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En Iran, des femmes défient la domination masculine du monde de la mécanique automobile

Un petit groupe d’Iraniennes a fait ses débuts dans une carrière que l’on croyait auparavant réservée aux hommes
Kiana Yarahmadi est suivie par des dizaines de milliers de personnes sur Instagram (MEE/Mohammad Esmaeilizadeh)
Par Mohammad Hashemi à TÉHÉRAN, Iran

Pour Sahar Beygi, tout a commencé peu de temps après son achat d’un 4x4 Nissan d’occasion en 2014.

Décidant de célébrer son acquisition, Sahar avait prévu de sortir faire la fête avec ses amies.

Mais le mauvais sort – ou un concessionnaire peu scrupuleux – a voulu que le moteur du véhicule lâche et que la voiture tombe en panne au beau milieu de la route.

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« Je n’avais aucune idée de la mécanique du moteur », confie Sahar.

« Lorsqu’une de mes amies m’a demandé de vérifier la pompe à carburant, je ne savais même pas où elle se trouvait. »

Une dépanneuse est finalement arrivée au secours des jeunes femmes, mais ce que Sahar décrit comme une « expérience embarrassante » l’avait marquée : ce jour-là, elle a juré d’en apprendre plus sur les voitures.

Sept ans plus tard, Sahar Beygi, 34 ans, a belle allure dans sa salopette kaki, occupée à la réparation d’un 4x4 dans une zone industrielle animée de l’ouest de Téhéran.

Le garage où elle travaille ne se distingue des autres que par le fait que l’un des mécanos est une femme.

Après un diplôme en arts visuels et une expérience professionnelle dans la publicité, Sahar a passé un an à tenter de trouver un garage prêt à l’embaucher comme apprentie mécanicienne.

« J’ai commencé avec un garage qui avait déjà travaillé sur ma voiture et j’ai essayé des dizaines d’endroits à travers la ville, en vain », raconte-t-elle.

La panne de son véhicule a conduit Sahar Beygi à changer de carrière (avec l’aimable autorisation d’Amir Kholousi)
La panne de son véhicule a conduit Sahar Beygi à changer de carrière (avec l’aimable autorisation d’Amir Kholousi)

« Ils hésitaient toujours et semblaient surpris parce que je suis une femme. Les gérants et propriétaires ne me disaient jamais non directement, mais ils traînaient les pieds et me faisaient attendre des semaines, voire des mois, jusqu’à ce que j’abandonne et que j’essaie ailleurs. »

La persévérance de Sahar a porté ses fruits. Après des mois d’essais, et alors qu’elle était sur le point d’abandonner et de déménager en Allemagne pour y commencer une nouvelle vie, un garagiste a décidé de lui donner sa chance.

Ingénieur en mécanique de formation, l’homme a non seulement enseigné à sa nouvelle apprentie les aspects pratiques de la réparation d’un véhicule tout-terrain, mais lui a également fourni une compréhension théorique de ce qui faisait fonctionner un moteur et avancer un véhicule.

Le père de Sahar Beygi avait également suivi une formation de mécanicien (avec l’aimable autorisation d’Amir Kholousi)
Le père de Sahar Beygi avait également suivi une formation de mécanicien (avec l’aimable autorisation d’Amir Kholousi)

À la maison, Sahar a eu la chance d’avoir le soutien total d’un être cher pour la poursuite de son rêve de devenir mécanicienne. Si sa mère était sceptique quant à son choix de carrière, son père, qui avait lui-même étudié la mécanique, l’a encouragée.

« Il m’a même donné ses livres et les notes prises pendant ses années d’étude », s’enthousiasme-t-elle.

Aujourd’hui, la réputation de Sahar Beygi en tant que mécanicienne fiable spécialisée dans les 4x4 est bien établie et les clients viennent de partout pour lui confier la réparation et l’entretien de leurs véhicules. Sa page Instagram est également remplie de messages encourageants.

« Elle est sympathique, compétente, honnête et juste – que peut-on vouloir de plus d’un mécanicien ? »

Un autre client satisfait écrit : « Ma voiture avait des problèmes de moteur et plusieurs tentatives de réparation avaient échoué. [Sahar Beygi] a correctement diagnostiqué le problème en dix secondes. »

Ce soutien ne découle pas uniquement de ses compétences. Elle est également connue pour son rôle pionnier dans la création d’une place pour les femmes dans une industrie presque entièrement dominée par les hommes.

Sahar Beygi organise des ateliers pour enseigner à d’autres femmes les bases de l’entretien automobile (avec l’aimable autorisation de Sahar Beygi)
Sahar Beygi organise des ateliers pour enseigner à d’autres femmes les bases de l’entretien automobile (avec l’aimable autorisation de Sahar Beygi)

La jeune femme prévoit de briser cette emprise en ouvrant un garage entièrement féminin afin de créer des emplois et « offrir aux femmes un environnement de travail sûr ».

« Je suis heureuse d’avoir pu jeter les bases pour que les générations futures suivent mes traces. J’en suis fière »

- Sahar Beygi

« Je suis heureuse d’avoir pu jeter les bases pour que les générations futures suivent mes traces. J’en suis fière », déclare Sahar, avant d’ajouter : « J’ai enduré de nombreuses épreuves, mais je n’ai aucun regret ni doléance. »

Passion et amour

Affirmer qu’il y a une tendance à l’augmentation du nombre de femmes devenant mécaniciennes en Iran est peut-être exagéré. Mais Sahar Beygi n’est certainement pas la seule femme dont la carrière s’inspire de son amour des voitures.

Sadaf Ataei, également âgée de 34 ans, gère une page Instagram populaire où elle publie des vidéos et des images d’elle-même en train de réparer des voitures et de partager des conseils sur la maintenance et l’entretien de base.

Surnommée « Ata Mechanic », la jeune femme travaille trois jours par semaine dans un garage haut de gamme du nord de Téhéran, spécialisé dans des marques étrangères comme Mercedes Benz et Toyota.

Elle passe le reste de son temps dans un garage encombré et taché d’huile du quartier de Tehransar, une zone qui abrite des usines de fabrication de voitures iraniennes.

Sadaf Ataei dit avoir dû faire face au harcèlement de certains hommes (avec l’aimable autorisation de Sadaf Ataei)
Sadaf Ataei dit avoir dû faire face au harcèlement de certains hommes (avec l’aimable autorisation de Sadaf Ataei)

Sadaf a décidé de devenir mécanicienne il y a deux ans après une conversation avec un conseiller en gestion de carrière. Son intérêt pour les voitures plonge ses racines dans ses souvenirs d’enfance, au temps où elle aidait son père dans ses réparations.

« À ma place, une autre femme aurait peut-être regretté la décision et vite arrêté », déclare-t-elle. « Seules la passion et l’amour peuvent vous faire avancer. »

Et c’est la force de cette passion qui lui permet de tenir aujourd’hui, malgré les nombreux écueils que cette carrière réserve aux femmes.

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En plus des réalités quotidiennes de la vie de mécanicienne, comme devoir travailler dans un froid glacial ou une chaleur accablante selon la période de l’année, elle doit également supporter le harcèlement de certains des hommes qu’elle rencontre, à la fois dans le monde réel et sur les réseaux sociaux.

« C’est vraiment douloureux de voir des personnes incapables de comprendre les femmes essayer de saper mon travail », déplore-t-elle dans une interview en podcast publiée en 2020.

« Ils considèrent ce que je fais comme un dû et le décrivent comme quelque chose de négligeable… Il est aussi parfois très difficile de travailler avec des gens qui apportent leur voiture à réparer mais ne savent même pas parler correctement et respectueusement. »

Ténacité

Le fil rouge reliant les expériences de Sahar et Sadaf, ainsi que d’autres femmes comme elles, est leur intense curiosité. À l’instar de Niloofar Farahmand, qui n’a jamais voulu compter sur un homme de sa famille pour s’occuper de sa voiture à sa place.

« J’ai toujours emmené ma voiture au garage moi-même et je voulais en savoir le plus possible sur son fonctionnement », raconte-t-elle, décrivant comment elle demandait aux mécaniciens de lui expliquer ce qu’ils faisaient.

« Mais à maintes reprises, ils se sont moqués de moi ou m’ont répondu de manière sarcastique sans apporter de réponse à mes questions. »

Niloofar Farahmand (à gauche) et Kiana Yarahmadi estiment qu’une carrière de mécanicienne est aujourd’hui plus accessible que jamais en Iran (MEE/Mohammad Esmaeilizadeh)
Niloofar Farahmand (à gauche) et Kiana Yarahmadi estiment qu’une carrière de mécanicienne est aujourd’hui plus accessible que jamais en Iran (MEE/Mohammad Esmaeilizadeh)

Les hommes de la profession n’ont cependant pas tous eu cette attitude et l’un d’entre eux lui a même donné une chance qui a changé sa vie il y a deux ans. Son père, connaissant les intérêts de sa fille, avait demandé au mécanicien de la famille de laisser sa fille venir à son atelier pour apprendre les rudiments de l’entretien automobile. À leur grande surprise, l’homme a accepté.

« Par nature, je suis une fille curieuse mais je n’avais aucune intention de devenir mécanicienne », poursuit Niloofar, se remémorant sa réaction. « Je voulais juste des réponses à mes questions sur le fonctionnement d’un moteur de voiture et comment réparer mon véhicule. »

« Dans ce domaine, les femmes doivent être très résistantes. J’ai ri de ceux qui nous ridiculisaient. Quelqu’un d’autre aurait peut-être fondu en larmes »

- Niloofar Farahmand

Après quelques semaines d’étude au garage, elle a été rejointe par sa meilleure amie, Kiana Yarahmadi. Les deux femmes ont été époustouflées par les possibilités de l’ingénierie mécanique et se sont rendues avec enthousiasme à l’atelier, situé à la périphérie de la capitale iranienne, loin de chez elles.

« Pour nous, c’était juste un monde nouveau et stupéfiant », commente Niloofar.

« Dans ce domaine, les femmes doivent être très résistantes. J’ai ri de ceux qui nous ridiculisaient. Quelqu’un d’autre aurait peut-être fondu en larmes. »

Les deux femmes disent ne pas regretter leur choix de carrière bien que celle-ci soit exigeante sur le plan physique (MEE/Mohammad Esmaeilizadeh)
Les deux femmes disent ne pas regretter leur choix de carrière bien que celle-ci soit exigeante sur le plan physique (MEE/Mohammad Esmaeilizadeh)

« Moi, j’ai toujours ri face à l’adversité. Maintenant, ceux-là mêmes qui se moquaient de nous et essayaient de ruiner nos efforts louent notre persévérance. »

Le duo a continué à approfondir ses connaissances du métier grâce à des cours professionnels et théoriques sur l’entretien des voitures.

Après avoir constitué une clientèle fidèle au garage, les deux jeunes femmes ont récemment déménagé dans un nouvel atelier de réparations dans le nord de Téhéran.

Elles estiment que si les femmes mécaniciennes sont rares en Iran, la situation n’a jamais été aussi favorable pour celles qui aimeraient faire carrière dans le secteur.

« Le syndicat des mécaniciens automobiles reconnaît les femmes et les soutient », déclare Kiana. « Les femmes peuvent participer à des cours de formation professionnelle beaucoup plus facilement qu’auparavant. »

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Aujourd’hui, les deux mécaniciennes, qui disposent de dizaines de milliers de followers sur Instagram, reçoivent des appels et des messages d’autres jeunes femmes leur demandant des conseils sur la façon de débuter dans la profession. Les garages recherchent également des apprentis de sexe féminin.

« Je crois que les femmes travaillent avec plus de discipline et de concentration », affirme Niloofar.

« Non seulement elles font en sorte que le lieu de travail reste propre et bien rangé, mais leur présence incite également les autres employés à agir et à se comporter de manière plus convenable. »

Les deux trentenaires indiquent que presque tous leurs amis et parents leur confient l’entretien et la réparation de leurs véhicules, et qu’elles sont devenues la référence de leur entourage pour toute question liée aux voitures.

Cette sollicitation et cette charge de travail ne les dérangent pas.

« Physiquement, ce travail peut être fatiguant, mais je ne remettrai jamais en cause mon choix de carrière », conclut Kiana. « Au contraire, quand les gens mettent une si grande responsabilité sur mes épaules et me font confiance pour prendre soin de leurs véhicules, je réalise que je suis sur la bonne voie. »

Traduit de l’anglais (original).

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