Halal et santé : l’halalopathie est-elle porteuse d’espoir pour les patients ?
Il y a deux ans, le scientifique palestinien Jawad Alzeer était perplexe. Installé en Suisse depuis 25 ans, il a connu le succès en tant que maître de conférences et chercheur principal à l’Université de Zurich, ainsi qu’en tant qu’auditeur principal d’un organisme suisse de certification halal.
Tout au long de sa carrière, Jawad Alzeer a travaillé tout particulièrement sur deux marchés en pleine croissance : l’industrie pharmaceutique (1 100 milliards de dollars) et la certification de produits halal.
« Je me demandais pourquoi tant de médicaments pharmaceutiques approuvés n’avaient aucune valeur thérapeutique ajoutée »
- Jawad Alzeer, chercheur
Il sentait néanmoins que quelque chose manquait. Tout d’abord, il y avait le rejet par la médecine moderne des soins intégratifs, qui comprennent le traitement conventionnel, l’autotraitement et les médecines alternatives et complémentaires (MAC).
Ensuite, de nombreux acteurs de l’industrie alimentaire ne comprenaient pas pourquoi certains ingrédients devaient être certifiés halal pour les musulmans, ce qu’il a dû expliquer encore et encore.
« Je me demandais pourquoi autant de médicaments pharmaceutiques approuvés n’avaient aucune valeur thérapeutique ajoutée », dit-il, « et j’ai également écrit un article de recherche sur les aliments certifiés halal et les alicaments dans le monde arabe ».
Jawad Alzeer a ensuite eu son éclair de génie : et s’il combinait les deux industries en un seul concept donnant à certains musulmans les assurances religieuses supplémentaires dont ils avaient besoin au sujet de leurs traitements médicaux ?
« La combinaison de la médecine moderne, de la nourriture halal, de la spiritualité et de l’homéopathie s’est cristallisée dans mon esprit sous le terme halalopathie », précise-t-il.
L’idée était née.
Le halal : un marché en croissance
Le système de certification halal – qui informe les consommateurs musulmans que les produits qu’ils achètent sont « autorisés » (halal), c’est-à-dire conformes au Coran, et non « interdits » (haram) – s’est étendu au-delà des aliments et des ingrédients.
Par exemple, les rouges à lèvres halal sont exempts de gélatine, laquelle est généralement issue de produits à base de porc, tandis que les vernis à ongles halal permettent à l’eau de passer à travers lors des ablutions (wudu).
Ensuite, il y a les produits pharmaceutiques halal, qui sont utilisés par certains musulmans. De nombreux vaccins et gélules contiennent de la gélatine de porc (environ 45 % de la production mondiale de gélatine provient de la viande de porc). La glycérine porcine se trouve dans les sirops et les savons. La gélatine de bœuf n’est acceptable que si l’animal a été abattu conformément aux exigences islamiques.
Enfin, les médicaments certifiés halal doivent être fabriqués dans un établissement halal, réussir les tests médicaux conventionnels et être approuvés par les ministères de la Santé.
Le marché des produits pharmaceutiques halal est actuellement estimé à 4,6 milliards de dollars, comparé aux 87 milliards de dollars dépensés par les musulmans pour l’ensemble des produits pharmaceutiques en 2017, chiffre qui devrait atteindre 131 milliards de dollars d’ici 2023.
Parmi les entreprises qui produisent des médicaments halal figurent la Chemical Company of Malaysia (CCM), AJ Biologics et Abbott Laboratories. Pourtant, de nombreux médecins ne sont pas au courant de l’existence de médicaments halal, à moins de s’intéresser au sujet ou que le patient n’en ait fait la demande.
De nombreux fabricants évitent de commercialiser des médicaments comme étant halal afin de pouvoir toucher un marché aussi large que possible : par exemple, un vaccin contre la polio exempt de certains composants d’origine animale peut ne pas être étiqueté halal, de sorte qu’il puisse également attirer les consommateurs bouddhistes, hindous et végans, entre autres.
Certaines multinationales peuvent également préférer de ne pas étiqueter les produits comme étant halal sur les marchés où les musulmans sont minoritaires, par crainte que les connotations religieuses ne dissuadent certains clients qui ne sont pas croyants.
Certains gouvernements ont pris des mesures pour clarifier la situation : la Malaisie, par exemple, tente de développer une industrie pharmaceutique halal et a publié des directives, notamment un guide officiel.
En revanche, l’Indonésie voisine, qui abrite pourtant la plus grande population musulmane au monde, a reporté la certification obligatoire des produits pharmaceutiques à 2024 en raison de la gamme limitée de produits disponibles.
Une vieille idée recyclée
Jawad Alzeer estime que les médicaments halal approuvés scientifiquement pourraient constituer l’un des trois principes essentiels de l’halalopathie, en parallèle du respect de la pratique halal (y compris les aliments certifiés) et de la croyance islamique.
Il émet l’hypothèse que l’halalopathie pourrait créer un effet placebo, en vertu duquel les attentes du patient quant aux capacités d’un médicament génèrent un bénéfice physique.
« Un contexte favorable encourage un rétablissement complet », affirme-t-il à propos de son approche holistique. « Si un médicament et les convictions d’un être humain sont compatibles, la confiance dans le médicament, dont la conception est rationnelle, sera intensifiée et l’effet placebo sera activé pour initier le processus de guérison. »
« Je serais heureux si un jour nous avions des hôpitaux et des cliniques halalopathiques »
- Jawad Alzeer
Selon le chercheur, les principes holistiques fondamentaux de l’halalopathie ne sont pas nouveaux : cette approche a été développée par les Grecs il y a environ 2 000 ans, puis propagée par des érudits islamiques des Xe et XIe siècles, notamment Avicenne, Rhazès et al-Biruni. Cette influence est encore visible aujourd’hui dans certaines parties de l’Asie du Sud-Est, où la médecine traditionnelle est appelée « Yunani » ou « Unani », mot arabe signifiant « grec ».
Jawad Alzeer pense toutefois que l’halalopathie a une résonance moderne : les patients, croyants ou non, remettent en question l’éthique du lobby pharmaceutique et l’efficacité de la prise de pilules et manifestent un intérêt pour les soins de santé personnalisés – également connus sous le nom de médecine de précision – adaptés aux besoins de chacun, y compris l’utilisation de la génétique, de l’épigénétique et des mégadonnées.
« Le concept d’halalopathie est conçu pour être utilisé n’importe où, mais l’objectif principal est de rendre le médicament plus efficace. L’approche consiste à créer les conditions favorables au traitement, notamment les médicaments, les soins professionnels et l’atmosphère. »
Si les plans de Jawad Alzeer en sont encore à un stade précoce, il est toutefois déjà en discussion avec des centres de traitement pour collaborer sur l’utilisation des aliments et médicaments halal.
À plus long terme, il souhaite mettre en place un centre de recherche halalopathique à Zurich, qui inclurait la certification de produits pharmaceutiques halal. Les bénéfices seraient utilisés pour la recherche, bien qu’il concède qu’obtenir un financement « pour cette façon de penser ne sera pas facile ».
« Je serais heureux si un jour nous avions des hôpitaux et des cliniques halalopathiques », déclare-t-il.
Pour Shoeeb Riaz, directeur des opérations de l’organisme britannique de certification The Halal Trust, l’halalopathie fait écho au passé tout en étant tournée vers l’avenir.
« Le temps de l’halalopathie est venu », déclare-t-il. « Nous assistons à une fusion de la médecine homéopathique et allopathique [moderne], l’industrie pharmaceutique elle-même acceptant de plus en plus la tradition de la naturopathie.
« L’halalopathie n’est donc pas nouvelle. C’est vraiment revenir à un ancien état d’esprit de guérison qu’on trouve non seulement dans la tradition islamique, mais aussi dans les traditions chinoises, africaines, grecques et aborigènes. »
Abandonner la connotation religieuse ?
Farah Naja, professeure agrégée d’analyse des sciences de la nutrition à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), craint que l’halalopathie ne soit confrontée aux mêmes problèmes que ceux rencontrés lors de la commercialisation de médicaments approuvés halal.
« Pourquoi ne pas également introduire la casheropathie en disant : C’est casher et nous [musulmans] pouvons manger des aliments certifiés casher ? Je préfère le terme “santé intégrative” »
- Farah Naja
Si selon elle, le concept d’une approche holistique du bien-être est fascinant, « car nous constatons que les gens veulent prendre le contrôle de leur propre santé », elle a cependant du mal avec le terme « halalopathie » en raison de ses connotations religieuses. « Pourquoi ne pas également introduire la casheropathie en disant : C’est casher et nous [musulmans] pouvons manger des aliments certifiés casher ? Je préfère le terme “santé intégrative” ».
Farah Naja n’est pas la seule à conseiller la prudence. Mohammed Ghaly, professeur au Centre de recherche en éthique biomédicale en matière de législation et d’éthique islamiques de l’Université Hamad Bin Khalifa au Qatar, déclare : « Si l’halalopathie peut revenir à cette vision d’ensemble du passé, cette prise en compte du corps, de l’esprit, de l’âme et de l’environnement [dans les soins de santé], c’est une bonne chose, car la médecine moderne est plus étroite d’esprit. »
« Mais lui donner une touche islamique ne rend pas justice au contexte historique de ce que l’on entend par médecine islamique, ou médecine moderne, qui sauve des milliers de vies. »
Pour Mohammed Ghaly, la médecine islamique est davantage un produit de la civilisation que de la religion, en raison de la façon dont elle a absorbé connaissances et pratiques du monde entier au cours des siècles.
« Que la médecine soit islamique ou non, il y avait une compréhension du corps qui n’est pas partagée par la médecine moderne, c’est là la différence. D’un point de vue islamique, cela inclut non seulement le corps, mais également l’âme. »
Jawad Alzeer souligne cependant que l’halalopathie ne concerne pas qu’une seule religion. « L’halalopathie pourrait être appliquée de manière plus large et analogue à d’autres modes de vie et croyances tels que le végétarisme, le véganisme et la kashrout. »
« Il est facile d’avoir confiance »
Le concept de Jawad Alzeer aura peut-être davantage les faveurs des fervents musulmans.
Pour Fadel Hayat, chirurgien orthopédique basé à Djeddah (Arabie saoudite), le fait que l’halalopathie renferme le mot « halal » est important.
« Il est facile de faire confiance quand on croit déjà au halal, contrairement à ce qui pourrait advenir avec un nouveau concept. Alors oui, cela pourrait fonctionner ici en Arabie saoudite et se répandre rapidement par le bouche à oreille. »
Edmond Ibrahim, médecin agréé en médecine traditionnelle chinoise à Beyrouth, estime pour sa part que l’halalopathie pourrait y être appréciée en raison de l’intérêt croissant pour les médecines alternatives et complémentaires. Il est actuellement en discussion avec le ministère libanais de la Santé pour légaliser l’acupuncture chinoise. « Il nous faut des règles et des réglementations, car de nombreux charlatans se prétendent guérisseurs ou acupuncteurs », précise-t-il.
Le Liban a une certaine culture en matière de médecine traditionnelle, mais comme de nombreux autres pays du Moyen-Orient, cette dernière n’est pas largement accessible via les soins de santé financés par l’État, un problème auquel l’halalopathie pourrait également être confrontée.
La professeure Farah Naja souligne que les médecins damascènes des XIIIe et XIVe siècles menèrent de nombreuses études sur les plantes et que le Levant possède un corpus de travaux très riche.
« Nous avons perdu l’essence de la manière dont les plantes étaient utilisées et de la science qui les sous-tend. Ce que nous avons gardé, c’est le désir de médicaments à base de plantes », explique-t-elle.
Dans une étude menée par l’Université américaine de Beyrouth auprès d’adultes libanais, 40 % ont déclaré avoir eu recours à la médecine alternative – mais 72 % de ce groupe ont déclaré ne pas l’avoir révélé à leurs médecins.
Farah Naja prévient que les patients doivent informer leurs médecins s’ils ont recours aux médecines alternatives et complémentaires (MAC), sinon cela pourrait causer de graves problèmes en matière de médication.
Selon Mohammed Ghaly, l’halalopathie pourrait avoir du mal à survivre dans certains pays du Golfe, à moins que les gouvernements ne la financent par le biais de soins de santé universels pour les citoyens. Mais au Liban, les traitements traditionnels sont encore utilisés.
« Premièrement, il est essentiel que les médecines alternatives et complémentaires reposent sur des preuves et non sur des informations non confirmées. Deuxièmement, pour que les médecins conventionnels soient informés sur les MAC, nous devons promouvoir la médecine intégrative, qu’il s’agisse d’halalopathie ou de toute autre ‘’-pathie’’, mais vous ne pouvez pas aller à contre-courant de la médecine orthodoxe.
« Vous ne pouvez pas dire “ne prenez pas de médicaments, mais allumez une bougie dans une église ou buvez de l’eau de Zamzam [la source de La Mecque]”. »
Les plus vives critiques
Ironiquement, certaines des plus vives critiques de l’halalopathie pourraient provenir de la communauté de la certification halal.
« Il faut empêcher le détournement de l’halalopathie », déclare Shoeeb Riaz, du Halal Trust.
« Si cela est laissé à des musulmans bien intentionnés, cela leur échappera, car ceux qui contrôlent la certification halal [en particulier en Europe et en Amérique du Nord] sont dans la cinquantaine ou plus. On leur a totalement lavé le cerveau en leur faisant croire qu’avaler des produits pharmaceutiques est un moyen de guérir », poursuit-il.
« Que vont-ils penser de l’halalopathie et comment vont-ils orienter le discours ? Un meilleur écosystème halal est nécessaire. »
Il pense au contraire que son plus gros marché se situera dans les endroits où le lobby pharmaceutique a moins d’influence. Parmi les autres données démographiques susceptibles de présenter un intérêt, citons les jeunes adultes et les trentenaires occidentaux, qu’ils soient musulmans ou non, en raison du « réveil massif de l’homéopathie et des produits végans, biologiques et éthiques ».
Toutefois, même si Jawad Alzeer espère que la halalopathie a un avenir, il n’a pas l’intention de la commercialiser.
« Je n’ai jamais pensé à l’halalopathie comme un moyen d’améliorer l’économie islamique », explique-t-il, « mais comme une valeur ajoutée, pour donner un nouvel espoir aux patients.
« L’halalopathie semble saine et non agressive, [ce qui est important] car certains occidentaux pourraient penser que les musulmans imposent leurs croyances à travers ce concept. L’halalopathie est scientifique et peut être utilisée d’une manière acceptable par tout le monde car ce n’est pas juste pour les musulmans. Cela signifie médecine autorisée. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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