À Gaza, de plus en plus d’entrepreneurs endettés se retrouvent en prison
GAZA – Mohamed Abu Beid, un fournisseur de vêtements, affirme que 2017 a été l’une de ses pires années d’activité. Après avoir perdu plus d’un million de dollars, il croule sous les dettes.
Abu Beid, 49 ans, importe des vêtements pour hommes et femmes depuis la Chine et les distribue sur les trois principaux marchés en plein air de Gaza depuis une vingtaine d’années.
En raison des retards de livraison dus au blocus israélien et de la décision de l’Autorité palestinienne (AP) de réduire de 30 % les salaires des employés du secteur public à Gaza, l’économie déjà en difficulté de Gaza s’est détériorée et le pouvoir d’achat a rapidement chuté. L’activité autrefois stable d’Abu Beid est devenue une source de pression financière.
« Depuis 2017, les gens n’ont pas d’argent pour acheter de nouveaux vêtements », a-t-il déclaré à Middle East Eye.
En février, Abu Beid a été arrêté et emprisonné pendant dix jours, faute d’avoir pu rembourser une dette de 2 millions de dollars qu’il avait contractée auprès d’un autre homme d’affaires de Gaza pour maintenir son entreprise à flot.
« Je ne supportais par les murs de la prison et le fait de ne pas savoir ce qui pouvait arriver à ma famille si je restais incarcéré. Je suis sorti de prison après qu’un de mes amis s’est mis d’accord avec le créancier pour rembourser la dette sur une période de deux ans, à condition de payer 10 000 dollars par mois », a-t-il expliqué.
« J’ai été choqué de voir de nombreux commerçants également en prison »
- Mohamed Abu Beid, fournisseur de vêtements
Si Abu Beid ne rembourse pas l’argent, il encourt 90 jours de détention. Non seulement ce calvaire a été éprouvant sur le plan émotionnel pour l’épouse et les quatre enfants d’Abu Beid, mais ils ont également été dans l’impossibilité de satisfaire un grand nombre de leurs besoins essentiels lorsqu’ils ont hypothéqué leur maison pour rembourser une partie de sa dette. Alors que le pouvoir d’achat continue de baisser et que les petites entreprises luttent pour leur survie, Abu Beid n’est pas le seul à connaître la prison.
« J’ai été choqué de voir de nombreux commerçants également en prison », a-t-il confié.
De nombreuses petites entreprises se sont écroulées sous la pression des dettes, d’un blocus israélien étouffant et des divisions internes palestiniennes.
Ayman al-Batniji, porte-parole des services de police, a déclaré à MEE que 98 314 mandats d’arrêt avaient été émis en 2017 pour des affaires de passifs financiers, notamment des dettes non remboursées ou des versements échelonnés non payés auprès des banques. Ce chiffre est presque cinq fois supérieur à celui de 2016 (21 235).
« Il y a aujourd’hui 300 commerçants emprisonnés pour des affaires de passifs financiers, qui ne trouvent pas de solutions pour rembourser leurs dettes. D’autres essaient de signer des promesses de paiement échelonné, puis ils sont libérés. »
« Je ne supportais par les murs de la prison et le fait de ne pas savoir ce qui pouvait arriver à ma famille si je restais incarcéré »
- Mohamed Abu Beid, fournisseur de vêtements
Al-Batniji explique que le nombre d’affaires liées au non-remboursement de dettes parmi les petits entrepreneurs est en réalité beaucoup plus élevé que ne l’indiquent les chiffres enregistrés auprès de la police.
« La plupart d’entre eux tentent de résoudre les affaires par le biais d’un mukhtar qui intervient pour parvenir à un accord entre les commerçants en vue d’un remboursement. Nous comprenons les conditions [et] nous essayons de créer une sorte de solution pour aider ces commerçants », a-t-il affirmé. Un mukhtar est un dirigeant communautaire qui tire sa légitimité de son charisme personnel ou de son influence familiale.
En raison des conditions économiques difficiles, al-Batniji affirme que les autorités donnent trois chances aux personnes ayant des passifs financiers pour rembourser l’argent avant d’exécuter une ordonnance de détention d’une durée maximale de quinze jours. L’affaire est ensuite renvoyée devant le tribunal, qui peut condamner les personnes endettées à une peine maximale de 90 jours d’emprisonnement, conformément à la loi.
« Lorsqu’il s’agit d’argent, la situation est difficile, car cela touche aux droits des personnes et la loi ne peut pas négliger ces droits, à moins qu’il y ait une réconciliation entre les parties »
– Ayman al-Batniji, porte-parole des services de police
« Lorsqu’il s’agit d’argent, la situation est difficile, car cela touche aux droits des personnes et la loi ne peut pas négliger ces droits, à moins qu’il y ait une réconciliation entre les parties. Certaines personnes peuvent annuler les dettes, mais elles ne représentent que 20 % du problème », a expliqué al-Batniji.
En janvier, de nombreux commerçants ont pris part à une campagne d’annulation de dettes et effacé les dettes de leurs clients sous le hashtag #سامح_تؤجر (« Pardonne et tu seras récompensé »). Mais face à une économie paralysante, tout le monde n’a pas pu se permettre de pardonner et d’effacer les dettes importantes qui ont accablé de nombreuses personnes.
« J’ai beaucoup perdu »
Le 21 janvier, Mohamed al-Jamal a été arrêté après le refus d’un de ses chèques. Ce père de cinq enfants, unique soutien de famille, a ainsi été incarcéré dans la prison d’al-Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Al-Jamal n’aurait jamais imaginé qu’il allait connaître un jour la prison.
Pendant son séjour en prison, il ne faisait que penser à sa famille, raconte-t-il. Propriétaire de deux grandes boutiques de fournitures de cuisine dans le centre de Gaza, il s’était toujours considéré comme un homme d’affaires prospère.
Pourtant, même après l’annonce d’énormes réductions pour faire la promotion de ses produits, la plupart des deux millions d’habitants de l’enclave n’avaient toujours pas les moyens d’acheter quoi que ce soit. Il a désormais une dette de 32 000 dollars qu’il paiera en versements échelonnés. S’il est incapable de générer des achats malgré son plan d’organiser des soldes encore plus importantes allant jusqu’à 60 % de réduction, il risque de perdre son entreprise et de retourner en prison.
« Je n’ai pas généré de profits au cours des six derniers mois et j’espérais que l’ensemble de la situation s’améliorerait après l’accord palestinien de réconciliation conclu en octobre 2017. J’ai acheté de grandes quantités de marchandises, espérant en tirer de bons profits. Mais les choses ne se sont pas passées comme je l’avais prévu et j’ai beaucoup perdu. »
En octobre 2017, un accord de réconciliation a été conclu entre le Hamas et l’Autorité palestinienne après dix ans de division.
Bien que cet accord ait entraîné une baisse significative des prix, seul un nombre limité de personnes peuvent se permettre de faire des achats, alors que l’AP impose depuis avril 2017 une baisse de 30 % sur le salaire de 60 000 fonctionnaires.
« Il y a aujourd’hui 300 commerçants emprisonnés pour des affaires de passifs financiers, qui ne trouvent pas de solutions pour rembourser leurs dettes »
– Ayman al-Batniji, porte-parole des services de police
Selon l’Autorité monétaire palestinienne (AMP), la somme des chèques sans provision a quasiment doublé entre 2015 et 2016 à Gaza, passant de 37 millions de dollars à 62 millions de dollars, avant de faire de même en 2017 en atteignant 112 millions de dollars.
Maher al-Tabaa, économiste et directeur des relations publiques à la Chambre de commerce de Gaza, affirme que le secteur du commerce privé dans l’enclave côtière, notamment les marchés et les boutiques, perd des millions de dollars chaque mois. Il rapporte qu’au cours des dix derniers mois, les revenus du marché ont diminué d’environ 180 millions de dollars dans tous les secteurs industriels et commerciaux.
« Les hommes d’affaires s’inquiètent de la détérioration actuelle de la situation économique et sont confrontés à des pertes importantes. Cela est dû à la poursuite des réductions de salaire subies par les employés du secteur public. Par conséquent, la perte dans le marché est estimée à 20 millions de dollars par mois », explique-t-il.
Les cabinets d’avocats ont été récemment inondés de nombreuses affaires liées à des passifs financiers. Ahmed al-Masri, avocat, affirme avoir reçu 90 cas de ce type en 2017.
« La période de détention est de quinze jours, puis les parties en litige sont renvoyées devant le tribunal. Cependant, dans de tels cas, les parties ont tendance à conclure un accord pour un remboursement échelonné des dettes. Malheureusement, la plupart d’entre eux ne parviennent pas à payer les dettes », a déclaré al-Masri.
Nabil Essa, propriétaire d’un magasin de meubles, continue de se débattre pour rembourser sa dette de 410 000 dollars. Essa a été emprisonné une première fois en novembre parce qu’il ne pouvait pas rembourser l’argent.
Il a été libéré en décembre, après l’intervention du mukhtar de sa famille qui a proposé un plan de paiement. Incapable de payer les mensualités convenues, il a été une nouvelle fois emprisonné pendant environ une semaine avant que le mukhtar n’intervienne une seconde fois pour négocier un plan de paiement différent.
Essa a désormais jusqu’à la mi-mars pour trouver une solution à ses problèmes financiers, faute de quoi il sera incarcéré pendant 90 jours.
« Je ne peux pas rembourser la dette. Les gens n’ont plus acheté de meubles au cours des dernières années. La plupart ont tendance à réparer leurs meubles plutôt qu’à en acheter de nouveaux parce qu’ils n’ont pas d’argent », a-t-il expliqué.
« Ma famille dépend maintenant de mon père. Elle mange avec lui parce que je ne peux pas lui acheter de nourriture », a-t-il ajouté.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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