EXCLUSIF : Londres a tardé à réagir suite au meurtre d’un étudiant au Caire
Middle East Eye est en mesure de révéler que le secrétaire britannique des Affaires étrangères a exprimé de sérieuses inquiétudes concernant les allégations d’implication des services de sécurité égyptiens dans le meurtre au Caire d’un étudiant de l’Université de Cambridge des semaines avant que le gouvernement britannique ne demande une enquête « complète et transparente » sur cette affaire.
Dans une lettre datée du 24 mars et obtenue exclusivement par MEE, le ministre britannique des Affaires étrangères Philip Hammond prévient le Premier ministre David Cameron que, si les rapports selon lesquels les forces de sécurité égyptiennes sont impliquées dans la mort de Giulio Regeni s’avéraient, cela constituerait un « développement très préoccupant ».
Le corps meurtri de Regeni a été retrouvé dans un fossé neuf jours après sa disparition le 25 janvier, date anniversaire de la révolution de la place Tahrir.
L’étudiant de 28 ans était en Égypte pour ses recherches sur les mouvements ouvriers – un sujet controversé dans le pays – dans le cadre de ses études de doctorat à Cambridge.
Le gouvernement dirigé par le président Abdel Fattah al-Sissi a fait face à des accusations selon lesquelles ses forces de sécurité étaient responsables de la torture et de la mort de Regeni ; des allégations rejetées à plusieurs reprises.
Les relations entre l’Italie et l’Égypte se sont détériorées au cours des derniers jours au sujet de l’enquête. Des responsables du Caire ont refusé de remettre ce que Rome considérait comme des preuves essentielles, notamment des historiques de téléphone mobile et des images de vidéosurveillance de la nuit où Regeni a disparu.
Vendredi, l’Italie a rappelé son ambassadeur en Égypte pour consultation afin de protester contre le manque de progrès dans l’enquête.
Deux semaines plus tôt, dans sa lettre au Premier ministre qu’il appelle « David », Hammond écrit : « mes collaborateurs ont suivi de près l’affaire de M. Regeni depuis sa disparition ».
« Le Royaume-Uni est conscient des rapports concernant l’implication des forces de sécurité égyptiennes dans la mort de M. Regeni. S’ils sont corroborés, cela constituerait un développement très préoccupant », a ajouté le ministre des Affaires étrangères.
Après être resté publiquement silencieux sur cette question pendant deux mois, le Foreign Office a demandé lundi soir une enquête sur la mort de Regeni en réponse à une pétition parlementaire créée par les amis de l’ancien étudiant, laquelle a réuni 10 000 signataires.
« Nous sommes très préoccupés par les rapports selon lesquels M. Regeni a été soumis à des actes de torture », a déclaré un porte-parole du Foreign Office.
Mardi, pendant les questions adressées au Foreign Office à la Chambre des Communes, Crispin Blunt, président du Comité spécial des affaires étrangères, a déclaré à la lumière du référendum sur l’UE : « Quelles leçons nos partenaires italiens vont-ils tirer de notre manque absolu de solidarité avec les Italiens dans l’affaire Giulio Regeni ? »
Le mois dernier, le comité a publié un rapport qui a révélé que les envoyés du Foreign Office avaient l’impression que leur travail sur les droits de l’homme n’était plus une priorité, en particulier en Arabie saoudite et en Égypte, et avaient noté que « dans l’ensemble, le Royaume-Uni n’avait pas soutenu les autorités italiennes avec autant de force que méritait son assassinat ».
Diplomatie discrète
La lettre de Hammond suggère des inquiétudes aux plus hauts niveaux du gouvernement britannique des semaines avant la déclaration publique du Foreign Office, attirant les critiques des amis et anciens collègues de Regeni qui accusent aujourd’hui le gouvernement d’être resté silencieux sur sa mort.
Jess Goyder, une amie de Regeni, a déclaré à MEE que ce dernier avait « fait partie de [sa] famille » pendant les dix ans qu’il avait passés au Royaume-Uni.
Bien que, selon elle, la lettre du ministre des Affaires étrangères atteste de l’existence d’une « diplomatie discrète », elle a rapporté le combat pour mettre en évidence l’affaire Regeni.
« Nous avons dû lutter ne serait-ce que pour mettre Giulio et les droits de l’homme à l’ordre du jour lorsqu’une délégation de députés s’est rendue au Caire peu après sa mort », explique-t-elle.
« Notre ambassadeur John Casson a bien insisté sur le fait que le Royaume-Uni était parmi les principaux investisseurs en Égypte. En omettant de parler ouvertement de l’affaire Giulio et de la situation des droits de l’homme, je m’inquiète sérieusement du message que nous envoyons au monde sur ce que nous estimons réellement. »
Elle a ajouté que son ami « aimait l’Égypte et parlait très bien l’arabe. Son génie était très humain. »
La lettre de Cameron
Dans sa lettre, le ministre des Affaires étrangères montre également que le gouvernement avait connaissance des rapports des tactiques brutales employées par les forces de sécurité égyptiennes.
Il a exprimé son inquiétude à propos des « disparitions forcées » et « de la torture et des mauvais traitements » sur les prisonniers. « Nous continuons à soulever ces questions avec les autorités égyptiennes », écrit-il.
Les remarques de Hammond interviennent après une lettre que le Premier ministre a envoyé à la famille de Jess Goyder, qui vit à Witney, la circonscription de Cameron.
Cette intervention du ministre des Affaires étrangères peut être vue comme un moyen de permettre à John Casson, ambassadeur de Grande-Bretagne en Égypte, de se distancer de l’affaire pour éviter la détérioration des relations avec le pays d’Afrique du Nord.
La lettre originale de Cameron aux Goyder, également consultée par MEE, indique que le Premier ministre avait écrit à Casson, « lui demandant quelles sont les mesures prises ».
Casson, lui-même ancien étudiant de Cambridge, a fait quelques commentaires publics sur ce décès.
La page « Le Royaume-Uni et l’Égypte » sur le site Web du Bureau des Affaires étrangères regorge actuellement d’articles de presse sur l’importance de « faire avancer le commerce entre le Royaume-Uni et l’Égypte » et ne mentionne pas l’affaire Regeni.
Anne Alexander, chercheuse de Cambridge sur le Moyen-Orient, a déclaré : « On ne devrait pas avoir besoin de 10 000 signatures sur une pétition pour que le gouvernement s’exprime et ajoute sa voix à celles qui réclament une enquête indépendante sur le meurtre brutal [de Giulio]. »
Un porte-parole de Downing Street a dit qu’il était normal que le ministre des Affaires étrangères réponde au nom des ambassadeurs. Le gouvernement a également souligné que David Cameron avait écrit à la famille Goyder et au secrétaire des Affaires étrangères en tant que député et non pas en tant que Premier ministre.
Middle East Eye n’a pas reçu de réponse de l’ambassade britannique du Caire à ses demandes répétées de commentaires.
Les autorités égyptiennes ont fourni de multiples versions de ce qui est arrivé à l’étudiant de Cambridge, lesquelles ont été largement discréditées.
Le général Khaled Shalaby, qui a été placé en charge de l’enquête malgré sa précédente condamnation pour torture, a d’abord prétendu qu’il avait été tué dans un accident de la circulation.
Les autorités ont tenu plus tard pour responsable de sa mort un gang ciblant les étrangers.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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