitté les lieux pour revenir avec une arme et a abattu Bilal de trois balles dans la poitrine à bout portant, tout en criant : « Moro de merde. »
Quelques jours plus tard, un ouvrier agricole marocain a été passé à tabac par son employeur pour avoir réclamé son dû. Cet homme avait travaillé 51 jours depuis avril sans être payé et son employeur lui devait plus de 5 000 euros. Lorsqu’il s’est opposé à son patron, ce dernier lui a rétorqué : « On ne va pas te payer, moro de merde. »
La même semaine, une Équatorienne a été poignardée alors qu’elle faisait la queue dans une banque alimentaire locale. La suspecte lui a hurlé des insultes racistes et a lancé avant l’agression : « Ils volent notre nourriture. »
Fin juin, les habitants de la ville de Lorca se sont opposés à l’ouverture prévue d’une mosquée dans le quartier d’Apolonia. En février, la mosquée de la ville de San Javier a été incendiée et dégradée par des graffitis islamophobes.
Essor de l’extrême droite
Ces dernières années, le parti d’extrême droite Vox est devenu une force politique majeure en Espagne et en Murcie en particulier. Lors des législatives de 2019, Vox a remporté 28 % des suffrages en Murcie – premier parti politique – et administre désormais la région dans un gouvernement de coalition, avec le parti populaire (conservateur) et le parti Ciudadanos (centre-droit).
Beaucoup estiment que la multiplication des crimes islamophobes en Murcie peut être imputée à l’influence de Vox sur la région.
« Ces attaques sont le reflet d’une normalisation croissante du discours xénophobe et raciste, des attaques contre des groupes spécifiques – dans le cas présent, les personnes d’origine arabe », indique Pedro Rojo, arabisant et président de la fondation Al-Fanar pour la connaissance de l’arabe.
« C’est indubitablement le résultat du discours de haine qui se normalise et qui donne un semblant de justification à ces attaques. »
Depuis son émergence sur la scène politique nationale, le parti d’extrême droite a été vivement critiqué pour sa position radicale sur l’immigration et l’islam. Twitter a même bloqué son compte en janvier pour « incitation à la haine » contre les musulmans à la suite du lancement d’une campagne sous le hashtag #stopàl’islamisation.
« Cela a créé un terreau exploité par le discours démagogique de Vox, et d’autres partis, qui amène une poignée de personnes à croire qu’il est légitime d’agresser et même d’assassiner des gens », poursuit Rojo.
« Il est bien plus facile d’accepter un discours populiste contre une partie sans défense de notre société que de remettre véritablement en question le système. »
De fait, comme l’indique Pedro Rojo, les racines du problème sont profondes et Vox n’est pas l’unique responsable.
« Vox n’est pas le problème, c’est le système qui l’est », abonde en son sens l’activiste égypto-espagnole Aurora Ali, membre de l’Association musulmane pour les droits de l’homme. « Avant l’arrivée au pouvoir de Vox, ce discours était propagé par les partis de droite, du centre et progressistes. La déshumanisation a toujours été là. Le discours n’est pas nouveau, seuls les visages ont changé. »
Données peu solides
Les récentes attaques en Murcie s’inscrivent dans une plus grande vague d’islamophobie qui secoue l’Espagne ces dernières années. Beaucoup pointent les attentats terroristes de 2017 à Barcelone comme un facteur contributif.
En 2017, le ministère de l’Intérieur a recensé 103 actes islamophobes, soit une augmentation de 120 % par rapport à l’année précédente.
« La haine contre les musulmans n’est pas vraiment reconnue en Espagne »
- Aurora Ali, membre de l’Association musulmane pour les droits de l’homme
Il est difficile de trouver des données fiables sur les actes islamophobes, d’autant que le gouvernement et les ONG produisent des résultats divergents. En 2017, la plateforme citoyenne contre l’islamophobie a recensé cinq fois plus d’actes islamophobes (546) que ce qu’a indiqué le gouvernement.
« La haine contre les musulmans n’est pas vraiment reconnue en Espagne », déplore Aurora Ali. « L’État sait que nous sommes attaqués en raison de l’“intolérance religieuse” ou du “racisme et de la xénophobie”, mais n’admet jamais son rôle à travers la sécuritisation ou les politiques de lutte contre le terrorisme qui ciblent les musulmans et les Arabes. À travers cette politique, les musulmans et les Arabes sont systématiquement stigmatisés, pénalisés et déshumanisés. »
Les Marocains constituent le second groupe de migrants dans le pays et sont victimes du plus haut taux de crimes de haine parmi les étrangers en Espagne, subissant 7,8 % des attaques, selon un rapport gouvernemental de 2019.
En outre, une étude menée par l’université de Valence conclut également que la population d’origine maghrébine est 7,5 fois plus susceptible d’être arrêtée par la police que les Espagnols blancs.
« Si on déshumanise une minorité au quotidien dans les grands médias, dans les espaces politiques, dans les politiques publiques, dans le monde universitaire et dans l’éducation, quel message envoyons-nous à l’opinion publique ? Pourquoi devrait-elle agir différemment et nous réhumaniser ? », s’interroge Aurora Ali.
Par ailleurs, le ministère espagnol de l’Intérieur n’a pas fait de l’islamophobie un crime haineux spécifique, le ministre de l’Intérieur Fernando Grande-Marlaska jugeant cette qualification « inutile ».
« Sans données, pas de problème à régler, et sans problème, pas besoin de solution », poursuit Aurora Ali. « Donc ces agressions seront toujours considérées comme des “cas isolés” puisque nous ne sommes même pas reconnus dans les tables de victimologie. C’est dissimulé. »
Marginalisés et négligés
Les appels de la communauté musulmane, des ONG et des organisations en faveur d’un plus fort engagement politique pour régler le problème croissant de l’islamophobie en Espagne sont tombés dans l’oreille de sourds.
« Le débat nécessaire pour une société plus inclusive et moins raciste dans la région de Murcie – ou en Espagne dans son ensemble – ne suscite pas le moindre intérêt car c’est un débat qu’aucune force politique n’est disposée à lancer », indique Pedro Rojo.
« C’est un débat qu’aucune force politique n’est disposée à lancer […] cela ne leur est pas profitable sur le plan électoral »
- Pedro Rojo, président de la fondation Al-Fanar pour la connaissance de l’arabe
« Personne n’a le courage de mettre le sujet sur la table, parce que cela ne leur est pas profitable sur le plan électoral. »
Cette marginalisation politique de la communauté musulmane entraîne une négligence que peu veulent changer, fait-il valoir.
« Nous ne pouvons pas continuer à agir comme si l’Espagne n’était pas aussi plurielle qu’elle l’est aujourd’hui, sans prendre cette diversité en compte et sans travailler pour que cette diversité endosse des rôles actifs dans tous les secteurs de la société. »
* Le nom de la personne interviewée a été modifié à sa demande.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].