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En Irak, emporter de la poterie ancienne en souvenir peut conduire les touristes en prison

L’industrie touristique naissante n’est malheureusement pas prête à affronter les défis auxquels l’Irak est confronté en matière de préservation et de protection de son patrimoine antique
Un tesson de poterie trouvé sur le sol à Eridu (Irak), longtemps considérée comme la première ville de Basse-Mésopotamie (MEE/Tom Westcott)
Un tesson de poterie trouvé sur le sol à Eridu (Irak), longtemps considérée comme la première ville de Basse-Mésopotamie (MEE/Tom Westcott)

En Irak, deux touristes étrangers encouraient la peine de mort pour trafic d’antiquités : ils avaient ramassé des tessons de poterie en souvenir. Leur sort montre à quel point le patrimoine irakien reste vulnérable – et à quel point le pays n’est pas prêt face à la naissance de son industrie touristique.

Le Britannique Jim Fitton et l’Allemand Volker Waldmann ont été arrêtés fin mars à l’aéroport de Bagdad après la découverte de 32 tessons de poterie ancienne dans les bagages de leur groupe de touristes. L’organisateur du voyage, le Britannique Geoff Hann, et son assistant étaient également impliqués dans l’affaire. Mais Hann, octogénaire, a été victime d’un accident vasculaire cérébral, a contracté le covid et est décédé dans un hôpital de Bagdad ; quant à son assistant de voyage sud-africain, il avait déjà quitté le pays. 

Pour sa défense devant le tribunal, Jim Fitton a déclaré que, s’il soupçonnait que la douzaines de pièces trouvées dans ses bagages étaient anciennes, il ignorait la législation irakienne à cet égard, selon Sky News.

Lorsqu’il a souligné que certains éclats n’étaient « pas plus gros que [s]on ongle », le juge Jaber Abdel-Jabir qui présidait a rétorqué : « La taille n’a pas d’importance. » 

Sites isolés et non surveillés

Les poteries au cœur de l’affaire proviendraient de l’ancien site mésopotamien d’Eridu, fondé vers 5400 avant notre ère et considéré comme l’une des premières villes du monde.

Relevant des « Ahwar du sud de l’Irak : refuge de biodiversité et paysage relique des villes mésopotamiennes », avec ses voisines Ur et Uruk, Eridu a été inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2016. 

Des dalles portant des inscriptions cunéiformes (première écriture au monde) sur le sol à Eridu (MEE/Tom Westcott)
Des dalles portant des inscriptions cunéiformes (première écriture au monde) sur le sol à Eridu (MEE/Tom Westcott)

Autrefois située dans une zone militaire, Eridu a longtemps été difficile d’accès, avec des dérogations principalement prévues pour des missions archéologiques convenues au préalable, qui continuent d’entreprendre des fouilles saisonnières chaque fois que la situation sur le terrain le permet. 

Les visiteurs indépendants ont techniquement besoin d’une autorisation spéciale du Conseil d’État irakien des antiquités et du patrimoine et d’une escorte du département des antiquités local dans la ville voisine de Nassiriya.

Isolé et désert, hormis les campements d’agriculteurs bédouins semi-nomades avec leurs animaux, le site vallonné émerge du désert comme un vaste tertre anodin.

Toutefois, sous sa surface craquelée par la chaleur, se trouverait une ziggourat, un édifice religieux mésopotamien à degrés, de proportions bien plus grandes et d’une date antérieure à celle d’Ur (excavée du milieu du XIXe au début du XXe siècle) selon le responsable du patrimoine de l’Inspection générale des antiquités de la province de Dhi Qar, Ali Tahir al-Moussawi. 

« Ces lieux, de nom et par définition, sont des sites antiques. Il n’est pas nécessaire de préciser que c’est interdit »

- Juge Jaber Abdel-Jabir

Bien que peu impressionnante de loin, la magie d’Eridu se révèle progressivement à ses visiteurs par les fragments archéologiques qui gisent à sa surface. Des dalles carrées comportant des inscriptions en écriture cunéiforme (première au monde) se nichent sous de simples pierres, tandis que d’autres, pour la plupart fissurées ou brisées, gisent à l’air libre, exposées aux éléments.

Le site est jonché de tessons de poterie, certains peints avec des détails marrons, ainsi que ce qui ressemble à des clous en poterie pliés, servant autrefois de décorations murales. 

« La plupart de ce qu’on voit ici vient des temples. Ils se souciaient beaucoup des temples et y mettaient beaucoup de travail », explique Moussawi. « Les archéologues pensent qu’il y avait plus de sept temples ici ; voire même une quinzaine. »

Le personnel du Conseil d’État irakien des antiquités et du patrimoine qui a ramassé des fragments pour que Middle East Eye les photographie lors d’une visite l’année dernière les a soit replacés au sol, soit enterrés dans de la terre peu profonde pour les garder hors de vue, car Moussawi rapporte que des pillards visitent parfois Eridu après de fortes pluies, espérant que des pièces précieuses puissent naturellement émerger.

Des photos prétendant montrer certaines poteries trouvées dans les bagages des touristes, publiées par les médias irakiens peu après leur arrestation, montraient des pièces similaires à celles visibles à Eridu. 

Eridu est jonché d’objets en poterie ressemblant à des clous, utilisés dans le cadre d’élégantes décorations murales dans les temps anciens (MEE/Tom Westcott)
Eridu est jonché d’objets en poterie ressemblant à des clous, utilisés dans le cadre d’élégantes décorations murales dans les temps anciens (MEE/Tom Westcott)

Bien que l’on ne pense pas que ceux-ci aient une valeur économique sur les marchés internationaux des antiquités, où des artefacts irakiens uniques peuvent se vendre des milliers de dollars, ils ont une valeur historique, et des pièces similaires sont exposées au musée de Nassiriya.

Une partie de la défense de Fitton reposait sur le fait qu’il ne savait pas qu’il était illégal de recueillir ces fragments et qu’il n’y avait aucun panneau, clôture ou garde indiquant que cela était interdit.

Le juge Jabir aurait répondu : « Ces lieux, de nom et par définition, sont des sites antiques. Il n’est pas nécessaire de préciser que c’est interdit. » 

Des décennies de pillage

À proximité, Ur (site populaire attirant des visiteurs irakiens et étrangers réguliers) comporte des panneaux clairs en anglais et en arabe interdisant de ramasser des objets ou de toucher aux monuments. Mais Eridu est techniquement interdite aux touristes et sous la protection d’un puissant cheikh local, ce qui la préserve en grande partie du pillage qui sévit dans le patrimoine irakien depuis des décennies. Une telle signalisation est donc inutile.

« Il n’est pas difficile pour les pillards d’arriver ici, mais toute la région est sous la protection de l’un des cheikhs tribaux et tout le monde a peur de cette tribu », explique Moussawi. « Le cheikh protège toute cette terre comme s’il s’agissait de sa propre maison. »

Une patrouille militaire irakienne à Umma, site archéologique le plus pillé d’Irak (MEE/Tom Westcott)
Une patrouille militaire irakienne à Umma, site archéologique le plus pillé d’Irak (MEE/Tom Westcott)

Impliquer les tribus du sud de l’Irak – dont certaines avaient participé à des opérations illégales de fouilles et de pillage – dans la protection du patrimoine était au cœur du travail de l’ancien ministre irakien de la Culture Abdulameer al-Hamdani, décédé en avril dernier. 

Membre d’une famille des marais mésopotamiens, Hamdani a décrit « un long passif de destruction – quatre décennies, de la guerre Iran-Irak jusqu’à aujourd’hui », notamment des fouilles illégales sur des sites archéologiques en plein essor à partir de la fin des années 1990, quand l’Irak a été paralysé par les sanctions internationales et que les habitants du sud ont plongé dans la pauvreté.

Après l’invasion américaine de 2003, les systèmes de sécurité se sont désintégrés, rendant le patrimoine irakien plus vulnérable que jamais. Les musées et les galeries ont été pillés et, alors que l’agitation et la pauvreté régnaient, il y a eu une résurgence sans précédent des fouilles illégales sur les sites archéologiques, conduisant à ce que Hamdani qualifiait de « campagne de pillage ».

« Umma est très dangereuse. Les pillards s’y rendent toujours. Ils n’ont pas peur et parfois ils tirent sur les gardes »

- Laith Hussein, Conseil d’État irakien des antiquités et du patrimoine

Pendant ce temps, disait-il, « des milliers d’objets ont été volés pour être illégalement sortis du pays », en direction de marchés internationaux lucratifs.

Travaillant alors comme inspecteur des antiquités de Nassiriya, Hamdani, lui-même archéologue, a essayé par tous les moyens de freiner le pillage. Il a cherché le soutien religieux de la plus haute autorité chiite d’Irak, l’ayatollah Ali Sistani, qui a émis une fatwa interdisant les vols d’antiquités, a demandé l’aide des forces américaines et a rencontré les tribus locales pour faire naître un soutien envers la protection du patrimoine.

Par ailleurs, il a créé la première unité de police irakienne spécialement formée à la protection du patrimoine en 2005, bien qu’elle ait rapidement été redéployée pour protéger les institutions gouvernementales. 

À ce jour, le patrimoine irakien n’est toujours pas la première des priorités, devant les défis persistants en matière de sécurité et de gouvernance. Bien qu’une poignée de lieux historiques soient sécurisés, des milliers d’autres sites archéologiques dans des endroits désertiques reculés ne sont ni clôturés ni gardés.

Les fouilles et le pillage illégaux de sites irakiens sont souvent qualifiés de problème historique, mais se poursuivent encore à ce jour.

L’ancienne ville sumérienne d’Umma, à quelques heures de route d’Eridu, écope de la triste épithète de « site le plus pillé d’Irak ». Ressemblant à la surface lunaire sur les photographies aériennes, le pillage incessant a changé la topographie du site : autrefois vaste colline devenue série d’ondulations criblées de cratères, indiquant des centaines de spots de fouilles illégaux. Et les artefacts d’Umma ont généré des richesses si lucratives que même les gardes présents 24 heures sur 24 ont du mal à assurer la sécurité du site. 

Un panneau d’avertissement pour les visiteurs d’Ur, site populaire et ouvert aux visiteurs irakiens et étrangers (MEE/Tom Westcott)
Un panneau d’avertissement pour les visiteurs d’Ur, site populaire et ouvert aux visiteurs irakiens et étrangers (MEE/Tom Westcott)

Dans les semaines qui ont précédé la visite de MEE à Umma (autorisée uniquement avec une importante escorte militaire), des gangs de pillards armés avaient ouvert le feu sur les gardes du site la nuit à deux reprises. 

« Umma est très dangereuse. Les pillards s’y rendent toujours. Ils n’ont pas peur et parfois ils tirent sur les gardes. Ils nous ont appelés plusieurs fois [en disant] que des pillards étaient là et leur tiraient dessus. C’est une région reculée, donc il n’y a pas de commissariat », indique à MEE Laith Hussein, directeur du Conseil d’État irakien des antiquités et du patrimoine.

« Nous sommes durs avec [les pillards] mais ce sont des gens très durs. Ce sont des criminels et ils sont prêts à tout. »

Pas prêt pour le tourisme 

C’est dans ce paysage perturbé de manière invisible par quatre décennies de pratiques de pillage ruineuses qu’est arrivé le groupe de neuf personnes avec Hinterland Travel. 

Comme la guerre, le groupe État islamique et les troubles civils ont éclipsé dans les médias les problèmes patrimoniaux que connaît l’Irak depuis longtemps, de nombreux visiteurs ignorent les luttes du pays contre le vol d’antiquités. Si Geoff Hann les connaissait bien, la fille de Jim Fitton, Leila, a déclaré à MEE que son père pensait qu’en raison de la détérioration de l’état de santé de l’organisateur du voyage, « les protocoles de sécurité [avaient] pu être oubliés pendant la visite », conduisant certains membres du groupe à ramasser des antiquités en souvenir.

Pièces de poterie peintes sur le sol à Eridu (MEE/Tom Westcott)
Pièces de poterie peintes sur le sol à Eridu (MEE/Tom Westcott)

Leur cas souligne le manque de préparation de l’Irak face à la naissance de son industrie touristique. Depuis le lancement des visas touristiques à l’arrivée l’année dernière, le pays a commencé à attirer des passionnés du patrimoine, des voyageurs essayant de collecter des tampons de passeport de tous les pays et des youtubeurs dont les vidéos ont été largement visionnées.

Ces touristes ne savent peut-être pas grand-chose de l’histoire récente compliquée de l’Irak, en particulier de sa lutte peu médiatisée contre les crimes liés au patrimoine.

Toujours convalescentes après des décennies de guerre, ainsi que des problèmes économiques et de gouvernance persistants, les infrastructures touristiques restent pratiquement inexistantes, laissant les visiteurs indépendants se débrouiller par eux-mêmes.

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Enclins à être utiles, les Irakiens qui offrent potentiellement un soutien aux touristes isolés peuvent également ne pas être au courant des réglementations patrimoniales car, à travers l’Irak, de nombreux sites historiques sont traités localement comme des lieux de pique-nique où des barbecues peuvent être organisés à l’abri de ruines antiques.

Reconnu coupable, Fitton a écopé de quinze ans de prison tandis que Waldmann – qui a affirmé que les deux objets trouvés en sa possession lui avaient été donnés par son compagnon pour les transporter – a été acquitté. Ils étaient tous les deux passibles de peines allant de simples amendes à la peine de mort.

Dans les faits, la peine de mort n’a pas été prononcée pour des délits liés aux antiquités depuis le régime de Saddam Hussein. 

Alors que l’Irak offre au voyageur intrépide une expérience unique dans un pays imprégné d’histoire ancienne et moderne, cette affaire judiciaire montre que l’ouverture aux touristes avant de sécuriser correctement les sites patrimoniaux n’est pas sans risque.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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