« Impossible de se protéger des frappes aériennes » : la vie quotidienne dans Hodeida assiégée
HODEIDA, Yémen – L'atmosphère de suspicion qui plane sur Hodeida est palpable dès qu'on atteint la périphérie de la ville yéménite assiégée.
Des combattants armés houthis, vêtus non pas d'un uniforme militaire mais de vêtements ordinaires, patrouillent aux points de contrôle près de l'entrée de la ville portuaire. Ils mâchent des feuilles de qat, le narcotique préféré du pays, ou écoutent des chansons houthies. Certains sont si jeunes qu’on dirait des enfants.
Chaque voiture sur la route de Sanaa est signalée, et son conducteur et ses passagers interrogés. Et pas qu'une fois : un véhicule peut facilement être arrêté dix fois lors de son déplacement en ville.
Les visages sont scrutés. Les cartes d'identité vérifiées. « Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ? Que faites-vous dans la vie ? ». Quiconque admet être journaliste est arrêté pour enquête – seuls les reporters sympathisants des rebelles houthis, qui contrôlent Hodeida, sont autorisés à entrer.
Chaque voiture sur la route de Sanaa est arrêtée, et son conducteur et ses passagers interrogés : « Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ? Que faites-vous dans la vie ? »
La coalition progouvernementale, qui tente de s’emparer de la ville, a imposé un blocus début novembre 2017, après qu'un missile houthi a visé l’Arabie Saoudite.
Depuis, il a été partiellement levé, mais l'accès au port – le principal point d’entrée des approvisionnements en aides et marchandises pour près de 70 % des importations du Yémen – est encore limité. Pour ce pays où les deux tiers des habitants dépendent de l’aide pour leur survie, cet accès est essentiel.
Les véhicules militaires houthis sortent de la ville et croisent des voitures pleines de familles qui cherchent désespérément à s'échapper. Passent aussi des camions qui transportent des fournitures vers Sanaa et d’autres provinces, mais en moins grand nombre que l’an dernier.
Les rues animées sombrent dans un silence de mort
La bataille pour Hodeida, menée par les forces houthies opposées au gouvernement yéménite depuis 2015, a commencé en juin 2018, lorsque les forces saoudiennes et leurs alliés ont annoncé le début de l'opération « Victoire dorée ».
Depuis, les combats se sont progressivement arrêtés et, pour défendre la ville, les Houthis creusent des tranchées, posent des mines et installent des positions de tir. Les Émirats arabes unis (EAU), l'un des membres clés de la coalition, a suspendu son avance militaire au début du mois de juillet, en soutien aux efforts de l’ONU visant à négocier un accord de paix.
Mais les frappes continuent. Le 2 août, un raid aérien aurait frappé l’entrée d’un hôpital, un port de pêche et un marché aux poissons. Ce raid a frappé une soixantaine de personnes et en a blessé bien plus, témoigne àMiddle East Eyeune source des services de santé de la ville.
La coalition, la seule à posséder une force aérienne dans ce conflit, a nié toute responsabilité.
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Quelques jours plus tôt à peine, l’ONU avait déclaré que les frappes aériennes aux abords de la ville avaient touché une usine hydraulique qui fournit à Hodeida la plus grande partie de son eau. « Ces frappes aériennes font courir des risques extrêmes à des civils innocents », soulignait le communiqué.
L'atmosphère de suspicion, si évidente aux points de contrôle, est également palpable dans les rues de la ville.
Au cours des derniers mois, des combattants d'autres régions du Yémen sont venus à Hodeida, la plupart soutiennent les Houthis. Les habitants supposent que les nouveaux arrivants sont là pour se battre, à moins qu'ils ne puissent prouver le contraire.
Cette atmosphère de méfiance est inhabituelle dans ce qui était une ville conviviale jusqu'au début de la guerre en mars 2015.
En temps de paix, les habitants restaient à l'intérieur pendant la journée pour échapper aux chaudes températures. Ils s’entassaient ensuite dans les marchés pendant la soirée, comme c'est la coutume dans d'autres villes côtières yéménites comme Aden.
Mais il ne reste plus rien de cette agitation nocturne. Désormais, les piétons disparaissent à la nuit tombée, moins nombreux que les quelques véhicules houthis de passage.
Hothaifah Nouri, 38 ans, habitant de Hodeida, raconte à MEE : « Nous achetons ce dont nous avons besoin pendant la journée. Après 20 h, nous ne quittons pas nos maisons et empêchons nos enfants de sortir ».
Quiconque s’aventure dehors la nuit risque de se faire arrêter et interroger par les Houthis. Ceux qui ont une raison valable de sortir, comme une urgence médicale, sont autorisés à passer.
« Personne n’ose sortir la nuit »
Les seuls bruits dans l'obscurité, en dehors des frappes aériennes, viennent des Houthis, dont les cris résonnent dans les rues vides au milieu du grondement continu de leurs véhicules militaires.
« Nous vivons au beau milieu des hostilités », déplore Nouri. « Personne n’ose sortir la nuit au cas où il deviendrait suspect et se retrouverait en danger. »
Les habitants d’Hodeida se sont adaptés aux factions rivales qui combattent sur le terrain.
Les combats se déroulent le plus souvent trop loin pour qu'ils les entendent : s'ils s'approchent d'un quartier, les civils ont généralement suffisamment de temps pour s'abriter.
Mais les frappes aériennes et leur cortège d’avions de chasse hurlants et les ondes de choc qui suivent les explosions plongent les gens dans la peur.
Othman Mizgagi est pêcheur. Il a perdu son emploi l’an dernier. Aujourd'hui, il parcourt dans tous les sens al-Mahwa, le marché aux poissons, serrant la main de son fils de 6 ans, à la recherche d'un emploi.
Mince et pâle, il parle avec colère des raids aériens. « Si les affrontements parviennent jusqu’à notre quartier, nous pouvons nous cacher dans le sous-sol. Mais nous ne pouvons pas nous protéger des frappes aériennes qui détruisent tout l'immeuble », explique-t-il à MEE.
Les habitants tendent nerveusement l’oreille aux fenêtres pour essayer de déterminer le lieu des explosions.
« J'espère que les combats ne s’approcheront pas du port parce que sa fermeture entraînerait une catastrophe humanitaire »
- Saad al-Deen al-Siwari, courtier en douanes
Jeudi dernier dans l’après-midi, quelques jours seulement après cet entretien, 26 personnes ont été tuées lorsque le marché aux poissons a été frappé par ce que l’on croit être une attaque aérienne.
« Lorsque nous entendons les frappes aériennes la nuit, nous appréhendons de devenir la prochaine cible », confie Othman Mizgagi. « Beaucoup de gens ont fui la ville. Je crois que la coalition dirigée par les Saoudiens n’a que faire des civils. La preuve, elle les vise par des frappes aériennes aveugles. »
Certains quartiers de Hodeida ont été moins touchés que d’autres par les raids.
Saad al-Deen al-Siwari est courtier en douanes au port depuis neuf ans. En mâchant du qat, il explique que le blocus saoudien du début de l'année a affecté les importations, mais que le commerce dans le port a repris ces deux derniers mois. « Les combats se déroulent loin du port et ne peuvent pas impacter le travail ou le mouvement des camions entre les provinces. Le port joue toujours un rôle majeur dans l'importation de produits de première nécessité ».
Mais il craint toujours pour l’avenir. « J'espère que les combats ne s'approcheront pas du port parce que sa fermeture conduirait à une catastrophe humanitaire », ajoute-t-il.
Rester, quoi qu'il arrive
Pour de nombreux habitants de Hodeida, la catastrophe a déjà eu lieu.
L'ONU a déclaré qu'au 29 juillet, elle avait recensé 48 574 ménages déplacés de la province de Hodeida et distribué 40 393 kitscontenant des fournitures essentielles, y compris de la nourriture et des produits d’hygiène.
D'autres choisissent cependant de revenir, leurs espoirs d'une vie meilleure loin des combats ne s’étant pas matérialisés.
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Adnan Abdurrahman, 38 ans, père de quatre enfants, a fui Hodeida début juillet en direction de Sanaa. Aujourd’hui, il est revenu.
« Quand je me suis rendu à Sanaa, j'ai abandonné mon travail de chauffeur de minibus à Hodeida, mais je n’avais pas les moyens louer une maison à Sanaa », raconte-t-il.
« Je me suis donc résolu à vivre dans un camp de personnes déplacées, où toute la famille vivait dans une seule pièce. Il n'y avait pas assez de nourriture et la pièce était trop petite. »
Lui et sa famille ont décidé de rester dans leur ville natale, quoi qu’il arrive.
Hothaifah Nouri se plaint que les belligérants n'ont que faire des civils, ce qui s'est traduit par des combats féroces au beau milieu de plusieurs villes yéménites, dont Hodeida.
Mais il relève qu'au final, beaucoup de ceux qui avaient fui la ville ne s’en sont pas mieux sorti ailleurs.
« Les personnes déplacées, en attendant que des volontaires et des organisations apportent leur aide, ont beaucoup de mal à survivre. Je ne fuirai pas ma maison malgré la guerre, même si je dois y laisser ma peau ».
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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