« J’aimerais pouvoir voyager » : rencontre avec des adolescents de Gaza qui ont passé toute leur vie coupés du monde
En juin 2007, trois semaines après la naissance de Mohammed Jabr dans le camp de réfugiés d’al-Shati, à l’ouest de Gaza, Israël a imposé un blocus terrestre, maritime et aérien sur la bande côtière.
Cette année, Mohammed a célébré son quinzième anniversaire pendant ses quatorze heures de travail au café en bord de mer de son oncle, où il est serveur pour subvenir aux besoins de sa famille.
« Je ne sais pas ce que ça fait d’être hors d’ici. Je n’ai jamais voyagé et je ne pense pas que je pourrai le faire de sitôt »
- Mohammed Jabr, 15 ans
Ayant grandi sous le blocus, Mohammed a souhaité à cette occasion aller au-delà des frontières de la bande côtière appauvrie.
« Je ne sais pas ce que ça fait d’être hors d’ici. Je n’ai jamais voyagé et je ne pense pas que je pourrai le faire de sitôt », dit-il à Middle East Eye.
« Mais mon frère, qui a émigré en Turquie il y a un an, m’appelle en visio tous les jours et me montre les rues et les restaurants là-bas. C’est un tout autre monde. »
« Je rêve de voyager. Je veux juste voyager ne serait-ce qu’une journée pour voir mon frère et ensuite revenir à Gaza, mais c’est compliqué et ma famille peut à peine couvrir ses besoins de base au quotidien. »
Le père de Mohammed, qui travaillait dans un atelier de tailleur, a perdu son emploi quelques années après l’imposition du blocus.
Impact catastrophique
Après la victoire du Hamas aux élections législatives de 2006, Israël a imposé un blocus à l’enclave côtière. Les restrictions ont été renforcées un an plus tard, après la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas.
Le gouvernement israélien a restreint la circulation des biens et des personnes à destination et en provenance de Gaza, dans le cadre de ce qu’il appelle « la politique de séparation ».
Cette politique, qui vise à limiter la circulation depuis et vers Gaza afin d’éviter le transfert d’un « réseau terroriste humain », pour reprendre les termes des autorités israéliennes, a eu un impact catastrophique sur la vie socioéconomique des 2 millions d’habitants de l’enclave.
À la suite de ces mesures, des dizaines de milliers de Palestiniens ont perdu leur emploi en raison de l’exacerbation de la crise économique, faisant grimper le chômage à 50,2 % (l’un des plus élevés au monde) fin 2021, contre 23,6 % avant l’imposition du blocus en 2005.
Un an après l’imposition du blocus, le Bureau de coordination des actions du gouvernement israélien dans les Territoires (Cogat) a rédigé un document qui détaillait les « limites à ne pas franchir » fixées par Israël pour la « consommation alimentaire dans la bande de Gaza ».
Le Cogat a été contraint de publier le document en 2012, à la suite d’une bataille juridique menée par l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme Gisha.
Le document calculait le nombre minimum de calories dont chaque Palestinien avait besoin pour ne pas souffrir de malnutrition.
En raison des restrictions imposées par Israël, les deux tiers de la population de Gaza (64,4 %) étaient en situation d’insécurité alimentaire au début de l’année.
« Une fois que les vacances d’été commencent, je vais chez mes grands-parents et j’y reste trois mois parce que leur maison se trouve près de mon travail », explique Mohammed.
« Je n’ai pas d’amis et je n’ai pas le temps de sortir à cause de mon travail. Parfois, je me rends au travail à 6 heures du matin pour commencer la mise en place pour les clients. »
« Je travaille jusqu’à 20-22 heures et je suis payé 20 shekels [5,53 euros] par jour, soit 560 shekels [155 euros] par mois. Je n’ai pas de weekend, je travaille tous les jours sans interruption. »
Des dettes qui s’accumulent
Le salaire minimum mensuel dans la bande de Gaza est de 656 shekels (181 euros) contre 1 036 shekels (286 euros) en Cisjordanie, selon le Bureau central de statistique palestinien.
« Le premier jour de travail, quand j’ai reçu ces 20 shekels, je suis rentré à la maison et j’en ai donné 15 à ma mère, gardant pour moi les 5 autres. Je suis heureux de pouvoir gagner de l’argent et de subvenir aux besoins de ma famille, mais je suis surtout heureux de pouvoir satisfaire mes propres besoins », indique l’adolescent.
« Nous sommes conscients que d’autres personnes de notre âge vivent différemment en dehors de Gaza ; ils doivent se sentir libres et optimistes quant à leur avenir »
- Maimana al-Naouq, 15 ans
« J’ai acheté ce portable avec l’argent que j’ai gagné en travaillant ici. »
Bien que le travail de Mohammed soit épuisant pour un adolescent, il refuse parfois le salaire de son oncle, qui est aux prises avec des dettes.
« Je suis désolé pour mon oncle qui doit me payer, ainsi que quatre autres travailleurs, 20 shekels chacun », confie-t-il. « Parfois, le café ne gagne même pas cette somme et il doit payer le loyer et d’autres dépenses, en plus de rembourser sa dette aux marchands à qui il a acheté les chaises et les parasols.
« Je ne travaille pas seulement pour l’argent. Je veux aussi soutenir l’entreprise de mon oncle. Il travaille très dur, mais son entreprise fait peu de bénéfices. »
Selon un rapport de 2021 du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), la dette moyenne des familles de réfugiés les plus pauvres de la bande de Gaza est de plus du double de leur revenu annuel.
Ce rapport révèle que 25 % des familles de Gaza risquaient d’être emprisonnées en raison de leurs dettes et 23 % ont déclaré ne pas se sentir en sécurité face à leur dette.
Génération traumatisée
Mohammed Jabr, qui a survécu à quatre attaques militaires israéliennes dévastatrices sur la bande de Gaza, dit s’être habitué à une « vie de peur » à Gaza depuis le premier assaut d’Israël sur la bande côtière en 2008.
« Quand la première offensive a été lancée [en 2008-2009], j’étais encore un bébé. Je ne m’en souviens pas. Mais je me souviens assurément des trois qui ont suivi », dit-il.
« J’ai parfois peur à cause des importantes explosions, mais croyez-moi, je n’ai plus peur de la mort. Mais j’ai peur pour ma famille. »
À la suite des onze jours d’offensive israélienne sur la bande de Gaza en mai 2021, un rapport sur les droits de l’homme indique qu’à Gaza, neuf enfants sur dix souffrent d’une forme de trouble de stress post-traumatique (TSPT) lié au conflit.
S’il jouit d’une meilleure situation socioéconomique, Nabil Saeed, qui est de la même génération, estime que le blocus étroit menace son propre avenir dans la bande de Gaza.
« L’année prochaine, je terminerai mes études secondaires et je dois choisir un cursus universitaire qui m’aidera plus tard à trouver un emploi. Mais ce n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît à Gaza », explique-t-il à MEE.
« Par exemple, je rêve d’étudier la médecine vétérinaire, mais il serait extrêmement difficile pour moi de travailler comme vétérinaire ici parce que la majorité des gens gagnent à peine leur vie ou de quoi acheter de la nourriture. Dépenseraient-ils une partie de leur revenu quotidien pour soigner leurs animaux de compagnie ?
« De nombreux cursus ne sont pas non plus proposés dans les universités de Gaza. Je vais donc peut-être devoir voyager à l’étranger pour poursuivre mes études, mais voyager en dehors de Gaza est un autre défi.
« J’espère pouvoir voyager et prendre l’air en dehors de Gaza, mais les restrictions imposées, en particulier aux hommes, rendent difficile tout voyage en famille. »
Un rapport de Human Rights Watch (HRW) publié à l’occasion du quinzième anniversaire du blocus estime que les politiques d’Israël qui font de la bande de Gaza une « prison à ciel ouvert » font partie de ses crimes contre l’humanité.
« Alors que de nombreuses personnes dans le monde peuvent à nouveau voyager deux ans après le début de la pandémie de covid, les plus de 2 millions de Palestiniens de Gaza restent soumis à ce qui équivaut à un confinement depuis quinze ans », a déclaré Omar Shakir, directeur de HRW pour Israël et la Palestine.
Frustrations
Nabil, qui passera le tawjihi (équivalent du baccalauréat) l’année prochaine, se sent frustré de devoir passer d’autres vacances d’été à la maison.
« Plus je vieillis, plus il est difficile pour moi de voyager en raison des mesures restrictives imposées aux frontières », indique-t-il. « Je dis toujours à mon père que je dois voyager avant de passer le tawjihi. Je me sens stressé d’être au même endroit depuis toutes ces années. »
Un récent rapport de l’ONG Save the Children traitant des conséquences des quinze années de blocus israélien révèle que quatre enfants sur cinq à Gaza souffrent de détresse émotionnelle, dont la dépression, le chagrin, l’anxiété et la peur, tandis que plus de la moitié ont envisagé le suicide.
Selon le rapport, le blocus a déclenché une crise de santé mentale chez les enfants, portant la part de ceux qui ont déclaré avoir peur à 84 % en 2022, contre 50 % en 2018.
Maimana al-Naouq, une adolescente de 15 ans de Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, dit rêver de rencontrer de nouvelles personnes et d’apprendre à connaître différentes cultures en dehors de Gaza. Elle n’a jamais voyagé.
« Les circonstances économiques et les difficultés liées aux restrictions et au blocus ont fait des voyages un souhait qui a peu de chances de se réaliser », déclare-t-elle à MEE.
« Une fois que les élèves ont terminé leurs études secondaires, ils choisissent généralement entre des universités à l’intérieur de leur pays ou à l’étranger. Ils peuvent finir par étudier dans leur propre pays, mais au moins ils ont le choix. »
Maimana confie qu’elle voulait être journaliste afin de pouvoir visiter de nouveaux endroits et rencontrer des gens différents.
« Toutes ces circonstances qui nous ont isolés du monde extérieur sont causées par l’occupation », ajoute-t-elle. « Nous sommes conscients que d’autres personnes de notre âge vivent différemment en dehors de Gaza ; ils doivent se sentir libres et optimistes quant à leur avenir.
« Ici, j’ai grandi avec le siège et je ne connais pas grand-chose du monde extérieur. J’aimerais pouvoir voyager dans les villes que je vois [sur internet] qui semblent bien plus grandes et plus développées que Gaza. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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