Gaza toujours hantée par les souvenirs du « massacre » de Shujaiya en 2014
Avertissement : certaines descriptions peuvent heurter la sensibilité des lecteurs.
Mohammed al-Silk se souvient distinctement du moment exact où sa vie a basculé. C’était le 30 juillet 2014. C’était le troisième jour de l’Aïd al-Fitr, en plein cœur de l’offensive israélienne sur Gaza qui avait commencé au début de ce mois-là.
Ce Palestinien de 47 ans faisait ses ablutions pour la prière de l’après-midi. Sa femme préparait le déjeuner.
Des rires provenaient du toit de leur maison de sept étages située à Shujaiya, dans le Nord-Est de Gaza, où les trois enfants du couple jouaient sur des balançoires avec leurs quatre cousins. Les enfants avaient tous entre 2 et 9 ans.
Pas très loin, leur grand-père Abd al-Karim (69 ans) nourrissait ses poules et ses canards en gardant un œil sur eux.
« Il y avait quatre heures de cessez-le-feu et les enfants étaient sortis jouer pour décompresser à cause de l’offensive [israélienne] », rapporte Mohammed al-Silk à Middle East Eye.
« Ma femme et moi nous sommes précipités sur le toit… où j’ai découvert les corps de mes trois enfants. Mon père et mes quatre neveux et nièces étaient morts eux aussi »
- Mohammed al-Silk
Ce qu’il ne savait pas encore, c’est que peu après avoir décrété un « cessez-le-feu humanitaire », l’armée israélienne l’a rompu.
Soudain, il a entendu des frappes aériennes si proches que toute la maison a été ébranlée. Il a alors entendu des gens crier que sa maison avait été bombardée.
« Ma femme et moi nous sommes immédiatement précipités dans les escaliers pour rejoindre le toit… [où] j’ai découvert les corps de mes trois enfants. Mon père et mes quatre neveux et nièces étaient morts eux aussi. Il manquait la tête de trois d’entre eux. »
Le père de famille s’est pétrifié devant cette atrocité.
« Ma femme hurlait : “Mes enfants, mes enfants…” puis elle s’est jetée sur le corps d’Omiya, mon unique fille. »
« Le corps d’Abd al-Halim, mon fils aîné, [semblait] toujours intact. Alors je me suis précipité à son côté pour vérifier s’il était encore en vie. Au moment où j’ai soulevé sa tête, son cerveau m’est tombé dans les mains », relate-t-il.
« Je l’ai porté jusqu’à une ambulance garée devant notre maison. Dès que le secouriste et moi avons placé Abd al-Halim dans le véhicule, d’autres bombes ont commencé à pleuvoir sur nous. »
Les civils
Cette attaque, à laquelle les Palestiniens font référence comme le massacre du marché populaire de Shujaiya, a coûté la vie à dix-sept personnes, dont sept enfants, un journaliste et deux secouristes ainsi qu’un travailleur de la protection civile.
Ce quartier de 6 km² qui abrite 92 000 personnes était délibérément visé par des frappes israéliennes depuis le 19 juillet. L’armée israélienne prétendait que la zone était devenue l’un des principaux pas de tirs des roquettes palestiniennes au cours du conflit, qui avait débuté onze jours plus tôt.
Rien que le 19 juillet, Israël a tué environ 75 civils à Shujaiya, pour la plupart des femmes et des enfants. Les attaques d’ampleur et les combats acharnés se sont poursuivis pendant dix jours.
Des témoins oculaires ont rapporté que les frappes aériennes israéliennes sur le marché de Shujaiya avaient viséceux qui s’étaient précipités sur les lieux pour aider les blessés. Mohammed al-Silk figure parmi les 200 personnes blessées dans l’attaque.
Il a brièvement perdu connaissance après avoir été touché par des éclats d’obus notamment aux reins, au foie, au pancréas et dans la cage thoracique. Il a été transféré à l’hôpital al-Shifa, où sa jambe a été amputée.
Huit jours et quatre opérations plus tard, Silk est sorti du coma.
« Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai demandé aux médecins de me laisser aller sur les tombes de mes enfants avant d’éclater en larmes », confie le père endeuillé. Mais il était en soins intensifs et n’a pas été autorisé à voir ne serait-ce que sa femme.
Mohammed al-Silk a quitté les soins intensifs le 20 août et l’hôpital le 13 septembre. Il est alors rentré chez lui et a dû affronter les conséquences du bombardement.
« L’un des moments les plus durs, que je n’oublierai jamais, c’est lorsque j’ai vu ma mère pour la première fois [après ma sortie de l’hôpital]. Je me demandais… est-ce que je dois d’abord lui présenter mes condoléances pour mes enfants, pour mon père ou pour mes neveux et nièces ? »
« Quelques jours plus tard, je me suis rendu au cimetière avec mon frère. J’ai cru entendre mon fils de 2 ans, Abd al-Aziz, m’appeler et me dire : « Papa, je suis vivant. Viens me sortir de cette tombe. »
« Je l’ai dit à mon frère, il m’a pris dans ses bras et m’a dit que mon fils avait été enterré plus de 50 jours plus tôt. »
Silk et sa femme ont décidé de déménager de leur maison dévastée de l’Est de Gaza pour vivre avec sa mère et ses trois sœurs, toujours à Shujaiya.
« Je ne peux pas vivre dans ma maison sans mes enfants. Je ne peux pas l’imaginer sans leur tohu-bohu. »
Mohammed al-Silk et sa femme ne peuvent plus avoir d’enfants car il a dû subir l’ablation d’un testicule en raison de ses blessures ; et le coût du traitement pour une fécondation in vitro (plus de 2 500 dollars) est au-dessus de leurs moyens.
En 2021, une autre offensive israélienne sur la bande de Gaza a détruit le bâtiment (dénommé Kuhail) où travaillait Mohammed al-Silk. Cet immeuble de six étages abritait des bureaux et des centres de formation, dont certains affiliés à l’Université islamique de Gaza située à proximité.
Privé de ses moyens de subsistance, il joint maintenant les deux bouts en tant que chauffeur Uber.
« Ils ont tué mes enfants, bombardé ma bibliothèque, qui était ma seule source de revenus, m’ont privé de la possibilité d’avoir d’autres enfants. C’est une catastrophe à tous les égards. Je ne peux endurer plus de souffrance. Loué soit Dieu pour tout. »
Les secouristes
L’offensive israélienne sur Gaza s’est déroulée du 8 juillet au 26 août 2014 et a tué 2 251 Palestiniens, dont 1 462 civils. Côté israélien, 67 soldats et 6 civils sont morts.
Aux 18 000 maisons détruites et aux centaines d’invalides civils viennent s’ajouter les lourds dommages subis par les infrastructures médicales de Gaza : 73 hôpitaux et ambulances ont été endommagés et de nombreux membres du personnel médical ont été tués.
Lorsque la maison de la famille al-Silk a été bombardée, le secouriste Ibrahim Abu al-Kas est arrivé sur les lieux en quelques minutes, juste après son collègue Abd al-Razak al-Beltagy.
« Lorsque je suis entré dans le bâtiment, les bombes ont commencé à pleuvoir sur nous. Je me suis caché sous les escaliers avec un adolescent de 17 ans, récitant des prières et attendant ma fin.
« Puis j’ai vu al-Beltagy et les deux ambulances être visés directement devant mes yeux », raconte le quadragénaire, père de sept enfants.
La perte de son collègue a été particulièrement dure à accepter pour Ibrahim Abu al-Kas.
« Il n’était pas simplement mon collègue, c’était un frère et un père pour moi. Nous faisions presque toutes nos gardes ensemble, et je l’ai perdu en un éclair. Je n’ai même pas pu assister à ses funérailles à cause des exigences de notre métier », déplore-t-il.
Malgré des centaines d’appels à l’aide passés depuis le quartier bombardé, la Croix-Rouge a annoncé à Kas qu’Israël n’autorisait pas le personnel médical à pénétrer dans la zone pour aider les blessés.
« À 9 h, après près de quatre heures à attendre en vain le feu vert d’Israël, nous avons finalement décidé d’y aller avec deux ambulances. »
Il se rappelle l’odeur du sang dans l’air, les maisons fortement endommagées et la rue délibérément visée pour empêcher les ambulances de passer.
« Après je ne sais pas combien de temps, de nombreuses autres ambulances sont arrivées et nous avons commencé à évacuer les morts et les blessés. »
Dans le chaos et les appels à l’aide, y compris de sa propre famille, Ibrahim Abu al-Kas a essayé de s’en tenir au protocole et de sauver les femmes et les enfants d’abord.
Puis il a vu les cadavres de son collègue Foad Jaber et du journaliste Khalid Hamad gisant dans la rue. Ce dernier filmait aux côtés de Jaber, qui portait secours à la population.
Kas confie à MEE que, s’il continue à vivre sa vie malgré les souvenirs de l’attaque, il se souviendra toujours du moment où il s’est caché sous les escaliers de la maison des al-Silk, attendant la mort.
L’ancien policier
Entre le 23 et le 25 juillet, lors du bombardement de Shujaiya, l’armée israélienne a attaqué la ville de Khuzaa, à l’est de Khan Younès dans le Sud de la bande de Gaza, à proximité de la frontière avec Israël.
Quelques-uns des 10 000 habitants de la ville ont réussi à fuir, mais d’autres, à l’image de la famille Kodeih, étaient coincés et se cachaient.
Wissam Kodeih, ancien policier de 44 ans, et ses trois frères se sont abrités dans la maison de leurs voisins avec treize autres hommes.
Dans la maison d’en face, sa mère Rasmia (59 ans) et son père Salem (67 ans) se cachaient avec près d’une cinquantaine de femmes et d’enfants.
Le 24 juillet, alors que Wissam Kodeih prenait le sohour (repas avant l’aube pendant le Ramadan), son frère Ahmed (18 ans) est allé chercher de la nourriture pour sa mère dans l’autre maison.
Soudain, les bombes ont frappé le quartier, touchant les deux maisons où la famille Kodeih avait trouvé refuge.
Kodeih précise que des bulldozers de l’armée israélienne ont encerclé la maison dans laquelle il était peu après le bombardement. Il a alors eu les yeux bandés, les mains liées et a été séparé de ses frères et des autres dans la maison.
« J’ai dit aux soldats que je voulais voir ma mère et mon père ou que sinon, je ne bougerais pas. Ils ont refusé, l’un d’eux m’a frappé avec le canon de son arme et m’a poussé de force dans un bâtiment à proximité où près de 200 soldats israéliens s’étaient rassemblés. »
Les soldats ont forcé Wissam Kodeih, qui saignait de la tête et de l’épaule, à s’asseoir près de la porte d’entrée pendant une journée, derrière leurs chiens militaires.
« L’un des chiens essayait de se rapprocher de moi. Alors je l’ai fixé pour tenter de lui faire peur. Mais un soldat m’a vu et m’a frappé à la tête avec ses rangers », relate-t-il.
Lorsque la nuit est tombée, l’armée l’a arrêté avec ses voisins et les a conduits dans une zone à proximité du poste-frontière de Beit Hanoun entre Israël et Gaza.
« Il y avait des centaines d’hommes, dont certains blessés. Nous étions assis dans l’herbe, les yeux bandés et les mains liées », poursuit-il.
« Nous devions baisser la tête au niveau des genoux. Quiconque tentait d’enlever son bandeau était frappé. Malgré les saignements, ils ne m’ont même pas proposé un mouchoir, encore moins un bandage. »
« Il y avait des centaines d’hommes, dont certains blessés. Nous étions assis dans l’herbe, les yeux bandés et les mains liées »
- Wissam Kodeih, Gazaoui
Kodeih a réussi à apercevoir ses frères en allant aux toilettes.
Pendant les quatre jours suivants, il a été interrogé sur sa famille, les tunnels du Hamas et les sites de lancement de missiles.
« C’était le Ramadan. Les soldats nous donnaient un bout de pain et un verre d’eau pour rompre le jeûne. Quand on allait aux sanitaires, ils ne nous donnaient même pas de papier toilette. »
Pendant ce temps, Kodeih s’inquiétait pour sa famille, en particulier sa femme qui ne savait pas s’il était mort ou vivant ou combien de temps sa détention allait durer.
« Le 29 juillet, ils ont autorisé des dizaines d’entre nous à partir et nous ont dit quelles rues nous devions emprunter », rapporte-t-il.
Après une heure de marche, le groupe est tombé sur la Croix-Rouge et une ambulance a emmené Kodeih et ses deux frères à l’hôpital al-Qods de Gaza pour soigner leurs blessures.
Là, Kodeih a rencontré un proche qui lui a annoncé que son père avait été tué lors de l’attaque. Il a refusé d’y croire, jusqu’à ce qu’il rentre et voie sa mère.
Des roquettes avaient été larguées par des drones sur la maison dans laquelle se cachaient sa mère, son père, sa sœur handicapée ainsi qu’une cinquantaine d’autres femmes et enfants. L’une de ces roquettes a atteint directement son père.
Sa mère Rasmia raconte : « Le visage de mon mari était totalement brûlé, puis il s’est évanoui. Des éclats d’obus m’ont atteint à la tête et ont touché ma fille handicapée, tuant trois personnes et blessant cinq femmes et enfants. »
Elle-même s’est réveillée à l’hôpital quatre jours plus tard mais n’a pas trouvé son époux. En parlant à l’un de ses voisins, elle a appris que Salem et peut-être sa fille aussi auraient pu avoir été « transférés sur un chariot » devant la mosquée al-Tawhid située à environ 800 mètres de leur maison.
Ce que Rasmia ne savait pas alors, c’est que la mosquée avait été bombardée un peu plus tard. Les blessés sur le chariot, y compris Salem, ont été enterrés sous les décombres et y sont restés pendant près d’une semaine.
Le 1er août, Rasmia et ses fils sont rentrés chez eux à la recherche de Salem et Ahmed. Des habitants les ont redirigés vers la mosquée et ils ont commencé à fouiller les décombres.
« Nous avons découvert peu après les restes du chariot. Après avoir creusé de nos mains pendant une demi-heure, nous avons découvert les corps en décomposition de mon père et d’un proche de 80 ans », déclare Kodeih.
Ne trouvant aucun signe d’Ahmed, il est rentré chez lui pour continuer à chercher son jeune frère. La puanteur des corps en décomposition et l’odeur de la poudre flottaient dans le quartier, où presque toutes les maisons avaient été détruites.
« Lorsque j’ai atteint la maison, j’ai découvert un corps en décomposition. C’est alors que j’ai reconnu le short d’Ahmed. C’était la scène la plus choquante que j’ai jamais vue », explique l’ancien policier.
Dans l’attaque contre Khuzaa, 90 personnes sont mortes et 1 450 maisons ont été totalement détruites ou endommagées.
Pendant près de deux ans après l’offensive israélienne, Kodeih a fait des cauchemars quasi-quotidiennement.
« Même aujourd’hui, huit ans après, chaque moment de ce massacre est toujours gravé dans ma mémoire, comme si c’était hier. Je ne peux oublier la vue des corps en décomposition de mon père et d’Ahmed. Je ne peux pas oublier », confie-t-il.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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