Ballotés entre le Maroc et la France : le chemin de croix des jeunes migrants marocains
La vidéo est forte, bouleversante. Elle met en scène un adolescent marocain en pleurs, dans l’eau, face à des soldats sur la plage de Ceuta. Achraf a 16 ans et il est orphelin. Le 19 mai dernier, un photographe de l’agence Reuters a capturé son visage déformé par le désespoir alors qu’il échouait, pour la troisième fois consécutive en 24 heures, à entrer dans l’enclave espagnole.
Équipé de bouteilles en plastique en guise de flotteurs, le jeune garçon a tenté d’esquiver les militaires et d’escalader un mur de pierre, à quelques pas du rivage. Mais il a été rattrapé et arrêté. « Pour l’amour de Dieu, comprenez-nous », a-t-il supplié les soldats. En vain. Le jour même, Achraf a été renvoyé au Maroc alors que des milliers d’autres migrants, dont des jeunes de son âge pour la plupart, continuaient à déferler sur Ceuta.
Entre le 17 et le 19 mai, environ 10 000 personnes sont entrées dans l’enclave. Le royaume marocain les a laissé traverser la frontière en signe de représailles à la suite de l’accueil du chef du Front Polisario, Brahim Ghali, à Madrid, pour des soins médicaux contre le COVID.
Selon les autorités ibériques, 800 mineurs (sur environ 2 700 partis du Maroc) se trouvaient encore à Ceuta à la fin du mois de mai. Légalement, l’Espagne n’a pas le droit de les renvoyer dans leur pays. Mais dans les faits, beaucoup ont connu le même sort qu’Achraf, reconduit aussitôt après son arrivée, à Fnideq, un petit village situé à la frontière entre Ceuta et le Maroc.
La France, un eldorado illusoire
« D’autres ont vraisemblablement réussi à poursuivre leur route migratoire en Europe, vers la France par exemple », suppose Violine Russo, responsable des questions genre et protections à l’ONG d’aide aux migrants La Cimade, lors d’un entretien avec Middle East Eye.
D’après elle, les mineurs marocains empruntent généralement deux chemins pour arriver en territoire français. Une partie passe par la ville de Saint-Sébastien, dans le Pays basque espagnol, pour rallier des villes de la côte atlantique comme Bordeaux, Nantes et Rennes. D’autres groupes partent de Barcelone jusqu’à Paris.
« Des jeunes originaires du Maghreb, du Maroc et d’Algérie sont effectivement responsables de vols en terrasse, de vols à la tire de portables et de cartes bleues. Mais ces actes de délinquance sont très marginaux »
- Violine Russo, La Cimade
Même s’ils ne sont pas les plus nombreux – 3,27 % de l’ensemble des mineurs non accompagnés (MNA) étrangers intégrés dans le dispositif de protection de l’enfance, selon le rapport annuel 2019 de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse –, les Marocains sont montrés du doigt.
Des médias proches de l’extrême droite française et des responsables politiques de cette mouvance soulignent régulièrement des faits de délinquance attribués à des jeunes marocains en déshérence, regroupés dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris, pour demander leur expulsion.
Lors de la campagne pour les élections régionales et départementales qui se sont tenues les 20 et 27 juin derniers, deux candidats du Rassemblement national (ex-Front national) dans les Yvelines (est de Paris) avaient diffusé un tract accusant les mineurs étrangers d’être responsables de l’explosion de l’insécurité.
« Des jeunes originaires du Maghreb, du Maroc et d’Algérie sont effectivement responsables de vols en terrasse, de vols à la tire de portables et de cartes bleues. Mais ces actes de délinquance sont très marginaux », relativise Violine Russo.
Selon le rapport d’une mission d’information de l’Assemblée nationale sur « les problématiques de sécurité associées à la présence sur le territoire de mineurs non accompagnés », publié en mars dernier, 10 % des jeunes migrants recensés par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (soit 2 000 sur 16 000 MNA en 2019) sont tombés dans la délinquance.
« Le portrait type, c’est un maghrébin, 16, 17 ans, en rupture totale avec son pays et sa famille, fracassé par son parcours migratoire, polytoxicomane et qui est dans une délinquance de subsistance, qui vole dans une bande pas très organisée », avait expliqué le député Jean-François Éliaou, un des rédacteurs du rapport.
Pour Violine Russo, la stigmatisation des MNA permet à des politiques en période électorale de masquer beaucoup d’autres problèmes.
« C’est bien facile de mettre un coup de projecteur sur les mineurs non accompagnés alors qu’ils sont très peu nombreux », observe la militante, en évoquant la publicité électorale du RN.
Une prise en charge défaillante
En distribuant leur tract, les candidats du parti de Marine Le Pen espéraient de toute évidence glaner plus de voix pour arriver à la tête des départements, où se joue le destin des jeunes migrants.
Légalement, la prise en charge des mineurs non accompagnés est confiée aux services départementaux d’aide sociale à l’enfance dans le cadre d’un « dispositif de mise à l’abri, d’évaluation [de la minorité] et d’orientation » mis en circulation par une loi éponyme en 2013.
Certains départements, toutefois, tentent depuis quelques années de s’affranchir de cette responsabilité, estimant qu’ils ne disposent pas de moyens logistiques et humains suffisants pour accueillir les mineurs.
En 2017, le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative française, a dû d’ailleurs prendre des arrêtés obligeant des départements récalcitrants à assurer un accueil provisoire des mineurs originaires d’Afrique sub-saharienne (Guinée, Nigeria et Côte d’Ivoire).
Mais en dépit de ces décisions, certains territoires continuent de faire la sourde oreille ou de rejeter la faute sur l’État qui, selon eux, ne les aide pas suffisamment.
En janvier dernier, le maire du 18e arrondissement de Paris, Éric Lejoindre, avait écrit au gouvernement pour réclamer la création « de structures sur mesure pour accompagner les jeunes en déshérence dans le quartier de la Goutte-d’Or et les extraire du milieu qui les détruit ».
Un mois plus tôt, un centre d’accueil d’urgence avait été mis à disposition par la mairie de Paris dans le 15e arrondissement, mais il ne peut pas recevoir plus d’une quarantaine de jeunes.
Selon Catherine Delanoë-Daoud, avocate au barreau de Paris, co-responsable du pôle Mineurs isolés étrangers (MIE), les autorités à tous les niveaux ne veulent qu’une chose : se débarrasser des mineurs non accompagnés.
« On a juste envie qu’ils partent, ailleurs, dans d’autres pays par exemple », dit-elle à MEE, déplorant l’indifférence générale à leur situation.
« Comment peut-on laisser dehors des enfants qui dorment dans des squats et les machines des laveries automatiques, qui se scarifient et se droguent au Rivotril. Évidemment, comme il s’agit de mineurs étrangers, personne ne s’en soucie. On en parle uniquement lorsqu’ils commettent des délits et sont envoyés en prison sans être vus par un juge des enfants »
- Catherine Delanoë-Daoud, avocate
« Comment peut-on laisser dehors des enfants qui dorment dans des squats et les machines des laveries automatiques, qui se scarifient et se droguent au Rivotril. Évidemment, comme il s’agit de mineurs étrangers, personne ne s’en soucie. On en parle uniquement lorsqu’ils commettent des délits et sont envoyés systématiquement en prison », souligne l’avocate.
Le 5 juin dernier, elle co-signait avec une centaine de confères dans le journal Le Monde une tribune dénonçant l’appel d’Henry Leroy, ancien gendarme et sénateur des Républicains (droite), au lancement d’une enquête parlementaire sur le coût engendré selon lui par la prise en charge des mineurs isolés étrangers, qu’il estime à 50 000 euros par an.
« Il est lamentable de s’en prendre à ces jeunes qui ne votent pas, qui ne se plaignent jamais et qu’aucune mission d’information a pris la peine de rencontrer », ont protesté les avocats.
Les signataires ont également dénoncé le tract électoral du RN et l’ont signalé à la justice. De son côté, le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) a déposé une plainte contre la présidente du RN, Marine Le Pen.
En 2019, cette ONG et une vingtaine d’autres associations comme La Cimade avaient déjà contesté la mise en place d’un fichage biométrique conditionnant la mise à l’abri des mineurs isolés à un passage préalable à la préfecture.
Elles ont estimé que ce dispositif ne respectait pas la vie privée des mineurs et aggravait leur situation de déshérence.
« Au lieu de les ficher, la France doit surtout les protéger conformément à ses obligations internationales », demande Catherine Delanoë-Daoud, en faisant référence à la Convention internationale des droits de l’enfant, dont Paris est signataire.
Évoquant le sort des mineurs marocains de la Goutte-d’Or, l’avocate décrit des jeunes, de 10 ans et plus, à la merci de réseaux qui les prostituent, les obligent à voler et à mendier et les maintiennent sous leur emprise en leur fournissant de la drogue.
Leur addictologie meurtrière a alerté le service des urgences pédiatriques et psychiatriques de l’hôpital Robert Debré à Paris, qui a élaboré au cours de cette année une stratégie de soins et de suivi à destination des cas les plus graves ramenés par les pompiers.
« C’est bien mais cela ne suffit pas », déplore maître Delanoë-Daoud, qui réclame de l’État des solutions pérennes pour préserver l’intérêt supérieur des mineurs.
Le problème du retour au Maroc
Pour régler le problème des jeunes migrants marocains, la France pense qu’il faut les renvoyer dans leur pays. En décembre 2020, les ministères de la Justice des deux pays ont signé à cet effet une « déclaration d’entente sur la protection des mineurs » qui permet, d’après Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, « aux magistrats français de la jeunesse de disposer des éléments indispensables pour prendre les mesures les plus adaptées à l’intérêt des enfants, y compris le retour ».
Cet accord a été décrié par les associations d’aide aux migrants car il vise selon elles « à organiser le retour des mineurs au Maroc sans leur consentement ni demande de la famille, ou prévoit la possibilité au parquet français de dénoncer aux autorités marocaines, aux fins de poursuites, les faits commis en France par les enfants ».
Le retour des mineurs marocains dans leur pays a connu un nouveau rebondissement après l’affaire de Ceuta. Accusé par l’Espagne puis par l’Union européenne d’instrumentaliser la détresse des jeunes migrants, le roi Mohamed VI a donné son accord pour le retour des « mineurs dûment identifiés ».
Dans un communiqué conjoint publié début juin, les ministères marocains de l’Intérieur et des Affaires étrangères ont indiqué que le souverain « avait souligné, à plusieurs reprises, y compris à des chefs d’État étrangers, l’engagement clair et ferme du royaume du Maroc à accepter le retour des mineurs non accompagnés dûment identifiés ».
Or selon maître Delanoë-Daoud, cette opération est complexe à plus d’un niveau. La convention internationale de protection des droits de l’enfant que la France a ratifiée lui interdit d’expulser des mineurs. Ces derniers ne sont pas considérés comme des étrangers mais comme des enfants qu’il faut protéger.
Il se pose par ailleurs un problème d’identification des concernés, ce qui, d’après l’avocate, complique davantage les procédures de leur renvoi au Maroc.
« Très souvent, ces enfants n’ont pas d’état civil. Ils n’ont pas d’acte de naissance car étant nés hors mariage. Comment est-il possible, dans ce cas, d’organiser leur retour ? Les enfants ne sont pas des marchandises, un carton qui nous est livré et qu’on retourne à l’envoyeur », s’indigne notre interlocutrice.
Et de préciser que beaucoup de mineurs marocains qui arrivent en France avaient déjà une vie chaotique au Maroc. « Ces petits gamins vivaient dans la rue, sans identité et sans scolarité », souligne l’avocate.
Lors de l’afflux des migrants marocains à Ceuta en mai dernier, deux adolescents ont trouvé la mort par noyade. Un troisième a tenté de se suicider en arrivant dans l’enclave espagnole. Il avait noué un câble métallique autour de son cou, par désespoir, avant d’être ranimé d’urgence par la police…
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