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Manifestations, grèves et coupures d’internet : agitation en Iran alors que les prix de l’alimentaire explosent

Des Iraniens en colère manifestent dans les petites villes après que les coupes dans les subventions ont aggravé la crise économique dans ce pays sous sanctions
Une femme vérifie le prix de l’huile alimentaire dans un supermarché de Téhéran, en Iran, où les prix de certains produits augmentent, le 17 mai 2022 (Reuters)
Par Correspondant de MEE à TÉHÉRAN, Iran

Ces dernières semaines, l’Iran a été secoué par des manifestations contre la crise économique que traverse le pays, exacerbée par la baisse des subventions qui a fait bondir les prix des produits de première nécessité.

Selon des sources informelles et des informations publiées sur les réseaux sociaux, au moins cinq personnes ont été tuées jusqu’à présent dans les manifestations nationales, tandis que la police anti-émeute a été déployée à travers le pays pour réprimer l’agitation.

Pendant ce temps, le gouvernement iranien a coupé internet dans plusieurs régions et villes qui ont connu des manifestations. 

Le mois dernier, le gouvernement radical du président Ebrahim Raïssi, élu l’année dernière, a annoncé avoir décidé de réduire et de mettre un terme aux subventions sur le blé et la farine, qualifiant cette mesure de « chirurgie économique ».

Cela a provoqué une augmentation sans précédent des prix : jusqu’à 300 % pour certains types de produits à base de farine dans un pays où près de la moitié des 85 millions d’habitants vit sous le seuil de pauvreté.

Le gouvernement fait valoir que les prix augmentent à cause de la crise mondiale du blé provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ces deux pays sont parmi les plus gros producteurs et exportateurs de blé et de maïs, ainsi que d’huile alimentaire.

Si on en croit le site officiel du gouvernement iranien, ce dernier a dû réduire les subventions sur le blé et la farine parce que de nombreux intermédiaires achetaient la farine subventionnée aux entreprises locales avec un surplus, faisaient passer l’excédent à l’étranger et réalisaient d’énormes profits.

« Le moteur de ces manifestations, ce sont les difficultés économiques plutôt que l’opposition politique. Les manifestants ont faim »

- Un sociologue iranien

Depuis plus de deux semaines, des milliers de personnes manifestent surtout dans les provinces de l’ouest, notamment le Khouzistan et le Tchaharmahal-et-Bakhtiari, ainsi que dans les villes de Boroudjerd dans la province du Lorestan et Dehdasht dans la province de Kohguilouyeh-et-Bouyer-Ahmad.

Des rassemblements ont également été signalés dans un certain nombre de villes dans les provinces d’Ispahan et de Khorassan-e Razavi, respectivement dans le centre et l’est du pays. Mais les heurts et manifestations se concentrent dans les villes d’Izeh, Dezfoul et Andimeshk dans la province du Khouzistan.

Les manifestants scandaient « Raïssi devrait avoir honte et foutre la paix au pays », « le clergé doit dégager », « pas de progrès, pas de loisirs, notre jeunesse a été gâchée » et « l’augmentation des prix, ça suffit ».

Des analystes ont indiqué à Middle East Eye que les manifestations étaient le résultat inéluctable d’une crise qui a particulièrement frappé les pauvres.

« Les gens qui vivent à Téhéran et dans les grandes villes peuvent encore endurer les difficultés économiques, mais dans les villages et petites villes, il est impossible de gagner plus pour faire face à ces nouvelles difficultés », explique à MEE un sociologue iranien sous couvert d’anonymat par crainte de représailles.

« Les gens n’ont donc d’autre choix que de se soulever parce qu’ils n’ont pas assez de revenus ou d’économies. Le moteur de ces manifestations, ce sont les difficultés économiques plutôt que l’opposition politique. Les manifestants ont faim. »

Raïssi, en réaction apparente aux manifestations, a déclaré le 14 mai que « les gens [avaient] agi avec une grande précaution, en ignorant les [objectifs] antirévolutionnaires.

Le président iranien Ebrahim Raïssi (au centre) sur un marché de la capitale, Téhéran, le 13 mai 2022 (AFP)
Le président iranien Ebrahim Raïssi (au centre) sur un marché de la capitale, Téhéran, le 13 mai 2022 (AFP)

Un professeur d’économie iranien estime que couper dans les subventions ne peut qu’engendrer un choc de prix et, par conséquent, une révolte.

« Il faut procéder aux réformes économiques et à la baisse des subventions au bon moment. De nombreux pays qui réduisent les subventions se trouvent, dans l’ensemble, dans de meilleures conditions, notamment l’absence de tensions politiques et de sanctions, contrairement à l’Iran », explique-t-il.

Dans la capitale Téhéran, les chauffeurs de bus de la municipalité ont fait grève le 15 mai, réclamant des hausses de salaires de 57 %. Cette grève a duré plusieurs jours. 

Les chauffeurs ont également organisé des manifestations contre le maire radical de Téhéran Alireza Zakani, scandant « maire incompétent, démission, démission ». Zakani a jusqu’à présent rejeté leurs demandes et certains conducteurs ont été arrêtés.

L’agence de presse semi-officielle ISNA a signalé qu’après la grève à Téhéran, 700 bus opérés par la police de Téhéran fournissaient des services de transport gratuits. 

Des célébrités solidaires

Ces derniers jours, alors que grondait le mécontentement face à la situation économique, des célébrités iraniennes ont exprimé leur soutien aux manifestations. 

« Dans ces circonstances, on ne devrait pas faire la fête quand la population n’a pas le cœur à ça », a déclaré Ali Nasirian, célèbre acteur, lors d’une cérémonie la semaine dernière.

Un autre acteur, Parviz Parastoui, a écrit une lettre ouverte au guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, sur son compte Instagram : « Il n’est pas normal que notre peuple se retrouve face aux balles et aux gaz lacrymogènes dans les rues. »

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« Les gens n’ont pas d’argent, ils n’ont pas les moyens [de s’acheter] du poulet, des pâtes ou de l’huile alimentaire… Ils ont honte de [faire face à] leurs femmes et à leurs enfants. La place de ces gens n’est pas en prison. »

Parviz Parastoui a plus tard supprimé sa publication.

Le réalisateur iranien aux deux Oscars Asghar Farhadi a déclaré lors d’une conférence de presse du jury du 75eFestival de Cannes : « Tout au fond de moi, je ne suis pas heureux d’être juré à Cannes cette année, parce que comme de nombreux Iraniens, je ne peux pas être véritablement heureux. Les gens en ont marre et rien ne rendra les Iraniens heureux actuellement. »

Shahab Hosseini, acteur populaire et prix d’interprétation masculine du Festival de Cannes, a également soutenu les manifestants en affirmant : « Lorsque la pauvreté entre dans les foyers, la foi s’en va. » 

Mais la réaction la plus controversée a été celle de Voria Ghafouri, capitaine d’Esteghlal, une équipe de foot populaire. « En ce qui concerne les problèmes sociaux et civils, le football n’est plus ma priorité et je dois tirer avantage de ma position et être la voix du [peuple]. 

« Les autorités n’ont-elles pas honte de cette situation ? J’espère pour notre peuple la vie qu’il mérite. Notre vie est courte et c’est le droit du peuple iranien que de vivre heureux », a-t-il déclaré à la presse après le match d’Esteghlal le 14 mai.

En réaction, la TV étatique d’Iran aurait interdit à ses chaînes d’interviewer ou de diffuser l’image de Ghafouri.

Ces attaques contre ce joueur populaire ont conduit Ali Daei, célèbre joueur de foot iranien, à soutenir Ghafouri. Il a critiqué les radicaux qui « font taire les critiques », déclarant la semaine dernière : « Les gens connaissent la pire conjoncture économique donc, au lieu de les réprimer, il faudrait essentiellement réfléchir à résoudre leurs problèmes. »

« Le feu couve sous la cendre »

Selon un journaliste iranien qui s’est confié à MEE sous couvert d’anonymat par crainte de la répression, la crise économique dans le pays vient à la fois des sanctions américaines et de la mauvaise gestion de la situation par le gouvernement.

« Les gens ne peuvent ou ne veulent plus tolérer les difficultés économiques dans l’intérêt de l’idéologie de nos responsables. C’est pourquoi le peuple ne soutient pas le nouveau projet économique de Raïssi : il voit simultanément le budget de séminaires et autres institutions inutiles augmenter. Il se demande : “pourquoi doit-on subir une chirurgie économique, mais pas les responsables eux-mêmes ?” »

Le sociologue prévient pour sa part que ne pas répondre aux demandes des manifestants pourrait provoquer une « explosion ».

« Si on n’écoute pas la voix du peuple maintenant et qu’on pense qu’on peut mettre un terme à ces manifestations en emprisonnant et en arrêtant quelques personnes, je dois dire que c’est un feu qui couve sous la cendre et [qu’il] prendra ailleurs et dans une autre situation, parce que lorsqu’une société atteint la phase d’explosion, plus personne n’est capable de la contrôler. »

« Toutes les révolutions de par le monde se sont produites dans des contextes où personne n’avait écouté le peuple. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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