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EXCLUSIF : Kamel Daoud, à l’ombre de Camus

INTERVIEW exclusive de l’écrivain algérien Kamel Daoud, dont le dernier livre est une ambitieuse réponse au monument littéraire de Camus, L’Etranger, ainsi qu’une réflexion sur l’Algérie contemporaine et les lignes de fractures qui la traversent
Kamel Daoud (Ed. Barzakh)

Camus et l’Algérie, Camus et l’indépendance : des scories d’incompréhensions remontent encore à la surface de la mémoire algérienne, cinquante-quatre ans après sa mort. Il fallait donc tout le talent de Kamel Daoud, journaliste et écrivain algérien de 44 ans, pour éviter les écueils tranchants du ressentiment en s’attaquant à l’œuvre fondamental de Camus, L’Etranger. Là où Camus décrivait froidement le meurtre gratuit d’un homme uniquement désigné comme « l’Arabe », dans son livre, Meursault Contre-enquête, Kamel Daoud prend le point de vue narratif de « l’Arabe » tué gratuitement par Meursault.

A cet « Arabe » anonyme, il va donner une famille et un nom, Moussa Assasse. Cette contre-enquête déploie aussi l’histoire de son frère, Haroun, devenu malgré lui le gardien de la mémoire du mort. Les derniers soubresauts de la guerre, les colons en fuite, « l’absurdistan » qui se devine déjà dans le pouvoir naissant et la vengeance comme ultime triomphe de cet absurde tragique prennent vie dans l’écriture nette, presque chirurgicale, de Kamel Daoud.

Les critiques littéraires et le public ne s’y sont pas trompés : déjà récipiendaire du prix François-Mauriac et du Prix des cinq continents de la Francophonie, le livre a raté de peu les prestigieux prix Renaudot et surtout Goncourt. Comme pour se rattraper, l’illustre académie littéraire vient d’annoncer que le livre est de nouveau en lice pour le Goncourt du premier roman 2015. Plus encore, une adaptation au théâtre se prépare ainsi qu’un projet cinématographique.

La guerre d’Algérie, un enjeu de mémoire

Le passif mémoriel qui demeure entre la France et l’Algérie à propos de la guerre d’indépendance, longtemps nommée pudiquement « événements d’Algérie », n’a définitivement pas pesé sur la réception du livre en France. Bien au contraire.

« Je m’attendais à ce que se réveille la mémoire de la colonisation mais j’ai été agréablement surpris. Le public français a compris que c’était une interrogation d’homme et non de nationalité. Je n’interroge pas le passé, mais le présent et l’avenir », déclare Kamel Daoud à Middle East Eye.

Mais de l’autre côté de la Méditerranée, la crainte que le livre ne réveille une mémoire encore à vif s’est avérée. L’« affaire Camus » n’a en effet jamais cessé de passionner le public algérien, la raison peut-être au fait que tout le champ politique et symbolique du pays est dominé par le récit de la libération nationale. Kamel Daoud note ainsi : « Je n’ai pas écrit un règlement de compte. Pour être honnête, je m’attendais à ces réactions vives car Camus reste un terrain sensible. Certains revendiquent Camus comme une propriété exclusive, d’autres le considèrent comme un traitre à la cause algérienne. A chaque dédicace, je voyais le même procès que celui fait à Meursault dans L’Etranger, mais là Camus était l’accusé. A chaque fois, dans le public des lecteurs, un procureur brandissait la fameuse phrase de Camus sur la justice et sa mère et son refus de l’Algérie indépendante (ndlr : « Si c’est cela la justice, je préfère ma mère ») tandis qu’un défenseur invoquait son œuvre. C’était fascinant… ».

Mais demeure la question de savoir pourquoi, en Algérie, seule cette fameuse phrase a été retenue contre Camus et non pas, par exemple, ses enquêtes qui dénonçaient, dès 1939, les famines organisées en Kabylie par l’Etat colonial. Pour l’écrivain, l’œuvre de Camus est avant tout profondément humaniste : « Cette seule phrase est devenue un verset. Je considère qu’on a le choix : retenir cette phrase et jeter à la mer ses cinquante-six ouvrages ou faire l’inverse. Moi j’ai fait mon choix et j’ai jeté cette phrase », glisse Kamel Daoud dans un soupir.

Plus largement, Kamel Daoud n’hésite pas à dénoncer férocement la captation de la guerre d’indépendance par le pouvoir algérien comme légitimation politique incontestable. Il explique à Middle East Eye : « Il y a moins une histoire algérienne qu’une hagiographie officielle. Petit, j’étais dans le malaise parce que j’ai vite compris qu’il y avait deux Histoires : celle de la propagande et celle que me racontaient mes parents. Ils avaient une mémoire vive de la colonisation, faite d’injustice, de douleur mais ils n’avaient pas ce souci de gloire à tout prix que je trouvais à l’école, à tel point que cela provoquait ma méfiance d’enfant. Et puis on nous apprenait que l’Histoire commençait en 1954 mais par la suite j’ai appris que beaucoup de pages manquaient ».

Un surinvestissement mémoriel qui, selon Kamel Daoud, pourrait expliquer la psychose nationale meurtrière dans laquelle a plongé l’Algérie dans les années 90. Kamel Daoud pose sur son pays un diagnostic presque psychologique, lui qui a assisté impuissant aux horreurs sanglantes de la guerre civile : « Un djihadiste dans le désert tue de la même manière que Meursault a pu tuer : l’un invoque un verset, l’autre l’ennui, mais les deux sont dans l’absurde. Après l’indépendance, les Algériens ont comme acquis la psychologie de Meursault. Je me demande s’il n’y a pas maintenant 36 millions de Meursault. Ils ont le même rapport maladif au réel, comme s’ils vivaient dans une sorte d’univers désossé. Camus disait : ‘’Il faut être Algérien pour comprendre le tragique’’, et ce tragique s’est embrasé pendant la guerre civile ».

Un journaliste exposé

Ecrivain à succès, Kamel Daoud est aussi un journaliste exposé qui officie au Quotidien d’Oran, journal d’opinion francophone. Dans son pays, journalistes et caricaturistes de presse sont ainsi en butte à un Etat très procédurier qui n’hésite pas à multiplier contre eux des plaintes épuisantes. Mais le journaliste, fin connaisseur du jeu politique algérien, a développé avec le temps une méthode pour conserver un espace d’expression libre.

D’ailleurs, il s’en amuserait presque, glissant dans un sourire : « Pour ne pas avoir de problème, il faut quelques ingrédients. D’abord une visibilité médiatique qui protège relativement. Surtout, il faut être dans une totale bonne foi. Mon adversaire politique, les lecteurs savent que je n’ai aucune ambition personnelle et que ma colère est sincère. Mais les problèmes ne me viennent pas tant du pouvoir que des milieux religieux. Ils sont  très virulent dès que j’aborde les grands sujets d’affect : l’islam, la Palestine, la sexualité, la femme ».

Si ses chroniques sont jugées décidément trop virulentes, Kamel Daoud n’hésite pas à les diffuser sur les réseaux sociaux. Elles trouvent là une seconde vie et touchent ainsi une jeunesse algérienne de plus en plus connectée mais aussi en manque profond de repères politiques.

Cependant, Kamel Daoud n’est pas dupe et sait que sa soudaine notoriété à l’étranger peut aussi être brandie par les autorités comme une preuve de la plénitude en Algérie des libertés publiques. Comment alors ne pas servir de caution au pouvoir, lui demande-t-on. L’auteur répond sans ambages : « Le régime m’utilise ? Je l’utilise aussi. J’utilise cet espace étroit de liberté qu’il me laisse pour construire du sens. C’est peut-être peu mais je fais presque un pari pascalien : il se peut que je ne change rien, mais j’écris comme si je pouvais changer les choses ».

Le monde arabe en question

En tant que journaliste, Kamel Daoud a suscité en juillet 2014 un émoi certain après la publication en plein bombardement de Gaza d’une chronique intitulée « Ce pourquoi je ne suis pas ‘’solidaire’’ de la Palestine ». Kamel Daoud tient visiblement à nous expliquer cette chronique qui lui a valu, même chez ses amis, une incompréhension certaine.

« Les réactions ont été très vives, autant chez les islamistes que chez les laïques. La Palestine reste le miroir de nos frustrations dans le monde arabe. C’est une question symbolique qui révèle notre impuissance. Pourtant, ma chronique était claire : j‘y refusais la  ‘’solidarité’’ automatique et sélective. Selon moi, la question est de comprendre pourquoi les pays arabes n’arrivent pas à influencer la situation », martèle avec force l’écrivain algérien.

Cette chronique entendait surtout interroger l’incapacité des pays arabes à se réformer durablement, de cela Kamel Daoud ne démord visiblement pas. « Pour peser sur la scène internationale, il faut construire des pays forts, où il y a du sens et des libertés. Comment peut-on arracher la liberté pour les Palestiniens alors que cette liberté n’est pas respectée chez nous ? Construisons la liberté chez nous et on pourra l’exporter. On ne peut pas exporter ce qu’on n’a pas », analyse-t-il.

Plus encore, il y avait dénoncé l’instrumentalisation cynique que font certains régimes arabes du drame palestinien. Là, le ton de Kamel Daoud se fait vibrant : « La cause palestinienne a  été discréditée parce qu’on l’a trop arabisée et trop islamisée. Le reste du monde nous l’a donc laissée, alors que c’est un problème de colonisation et de justice internationale. Dans une autre chronique, ‘’Comment tue-t-on le Palestinien’’, j’explique que quand on triche sur la qualité du béton de construction par exemple, on tue le Palestinien car on affaiblit un pays qui pourrait l’aider. Quand on empêche une femme d’aller à l’école, de travailler, on tue un Palestinien. Le meurtre du Palestinien ne commence pas forcément en Israël, il commence chez nous, par l’abandon de la responsabilité individuelle de chacun ».

De telles analyses à contre-courant ne pouvaient que lui valoir inimitiés et menaces. Ses critiques de la religion sont parfois jugées d’autant plus irrecevables pour certains que l’écrivain n’a jamais caché avoir été tenté, à la fin des années 80, par l’islam politique, jusqu’à ce que la guerre civile ne l’en détourne. En décembre 2014, un appel à mort a ainsi été émis sur Facebook par un imam salafiste algérien, Abdelfateh Zaoui, le chef d’un parti non autorisé, le Front de la Sahwa libre.

Cette fatwa faisait suite aux propos de l’écrivain, qui avait déclaré que la question arabe était toute entière contenue dans la question religieuse et qu’il fallait que le monde arabe la tranche pour avancer enfin. Un crime de lèse-religiosité aux yeux de cet imam salafiste, mais une analyse qui traverse tout le questionnement de Kamel Daoud qui se décrit, dans un rare sourire, « décidément obsédé par les mythes fondamentaux ». 

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