Exhumer les morts, la sinistre suite de la bataille pour Mossoul
MOSSOUL, Irak - Dans la vieille ville de Mossoul, des nuages de poussière s’élèvent des gravats tandis que cinq hommes en salopette creusent les décombres d’une maison à moitié détruite. Ils cherchent des corps, enfouis sous les décombres depuis plus d'un mois, après les nombreuses attaques aériennes qui ont frappé leur maison pendant la bataille pour Mossoul.
L'odeur des cadavres en décomposition qu’ils recherchent les saisit à la gorge. Pourtant, ces hommes – volontaires aux côtés des unités de défense civile de Mossoul – ont enlevé leurs masques à gaz, tant la chaleur intense (48 degrés) de ce jour d'été est insupportable.
Ils fracassent à coups de pioche les décombres accumulés derrière un mur peint en vert, sur lequel est encore accrochée la photo noir et blanc fanée d’une famille. Ce mur, avec trois petites pièces et le balcon de l’étage du dessus, est tout qui a survécu à l’attaque aérienne qui, selon Omar, visait une mosquée à proximité.
Les hommes ont enlevé leur masque à gaz, tant la chaleur intense (48 degrés) de ce jour d'été est insupportable
Les combattants du groupe État islamique (EI) s'étaient mis à l'abri dans la mosquée et les attaques aériennes qui les visaient ont aussi démoli plusieurs maisons dans la foulée.
« Ma famille au complet se trouvait ici quand l’attaque aérienne a frappé, et seulement cinq d'entre nous s’en sont sortis vivants », déplore Omar Zwar, 25 ans, ses yeux verts débordant de larmes au souvenir de ce terrible jour de juillet.
« Huit membres de ma famille y sont restés. La plupart d’entre eux se trouvaient sous les décombres et j’ai tenté de recouvrir les autres corps du mieux possible avec des pierres, avant de fuir ».
« L'anneau de mon père »
C'est la première fois qu’il revient à ce qui reste de la maison de sa famille, après avoir sollicité l’aide des unités de la défense civile. Ces équipes de volontaires ont une sinistre mission : rechercher les corps de civils dans les ruines de Mossoul, après la fin des combats.
L'équipe de défense civile essaie de récupérer les corps des membres de sa famille : la femme d’Omar, sa fille de 1 an, son père, son frère aîné, la femme de son frère et trois de leurs enfants. C’est une tâche qui prend beaucoup de temps, aussi déprimante qu’ardue.
Après deux heures de travail, l'odeur de décomposition maintenant suffocante indique aux hommes qu’ils sont sur le point d’atteindre des corps. Un autre volontaire ramène de la rue un tas de housses mortuaires noires pliées, et le dépose dans l’allée.
Le premier corps qu'ils trouvent dans les décombres est celui du père d'Omar. L'odeur est si intense que plusieurs hommes remettent leurs masques à gaz, en dépit de la chaleur torride. Avant de fermer la housse, ils enlèvent un anneau et le donnent à Omar, qui le garde sous ses yeux et articule à voix basse, « l’anneau de mon père ».
Au-dessus des hommes pendent des grappes de raisin, encore accrochées à des treilles cassées, toujours attachées à un balcon qui tient encore de travers. Divers objets éparpillés dans les trois pièces trahissent le passé de la famille aimante qui habitait cette maison.
Les épaules d’Omar sont secouées de sanglots. Il savait bien qu’ils étaient morts, mais revivre la dure réalité le replonge dans une vague de chagrin
Les hommes, qui travaillent maintenant à la pelle, s’arrêtent de creuser quand ils dégagent d’abord une petite main, puis un poignet et ensuite un bras. « J'ai trouvé une petite fille », crie l’un des hommes, qui pose son outil pour retirer de petits bracelets en or du poignet de la fillette.
Les épaules d’Omar sont secouées de sanglots. Il savait bien qu’ils étaient morts, mais revivre la dure réalité le replonge dans une vague de chagrin. Il appuie son visage contre le chambranle distordu d’une porte.
Il range soigneusement les bijoux dans un petit sac de cuir. Il se refuse à l'admettre mais il ne pourra sans doute pas se permettre d’éviter de les vendre. « Nous n’avons rien », dit-il. « Que Dieu nous vienne en aide ».
Les ouvriers ne peuvent retenir un cri étouffé quand ils tombent sur la tête d’une femme. Des cheveux teintés auburn dépassent d’un foulard turquoise qui encadre la chair en décomposition. Omar chancelle et recule. « C’est la femme de mon frère », marmonne-t-il d’une voix emplie de désespoir.
« Ses boucles d'oreille ! Enlevez-lui ses boucles d'oreille, je vous en prie », supplie-t-il, en articulant avec peine. Deux des hommes font une tentative, mais c’est trop difficile pour eux car leurs mains gantées de caoutchouc sont maladroites et la chair décomposée leur reste dans les mains. L’un d'eux place délicatement la tête dans une housse mortuaire et tout le monde retourne à son travail dans les décombres.
Toutes les deux ou trois minutes, ils récupèrent des fragments à peine reconnaissables des restes de son corps ; l’os d’une articulation, un morceau de membre. Chaque reste est placé doucement dans un coin de la housse mortuaire. La bâche de plastique noir paraît immense par rapport à ces morceaux si petits d'une personne.
Chaque reste humain est délicatement placé dans un coin de la housse mortuaire. La bâche de plastique noir paraît immense par rapport à ces morceaux si pitoyablement petits d'une personne
Omar téléphone aux membres rescapés de sa famille, pour les tenir informés des corps retrouvés.
Après l'attaque aérienne, il a réussi à fuir avec ses quatre parents survivants vers la sécurité relative de positions militaires irakiennes et, de là, ils ont atteint Mossoul-Est, où ils sont restés avec les membres de leur famille.
« Nous travaillons ici depuis 10 h et je pense qu’il nous faudra encore cinq heures pour exhumer tous les corps », explique Ahmed, le volontaire de la défense civile, en essuyant son front couvert de sueur et poussière.
Les housses mortuaires sont portées dans l'allée et descendues des étroits escaliers, puis disposées ensuite dans une rue en ruines de Mossoul.
Le périple de ces morts n’est pas encore fini. Leurs corps doivent être emmenés dans un hôpital pour qu’Omar demande des certificats de décès. Ce n’est qu’alors qu’il sera en mesure de les enterrer dans un cimetière, un mois et demi après leur décès.
Lutte au milieu des décombres et les mines
Aucun chiffre n’a été diffusé sur le nombre des victimes civiles à Mossoul mais on s'attend à ce qu'il soit élevé.
Récemment, le ministère de la Santé irakien a soumis à une organisation internationale de soins médicaux travaillant en Irak une demande de housses mortuaires pour contribuer à soutenir les opérations d’exhumation à Mossoul. L’organisation en a demandé 2 000, insinuant que ce chiffre correspondait à ce qui est donné habituellement au début.
Il reste encore à retrouver un grand nombre de corps et des centaines sont encore ensevelis sous les décombres près des rives du fleuve. On ne pourra probablement pas savoir combien et le bilan des victimes civiles à Mossoul-Ouest ne sera sans doute jamais connu véritablement.
Maintenant que sont terminées les opérations militaires les plus importantes à Mossoul, des civils chaque jour plus nombreux sollicitent de la défense civile l’autorisation de se rendre dans des maisons spécifiques pour aider à l’exhumation de leurs proches. Certains savent de quelles maisons il s’agit exactement, d’autres n’ont qu’une vague idée d’où elles se trouvent.
Mariam, la quarantaine, feuillette les sept certificats de décès qu'elle a déjà obtenus pour des parents décédés, tués pendant qu’ils tentaient de fuir Mossoul en guerre.
L’un a été tué par un sniper de l’EI et six autres membres de sa famille figurent parmi les pertes massives causées par l’épouse d’un combattant de l’EI, qui déguisée en civile ordinaire parmi un groupe d’habitants en fuite, s’est fait exploser près d'un poste militaire.
Dans leur fuite, les civils n’ont pas pu transporter leurs morts avec eux. Une autre équipe de défense civile essaie d'aider Mariam à retrouver l’endroit précis où les victimes ont été tuées, dans l’espoir de retrouver à proximité les corps ensevelis.
Dans le chaos et les ruines de la vieille ville, une énorme quantité de décombres ont été remués et repoussés par les bulldozers qui s’efforçaient de tracer des voies d’accès praticables. L’espoir de retrouver les corps est très faible.
Après plusieurs heures de labeur dans les ruines de la maison d'Omar, l’un des ouvriers de la défense civile, tout blanc de poussière, émerge des décombres de la ruelle. « C’est impossible, C'est tout simplement trop difficile. Impossible de les sortir de là », s’exclame-t-il. Un de ses supérieurs s’en prend vertement à lui.
« Vous devez absolument les sortir de là, débrouillez-vous ! », insiste le supérieur. « Arrêtez-vous seulement si vous tombez sur des mines ou des explosifs, et ensuite nous nous occuperons de ceux-là séparément ».
Le matériel militaire qui n’a pas explosé – mines et bombes artisanales – font courir l’un des plus grands dangers aux équipes de défense civile. Dans les endroits où l’on en trouve, les équipes font appel aux unités militaires de démineurs pour sécuriser les lieux, et elles reprennent le travail seulement si tout risque a été officiellement écarté.
« Nous sommes tous des volontaires et, depuis dès le début de la bataille pour Mossoul, nous œuvrons à retirer les corps pris dans les décombres des maisons », explique Nashwan, 37 ans, habitant de Mossoul. « Cela nous attriste, mais nous essayons juste de rester concentrés sur ce que nous avons à faire. »
Cette famille a survécu 25 jours
Les équipes de défense civile ont l’interdiction de révéler le nombre de corps qu'ils ont récupérés à Mossoul depuis le début du conflit. Ahmed avoue à regret que parfois le travail est si dur qu’ils n’exhument que six ou sept corps.
D'autres jours, quand le travail avance plus rapidement ou quand ils trouvent un grand nombre de corps dans un sous-sol, ce chiffre peut monter à 60 ou 70.
Il y a quelques semaines, les unités faisaient encore parfois des découvertes miraculeuses : des civils avaient survécu à la catastrophe, comme par exemple cette famille de six personnes qui avait survécu 25 jours piégée dans une cave.
« Le père est venu nous trouver en disant n’avoir aucune nouvelle de sa famille depuis 25 jours ; il a sollicité notre aide pour récupérer les corps et leur offrir une sépulture », raconte Aws Basel, un autre volontaire de 30 ans.
« Il ne nous a pas fallu plus d’une heure d’excavations pour atteindre le sous-sol et nous avons alors constaté qu’ils étaient tous toujours en vie, malgré le manque de nourriture et, si nous avions pris deux jours de plus, ils seraient morts.”
« Il y a encore de nombreuses maisons comme la mienne, sous lesquelles des corps restent piégés, juste dans cette petite zone. C’est tout ce que je peux faire pour me rendre utile »
Il raconte que cette famille, dont une femme et un enfant, ne se doutait pas que Mossoul avait été libérée, et supposait donc que la guerre durait toujours.
Depuis, l’espoir de trouver d’autres civils vivants s’amenuise de jour en jour. On se concentre désormais sur l’exhumation des morts, pour que les survivants, qui veulent seulement donner à leurs êtres chers une sépulture décente, puissent faire leur deuil.
Quelques jours plus tard, alors qu’Omar travaillait dans une rue proche avec un groupe de volontaires de la défense civile, ils ont réussi à tirer des décombres cinq des membres de sa famille. Mais trois n’ont pas pu être retirés à la main.
Sans travail, sa vie ensevelie dans les ruines, il passe maintenant le plus clair de son temps avec la défense civile, à les guider d’un bâtiment à l’autre de la vieille ville de Mossoul dévastée, à la recherche des proches que d’autres familles ont perdus.
« Il y a encore de nombreuses maisons comme la mienne, sous lesquelles des corps restent piégés, juste dans cette petite zone », relève Omar. « C’est tout ce que je peux faire pour me rendre utile ».
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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