Fabriquées en Grande-Bretagne, testées sur les Yéménites : travailler pour les fabricants d’armes
PRESTON, Royaume-Uni – Jack s’assoit avec sa pinte au Fielden Arms à Mellor Brook et songe à sa toute dernière journée à fabriquer des avions de combat Typhoon pour l’armée de l’air saoudienne.
Dévorant son steak et ses frites, le jeune homme de 25 ans parle d’emménager avec sa petite amie, de sa bonne rémunération à l’usine BAE voisine – 40 000 £ (environ 46 000 euros), soit près de deux fois la moyenne locale – et de la sécurité qu’elle procure.
Et puis, il pense aux personnes que ces avions seront envoyés tuer.
« On voit mourir de faim les enfants au Yémen au journal télévisé de 22 heures », indique-t-il à Middle East Eye. « Mais on essaie de ne pas y prêter attention et de s’y faire. »
« En gros, on construit des armes de destruction massive » – Harry, ouvrier de BAE
Son ami, Harry, lance : « C’est vraiment bizarre et indescriptible, parce que, en gros, on construit des armes de destruction massive. »
Alors pourquoi ne démissionnent-ils pas ? « Un bon salaire et la sécurité de l’emploi », répond Jack, avalant une autre gorgée de bière. « Si les contrats militaires cessent, 7 000 personnes s’en vont avec eux. »
Jack est comme les milliers d’autres qui travaillent à l’usine BAE Systems de Samlesbury, à proximité de Preston dans le Lancashire, fabricant des pièces qui seront assemblées à Warton, une ville proche, pour créer des Typhoon, les avions de chasse les plus avancés utilisés par les Saoudiens au Yémen.
Là-bas, les Saoudiens contribuent à une guerre civile avec la pire forme de violence : bombardant des civils, faisant exploser des hôpitaux et imposant un siège qui a condamné des millions de Yéménites à une lente famine et à la pauvreté.
Et la Grande-Bretagne, dans sa grande sagesse, a vendu aux Saoudiens le matériel nécessaire pour ce faire. Depuis le début de la guerre en 2015, le Royaume-Uni a approuvé les ventes d’armes à Riyad pour une valeur de plus de 3,3 milliards de dollars. Beaucoup de ces armes provenaient des usines de BAE comme celle de Samlesbury, construites par des ouvriers tels que Jack.
Cela a incité les militants contre le commerce des armes à engager un recours judiciaire en février pour mettre fin aux exportations d’armes au gouvernement saoudien jusqu’à ce qu’il cesse de commettre des atrocités contraires aux droits de l’homme au Yémen. La décision relative à ce recours doit être rendue dans les mois à venir.
Pendant ce temps, BAE continue à étendre ses activités dans le nord-ouest de l’Angleterre, et les contrats continuent à affluer. L’entreprise construit un parc solaire de la taille de neuf terrains de football, créant des centaines de nouvelles places d’apprentissage, et est déjà le plus grand employeur de Preston avec 9 000 salariés. Dans le cadre de l’accord al-Salam de 40 milliards de livres sterling (environ 46 milliards d’euros), signé en 2007, BAE a livré 68 des 72 Typhoon commandés et 48 autres pourraient bientôt faire l’objet d’un accord.
Et dans les villages environnants, où la vie tranquille est ponctuée par les bangs supersoniques des chasseurs et le grondement des camions sur les routes étroites, l’entreprise est la bienvenue, même vénérée. BAE est imbriquée dans le tissu de la vie locale, où des générations se sont succédées dans les salles de machines de BAE.
Ils sont fiers de ce qu’ils font. « Le Lancashire a une longue histoire de construction d’avions de chasse, et nous sommes fiers de les construire », a déclaré Mike Harris, qui a travaillé comme installateur électrique à Samlesbury. « Nous produisons les meilleurs au monde. »
« Nous ne pouvons pas construire de machines à laver parce que nous avons une histoire de construction d’avions de chasse », a déclaré Harris. « C’est ce que nous faisons et voulons continuer à faire. »
Et un blocage sur cette expertise serait dévastateur.
« S’ils ne le faisaient pas ici, ils le feraient ailleurs » – Lynn Shuttleworth, Warton
Audrey Charnley est assise dans l’ancienne église en face de l’usine de BAE à Warton, le principal site d’assemblage des avions Typhoon, et évoque les « problèmes » pour les habitants si l’usine fermait ou perdait des contrats en raison des efforts des militants anti-guerre.
Beaucoup de villageois comme Audrey ont de la famille qui a travaillé là. Elle n’aime pas l’« idée » que Warton construise des avions de chasse – « mais quelqu’un d’autre construirait ces avions s’il n’y avait pas Warton ».
Quant à la guerre au Yémen, « nous voulons la paix, tout comme la paix que nous ressentons dans cette église », a-t-elle affirmé.
Cet avis se répercute sur le chemin vers la salle communale, que Lynn Shuttleworth aide à gérer. « S’ils ne le faisaient pas ici, ils le feraient ailleurs », estime-t-elle avant de faire une remarque sur une question locale plus urgente : « Je dois reconnaître que cela entraîne une forte circulation. »
Et à Clifton Arms, à côté de l’usine de Warton, Taylor James tire des pintes pour les ouvriers qui finissent leur journée de travail. Il sait que si les militants gagnent leur recours judiciaire, cela les frappera de plein fouet lui et son pub familial.
Il n’a jamais vraiment entendu parler du Yémen, ni de la catastrophe actuelle, et c’est pareil – dit-il – pour beaucoup de gens dans la région.
« Parce que cela ne me touche pas personnellement, je ne m’implique pas vraiment ni ne m’intéresse à l’usage qui est fait de ces avions. »
Un côté politique
La politique n’est peut-être pas la préoccupation de certains habitants, mais elle joue un rôle central dans le monde dans lequel ils vivent. Ce qui est fabriqué par BAE a des répercussions locales, nationales et internationales, et a monté des partis et des alliés traditionnels les uns contre les autres.
Beaucoup à Samlesbury et à Warton sont des membres d’Unite, le syndicat qui a contribué à propulser l’activiste anti-guerre Jeremy Corbyn à la direction du Parti travailliste. Par deux fois.
Il s’oppose aux relations de la Grande-Bretagne avec l’Arabie saoudite et à sa campagne de bombardement au Yémen. Les représentants syndicaux affirment que l’opposition aux exportations saoudiennes est « malavisée ».
Simon Brown, qui représente des milliers de personnes à Warton, justifie cette position. Il affirme que le maintien du commerce avec l’Arabie saoudite permet à la Grande-Bretagne d’avoir son mot à dire sur ce qu’elle fait.
« Les échanges nous donnent de l’influence pour parler des choses dont nous ne sommes pas satisfaits dans ces régimes », a-t-il déclaré lors d’une discussion au QG d’Unite à Salford. « Si nous les laissions se débrouiller seuls, nous n’aurions pas d’influence. »
Un autre haut responsable d’Unite, qui a parlé à MEE sous couvert d’anonymat, élude les platitudes pour une réponse plus succincte : c’est une question d’emplois.
« Bien sûr, nos membres ne sont pas d’accord avec ce que font les Saoudiens au Yémen, c’est barbare », soutient ce responsable.
Cependant, il absout ses membres de toute responsabilité : « Le gouvernement a créé une situation où les gens n’ont d’autre choix que de travailler pour BAE. »
Andy Clough, un porte-parole du syndicat Unite à Warton et ouvrier depuis 1979, abonde dans ce sens : « J’ai vu des familles entières y travailler », explique-t-il. « C’est toujours comme ça maintenant, il y a des pères et des fils, c’est le genre de culture que nous avons. »
Nigel Evans, le député conservateur local pour l’usine de Samlesbury, est un fervent défenseur de BAE Systems au Parlement.
Lors de sa dernière apparition au Parlement, il a qualifié la présence de BAE Systems dans le Lancashire d’« importante » et fournissant « des milliers d’emplois dans la région de Ribble Valley et du Lancashire ».
Leur perte, a-t-il estimé, serait dévastatrice.
Cependant, Andrew Smith, de Campaign Against the Arms Trade, n’est pas d’accord. Il soutient que le commerce des armes représente, en fait, une très petite partie de l’économie britannique.
« Les sociétés d’armement jouissent d’une énorme influence dans les couloirs du pouvoir, ce qui leur a donné beaucoup de pouvoir », affirme-t-il.
« Nous voulons une stratégie industrielle qui met à profit les compétences des travailleurs de l’industrie et se concentre sur des emplois positifs et substantiels et non sur ceux qui dépendent de la guerre et des conflits. »
Selon le groupe Oxford Economics, BAE en 2013 a exporté pour 3,8 milliards de livres sterling d’armes (environ ,3 milliards d’euros), notamment des missiles, des systèmes navals et des avions de chasse – dont 69 % ont été exporté au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Toutefois, ces 3,8 milliards de livres représentent 1 % seulement de toutes les exportations de l’économie britannique.
L’organisation de Smith propose une autre option : l’an dernier, elle a lancé sa campagne « arms to renewables » (Des armes aux énergies renouvelables), qui affirme que des ingénieurs qualifiés pourraient être transférés vers des secteurs qui peuvent construire un nouvel avenir plutôt que de le détruire.
On aura toujours besoin d’ingénieurs qualifiés, indique la campagne.
De retour à Samlesbury, ces grandes réflexions restent de belles idées.
Lors des changements d’équipe, les ouvriers entrent et sortent par les portes en acier du site de plus de 280 hectares, gardé par un modèle grandeur nature de Lightning, un célèbre avion de chasse de la guerre froide construit par English Electric, précurseur de BAE.
Auparavant se dressait là un véritable avion – en service actif, les Saoudiens l’ont fait voler dans les années 1970.
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Les ouvriers qui prennent un moment pour parler à MEE sont indéniablement fiers des décennies d’excellence, tout en concédant leurs préoccupations concernant là où finissent leurs avions de chasse.
Mais c’est comme ça.
Et BAE continuera à construire des machines de mort spécialisées : la société a récemment signé un contrat de plusieurs millions de dollars pour développer une nouvelle génération de drones armés, une autre arme commune dans les cieux du Yémen et au-delà.
Jack, au pub de Mellor, est conscient que c’est là que se trouve peut-être son avenir : la construction de robots pour des États étrangers afin de tuer des étrangers sur des terres étrangères.
« Il n’y a rien que nous puissions faire », se résigne-t-il. « Nous avons cédé, rendant impossible de travailler ailleurs, parce que nous avons tous des compétences spécifiques. »
NdE : les noms de certains ouvriers de BAE ont été modifiés pour préserver leur anonymat et leur emploi.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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