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« Trop, c’est trop » : des Iraniens frustrés par le tour de vis imposé par la patrouille du hijab

La vague de convocations d’automobilistes pour le non-port du hijab en voiture par la police des mœurs indigne une population qui subit de plein fouet une crise économique dévastatrice
Des Iraniens participent à une cérémonie religieuse en drive pendant le Ramadan et la pandémie de coronavirus, le 30 avril 2020, dans un parking de Téhéran (AFP)
Par Rohollah Faghihi à TÉHÉRAN, Iran

Les automobilistes iraniens sont de plus en plus nombreux à être convoqués dans les bureaux de la police des mœurs, connue sous le nom de « patrouille du hijab », pour avoir enfreint la loi qui impose le port du voile aux femmes en public. 

Cette tendance croissante vise également des hommes qui sont vus en train de transporter des passagères qui ne portent pas le hijab ou dont la voiture a été utilisée par une femme non voilée, car les hommes de la famille sont censés aider à appliquer la loi.

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Cette initiative a fait monter la frustration parmi les Iraniens, déjà sous pression en raison d’une profonde crise économique et de la pandémie de coronavirus. Elle fait également l’objet de critiques en raison des fréquentes erreurs et de la perte de temps occasionnée pour les personnes convoquées.

Après avoir reçu un SMS, le conducteur ou propriétaire du véhicule dispose de dix jours pour se présenter à la police des mœurs et signer une lettre par laquelle il s’engage à ne plus enfreindre les règles relatives au hijab. Si le conducteur ignore ce message, sa voiture peut être mise en fourrière. De même, si les signataires de la lettre sont surpris à enfreindre leur engagement, leur voiture peut, là encore, être mise en fourrière.

La patrouille du hijab est opérée par les forces de police iraniennes, dont le chef est nommé par le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. 

La voiture : espace privé ou public ?

Si la police insiste vivement sur le fait que l’intérieur de la voiture n’est pas considéré comme un espace privé et qu’enfreindre les règles relatives au hijab en déplacement constitue donc un crime, les experts religieux de leur côté ne sont pas unanimes sur le sujet. 

Mohsen Gharavian, un important responsable religieux, a ainsi déclaré lors d’une interview que selon les érudits islamiques, la voiture est une propriété privée – ce qui signifie que ce qui se passe à l’intérieur ne regarde que le propriétaire du véhicule et personne d’autre.

Dans une autre interview, il a fait valoir que la République islamique n’obtiendrait rien de positif en faisant peser davantage de pression sur les femmes. 

Mohammad Taghi Rahbar, un autre religieux influent et ancien député, affirme quant à lui à Middle East Eye qu’en matière de vie privée, les véhicules ne sont pas semblables aux maisons, où on ne peut pas voir les habitants.

Des Iraniennes dans la capitale Téhéran, le 19 octobre 2020 (AFP)
Des Iraniennes dans la capitale Téhéran, le 19 octobre 2020 (AFP)

« Par conséquent, l’intérieur de la voiture n’est pas considéré comme un espace privé car tout le monde peut voir ce que vous y faites, votre tenue et si vous portez le hijab ou non », estime-t-il. 

« Étant donné que de nombreuses personnes peuvent voir l’intérieur de la voiture, si vous commettez un méfait quelconque, cela sera considéré comme une promotion de l’immoralité et une violation de la loi. 

« Savez-vous pourquoi les magasins d’alcool sont fermés en Iran ? Car ils sont également susceptibles de promouvoir l’immoralité. » 

Un système défaillant

La police doit encore finir de mettre au point son projet : beaucoup ont été surpris de recevoir des convocations, ne sachant pas comment ils ont pu enfreindre les règles. 

« J’ai été surpris car ils m’ont sûrement confondu avec une femme, ce qui est parfaitement ridicule »

- Ahmad Alimardani

En recevant un message de la police des mœurs, Morteza Rohani, un membre du clergé chiite, a plaisanté sur son compte Twitter : « Je ne savais pas qu’enlever le turban [équivaut à ne pas porter le hijab]. » 

Un autre automobiliste, Ahmad Alimardani, pense quant à lui avoir pu être pris pour une femme par erreur en raison de ses longs cheveux.

« Je n’ai ni épouse ni petite amie, mais j’ai de longs cheveux. C’est pourquoi lorsque j’ai récemment reçu un SMS de la police, j’ai été surpris car ils m’ont sûrement confondu avec une femme, ce qui est parfaitement ridicule », déclare-t-il à MEE.

D’autres personnes se sont plaintes d’avoir été accusées d’enfreindre les règles alors qu’elles étaient à l’étranger ou chez elles à ce moment-là.

Hoda Dolatshahi, qui étudie en Italie, raconte qu’à son arrivée à Téhéran peu de temps après l’éclosion de la pandémie de COVID-19, elle a reçu un avertissement de la police, ce qui l’a surpris puisque sa voiture était garée chez sa mère depuis des mois.

Arian Ehteshami, enseignant, rapporte à MEE que sa femme n’avait pas touché à sa voiture au cours des trois derniers mois quand elle a reçu « ce SMS stupide ». 

Réagissant aux critiques, le chef de la police de Téhéran, Hossein Rahimi, a assuré que l’initiative était appliquée partout dans le pays et qu’un petit nombre d’erreurs était inévitable.

Convoqués pendant une pandémie

Middle East Eye a interviewé des personnes frustrées par leur visite dans les bureaux de la police des mœurs.

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Farhad Nikpour, par exemple, indique que certains étaient en colère d’avoir dû se présenter pour une affaire insignifiante : « J’ai demandé au policier s’il avait une quelconque preuve que j’avais enfreint la loi, il m’a répondu “non” et a ajouté que si j’avais une objection, je devais saisir la justice pour engager des poursuites. 

« J’ai donc préféré signer la lettre d’engagement et sortir de là. » 

Mojgan Saeedi ne porte pas le hijab et dit ne pas croire en cette règle. Mais lorsqu’elle s’est rendue dans les bureaux de la police, en plein cœur de la pandémie, elle a dû attendre dans une longue file pour signer la lettre d’engagement. Une file d’attente qui, selon elle, mettait en danger la vie des gens dans un pays qui déplore déjà le taux le plus élevé de contamination au coronavirus dans la région – avec plus de 581 000 cas et plus de 33 000 décès.  

En plus de signer la lettre, les contrevenants à la loi doivent assister à un cours organisé par la police sur les valeurs et l’importance du hijab, précise Farnaz Ziaee, une comptable qui utilise sa voiture pour aller travailler.

Système de reconnaissance faciale

Le chef de la police de Téhéran a déclaré en juillet qu’un grand nombre de patrouilles de police avaient été chargées de surveiller et d’identifier les conducteurs enfreignant la loi sur le hijab, en consignant l’heure, le lieu et les informations relatives à la voiture, telles que la marque et la plaque d’immatriculation.

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« [Puis ils] saisissent les informations, avec leur nom et leurs informations, au central [de la police des mœurs]. Les actions nécessaires sont alors entreprises sans délai et le propriétaire de la voiture reçoit un SMS », expliquait-il.

Un responsable de la police iranienne a également annoncé que « les outils technologiques, les caméras de circulation et de la police » seraient utilisés pour sévir contre celles qui ne portent pas « convenablement » leur hijab. 

En présentant la nouvelle politique contre le coronavirus qui prévoit d’infliger des contraventions aux personnes qui ne portent pas le masque, le ministre de la Santé Alireza Raisi a ajouté que le système de reconnaissance faciale utilisé par la police pour son projet de patrouille du hijab serait également employé pour surveiller la politique de port du masque. 

« Puisque toutes les informations concernant les individus sont disponibles [dans le système], une amende leur sera infligée », a-t-il averti.    

Cependant, deux semaines plus tard, un député conservateur, Mahmoud Ahmadi Bighash, a indiqué que la police n’utilisait pas de système de reconnaissance faciale. 

Faire le jeu de l’administration américaine

Tandis que les États-Unis appliquent leur politique de « pression maximale » sur l’Iran avec des sanctions économiques à grande échelle qui nuisent aux Iraniens lambda, les radicaux à Téhéran serrent la vis à leurs citoyens en réprimant les libertés sociales. 

« Les actions stupides [de la police des mœurs] vont pousser les gens à l’émeute, car ils n’en peuvent plus – trop, c’est trop »

- Maneli Jamshidi, étudiante

Certains Iraniens ont l’impression que les autorités font une erreur en ajoutant davantage de pression psychologique, suggérant que cela pourrait même les pousser au bord de la révolte, faisant ainsi le jeu de l’administration américaine.

« Ça ne va pas la tête ! », s’insurge ainsi Maneli Jamshidi, une étudiante en science politique qui a demandé à MEE le pseudonymat pour des raisons de sécurité. 

« [Le président Donald] Trump cherche manifestement à renverser la République islamique et a recours aux outils les plus cruels pour pousser les gens dans la rue… Les actions stupides [de la police des mœurs] vont pousser les gens à l’émeute, car ils n’en peuvent plus – trop, c’est trop. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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