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Irak : ni église ni communauté pour la seule famille chrétienne revenue dans le Sinjar

Lorsque l’État islamique a chassé des milliers de yézidis du Sinjar, la faible communauté chrétienne de la région a également été contrainte de fuir. Plus de sept ans plus tard, une seule famille chrétienne est revenue
Les yézidis ont dressé une croix en bois sur le toit d’un bâtiment détruit de Sinjar pour que les chrétiens de passage se sentent les bienvenus (MEE/Tom Westcott)
Les yézidis ont dressé une croix en bois sur le toit d’un bâtiment détruit de Sinjar pour que les chrétiens de passage se sentent les bienvenus (MEE/Tom Westcott)
Par Tom Westcott à SINOUNI, Irak

Pour la seule famille chrétienne revenue dans le Sinjar – en 2017, trois ans après le génocide commis par le groupe État islamique (EI) sur la terre ancestrale des yézidis d’Irak –, Noël est un moment vraiment spécial. 

La seule église de la région ayant été ravagée par l’EI, c’est le seul moment de l’année où ils peuvent se rendre à l’église, et ils préparent ce voyage depuis des mois. 

« À l’heure actuelle, nous sommes les seuls chrétiens de tout le district de Sinjar », affirme à Middle East Eye Hani Ellias al-Saigh (66 ans), de confession catholique arménienne. 

Hani Ellias al-Saigh se tient devant le modeste trois pièces familial, situé dans une rangée d’anciens quartiers militaires à Sinouni, dans la région irakienne du Sinjar (MEE/Tom Westcott)
Hani Ellias al-Saigh se tient devant le modeste trois pièces familial, situé dans une rangée d’anciens quartiers militaires à Sinouni, dans la région irakienne du Sinjar (MEE/Tom Westcott)

Avant d’être persécutées par l’EI, 40 familles chrétiennes vivaient dans la région, dont sept à Sinouni, ville d’origine de Hani Ellias al-Saigh, située de l’autre côté du mont Sinjar, où quelque 50 000 yézidis fuyant l’EI ont trouvé refuge en 2014. 

« Aujourd’hui, il n’y a pas d’église pour que nous puissions pratiquer notre culte. Avant, il n’y avait qu’une seule église, à Sinjar, mais l’EI l’a détruite et maintenant, il n’y a plus rien », déplore-t-il.

Le Sinjar a été en grande partie ravagé, que ce soit à cause des destructions engendrées par l’EI ou de la bataille pour sa libération qui a suivi en 2015. Le gouvernement irakien a peu investi dans la reconstruction de la région, qui se trouve loin de Bagdad, à proximité de la frontière syrienne

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Une poignée d’anciens habitants chrétiens du Sinjar, qui vivent toujours au Kurdistan irakien, se rendent dans la région pour surveiller leurs vergers et leurs ruches, mais seule la famille Saigh est revenue y vivre. Sur le toit d’un bâtiment détruit dans la ville de Sinjar, les yézidis locaux ont dressé une croix en bois.

« Nous avons fait cela pour que les chrétiens de passage se sentent les bienvenus ici », a déclaré un groupe de jeunes à MEE il y a deux ans. « C’est aussi leur ville. »

La famille Saigh ne va plus à l’église que pour assister à la messe de Noël annuelle dans la ville de Bachiqa, située à 12 km de Mossoul, dans le nord du pays, et à trois heures de route. C’est dans cette ville, qui accueillait des yézidis et des chrétiens avant l’arrivée de l’EI, que vivent leurs seuls proches encore installés en Irak, la sœur et le beau-frère de Hani Ellias al-Saigh. 

« Nous avons passé un merveilleux Noël l’an dernier. Nous l’avons énormément apprécié et nous avons préparé des projets pour ce Noël », se remémore-t-il.

Le spectre du génocide

La minorité chrétienne d’Irak avait déjà commencé à décliner après l’invasion américaine de 2003, qui a déclenché une recrudescence des violences sectaires. Mais c’est l’EI qui a délogé par la force une grande partie de la communauté chrétienne du nord de l’Irak, poussant de nombreuses personnes à chercher refuge à l’étranger.

Les chrétiens du pays, qui étaient environ un million en 2003, ne seraient plus que 300 000, mais les responsables de l’Église estiment que le chiffre réel est plus proche de 200 000.

« Nous aimons nos frères et sœurs yézidis, mais nous nous sentons seuls ici sans communauté chrétienne. Et nous n’avons reçu aucun soutien ni aucune aide de la part du gouvernement irakien ou des ONG chrétiennes »

- Hani Ellias al-Saigh

En 2014, lors de son attaque dans le Sinjar, l’EI a infligé un traitement particulièrement brutal – considéré comme un génocide par les Nations unies – à la minorité irakienne des yézidis, mais la faible communauté chrétienne de la région a également été contrainte de fuir.

Comme le père âgé de Hani Ellias al-Saigh était en fauteuil roulant, la famille est restée sous l’EI pendant les 24 premières heures qui ont suivi l’attaque ; cependant, après avoir été menacés par le groupe et entendu parler des atrocités commises contre les yézidis, ils ont compris qu’ils devaient partir. 

« Nos voisins nous ont dit que nous n’y arriverions jamais avec le fauteuil roulant et que nous devions abandonner mon père, mais je n’aurais jamais pu le faire », raconte-t-il. 

« Nous sommes partis à sept heures du matin et nous avons poussé mon père en fauteuil roulant dans le désert avant de traverser la frontière syrienne. Nous avons marché jusqu’au crépuscule, puis nous avons traversé le désert syrien à l’arrière d’un camion avec une quarantaine d’autres personnes. » 

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S’ils ont fini par se mettre à l’abri au Kurdistan irakien, ce périple a eu raison de son père malade, qui s’est éteint 48 jours plus tard. 

Le génocide des yézidis par l’EI a ravivé de terribles souvenirs. Pendant le génocide arménien de 1915-1917, qui a fait un million de morts dans l’Empire ottoman, quelque 25 000 familles chrétiennes, dont trois des grands-parents de la famille Saigh, ont cherché refuge en Irak. Durant leur enfance, ils ont entendu des histoires horribles.

« Lorsque l’EI est arrivé ici et a commencé à massacrer des gens, cela nous a rappelé le génocide arménien », confie Mariam (51 ans), l’épouse de Hani Ellias al-Saigh, qui ajoute que son père n’avait que 40 jours lorsque son grand-père a été tué. 

« Mon grand-père a quitté la Turquie pour l’Irak en passant par la Syrie et faisait partie des familles qui ont choisi de rester avec les yézidis, une autre minorité », poursuit-elle.

Près d’une centaine d’années plus tard, ils ont été confrontés à un autre génocide, perpétré cette fois-ci contre la communauté yézidie qui les avait accueillis et abrités.

Une famille isolée

Après avoir vécu dans un bâtiment sans fenêtre à moitié achevé au Kurdistan irakien pendant trois ans, la famille est revenue à Sinouni en août 2017, lorsque le bureau gouvernemental pour lequel Hani Ellias al-Saigh travaillait a rouvert et qu’il a été appelé à reprendre le travail. Il a désormais pris sa retraite.

La famille est reconnaissante d’être de retour dans son petit trois pièces, mais se sent de plus en plus isolée.  

« Nous aimons nos frères et sœurs yézidis, mais nous nous sentons seuls ici sans communauté chrétienne », regrette Hani Ellias al-Saigh. « Et nous n’avons reçu aucun soutien ni aucune aide de la part du gouvernement irakien ou des ONG chrétiennes. »

« Lorsque l’EI est arrivé ici et a commencé à massacrer des gens, cela nous a rappelé le génocide arménien », confie Mariam al-Saigh (MEE/Tom Westcott) 
« Lorsque l’EI est arrivé ici et a commencé à massacrer des gens, cela nous a rappelé le génocide arménien », confie Mariam al-Saigh, de confession catholique arménienne (MEE/Tom Westcott)

En mars dernier, la visite historique du pape François en Irak a apporté à la communauté chrétienne tourmentée du pays un regain d’énergie bienvenu. 

« La visite de Baba François a été quelque chose de vraiment extraordinaire. C’était pour nous une marque de reconnaissance et un soutien de taille ; le simple fait de savoir qu’il était là nous rendait heureux », affirme Hani Ellias al-Saigh. 

Cette visite a toutefois apporté peu de changements sur le terrain et les familles accablées par la pauvreté continuent de rêver d’un avenir meilleur hors des frontières. 

« La plupart des membres de ma famille élargie ont émigré et vivent désormais dans différents pays. Nous essayons nous aussi de quitter l’Irak », confie-t-il à MEE. « Je ne suis pas inquiet pour mon épouse et moi car nous sommes déjà âgés, mais mes enfants m’y poussent. » 

Son fils aîné Fadi a 17 ans et ses jumeaux, Neroon et Maryna, ont 16 ans. 

« Ils veulent vivre, même de la manière la plus élémentaire qui soit. Ils devront aller à l’université, car l’éducation est la chose la plus importante, et ils devront également se marier, mais ici, il n’y a pas de chrétiens avec lesquels ils pourraient se marier », explique-t-il.

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Alors que les déceptions et l’absence d’aide l’épuisent, le désespoir pousse Hani Ellias al-Saigh à envisager toutes les échappatoires. Il est même en contact avec une société irakienne qui semble être un groupe de passeurs haut de gamme se présentant comme une agence de voyage qui propose des séjours en Europe à un prix élevé. 

« Je crois que c’est un moyen quelque peu illégal », concède-t-il. « Mais mes enfants m’y poussent et mon frère, qui vit au Canada, pense pouvoir nous aider si nous parvenons à rallier un autre pays. » 

Malgré tout, même cette idée semble lointaine. 

Après avoir découvert que le voyage coûterait au moins 13 000 dollars par personne, il reconnaît que ses maigres économies seraient loin d’être suffisantes pour couvrir ce montant et que la majeure partie de l’argent nécessaire devrait être empruntée. 

Même s’ils parviennent à partir, Hani Ellias al-Saigh a décidé qu’il ne vendrait pas la modeste maison familiale, située dans une rangée d’anciens quartiers militaires. « Peut-être que nous n’arriverons jamais en Europe ou au Canada et que nous devrons revenir », estime-t-il.

En attendant, la famille de six personnes, qui comprend également la sœur de Hani Ellias al-Saigh, vit de sa maigre pension mensuelle de 458 euros, et outre la messe de Noël tant attendue, leur culte se limite à la lecture occasionnelle de la Bible et aux prières du soir.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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