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Iran : une nouvelle révolution blanche serait-elle en train de couver ?

L’autorisation d’échanger les « Justice Shares », après quinze ans d’interdiction, n’a d’autre objectif que d’apaiser le mécontentement qui couve au sein de la population iranienne
Des Iraniens surveillent la Bourse de Téhéran, en juillet 2019 (AFP)

Fin avril, le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a accédé à la requête du président Hassan Rohani d’autoriser les détenteurs de « Justice Shares » à les échanger à la Bourse de Téhéran. 

Dans sa décision, Khamenei a noté le rôle de cet instrument financier dans la promotion de la justice sociale et l’émancipation des familles pauvres. Les « Justice Shares » sont des actions de grandes entreprises publiques distribuées pour aider les citoyens modestes et pour accélérer la privatisation. Il était jusqu’à présent impossible de les échanger en bourse. 

Fait intéressant, cette mise en circulation des actions sur le marché intervient quinze ans après le lancement du programme. Pourquoi maintenant ? 

Indicateurs économiques

Rohani soutient que le portrait de l’économie iranienne brossé par les médias étrangers est faux, faisant récemment remarquer : « Cette année est une bonne année […] les conditions sinistres dépeintes par les médias étrangers, visant à effrayer [notre] peuple, sont absolument fausses et sans aucun fondement. » 

En réalité, la plupart des grands indicateurs économiques viennent contredire les allégations de Rohani. 

Dans son rapport d’avril, le Fonds monétaire international évalue la baisse de PIB de l’Iran à 7,6 %, avec une prévision de baisse supplémentaire de 6 % en 2020. Selon la Banque centrale iranienne, le taux d’inflation au cours du dernier exercice iranien (de mars 2019 à mars 2020) était de 41,2 %, second taux le plus élevé au cours des trente dernières années. 

Les chiffres peuvent difficilement être niés. Le tableau général de l’économie iranienne est différent des assertions constantes de Rohani et de l’ensemble du système

En ce qui concerne le chômage, l’Iran comptait 3,3 millions de personnes sans emploi avant la pandémie de coronavirus. Un récent rapport du Centre de recherche de l’Assemblée législative islamique estime que 2,8 à 6,4 millions de personnes perdront leur emploi à cause de la pandémie. 

N’oublions pas que, selon la définition du ministère du Travail, un individu est considéré actif s’il travaille « une heure par semaine » 

Les chiffres peuvent difficilement être niés. Le tableau général de l’économie iranienne est différent des assertions constantes de Rohani et de l’ensemble du système. En fait, si Khamenei a décidé de revenir sur l’interdiction d’échanger les « Justice Shares », c’est à cause de l’état de l’économie.

Alors que le nombre de chômeurs est important, que de nombreuses familles à faibles revenus luttent contre l’inflation pour survivre et que le ressentiment persiste au sein de la société en raison de la répression brutale des émeutes l’an dernier, la mise en circulation des « Justice Shares » vise très certainement à prévenir une explosion sociale. 

Révolution par le haut

C’est une révolution par le haut. Pourquoi cette initiative est-elle si importante ? Tout d’abord, les « Justice Shares » sont détenues par 49 millions de personnes, donc une part massive de la société en bénéficiera. Les actionnaires détiennent les actions d’un portefeuille composé de 49 sociétés publiques, notamment pétrochimiques, qui sont le moteur de la bourse. 

Ensuite, la valeur de ces actions a été multipliée par seize depuis le lancement du programme. Par ailleurs, la Bourse de Téhéran s’envole et rien ne semble pouvoir l’arrêter : au cours des douze derniers mois, les cours ont été multipliés par cinq. Alors que les marchés mondiaux trébuchent, l’indice iranien est passé de 508 000 points le 24 mars à plus de 1 000 000 ce mois-ci. 

Le président iranien Hassan Rohani s’exprime à Téhéran, en mai 2017 (AFP)
Le président iranien Hassan Rohani s’exprime à Téhéran, en mai 2017 (AFP)

Pourquoi cette hausse vertigineuse ? Elle a commencé l’année dernière, lorsque davantage de personnes se sont précipitées pour investir en bourse afin de garantir la valeur de leur argent face à l’inflation galopante. Quand l’augmentation du cours de la bourse s’est accélérée, le phénomène d’effet moutonnier a pris le relais. L’argent s’est mis à inonder le marché.  

Étant donné que sous le mandat de Rohani, l’apport de devises nationales a plus que quadruplé, le montant d’argent inondant le marché boursier est énorme. Le pays a attrapé une fièvre boursière. Lorsque les détenteurs des « Justice Shares » arriveront sur le marché, entre 70 et 80 % de la population iranienne sera concernée.

Cette décision rappelle la révolution blanche pendant le règne du shah, qui avait, entre autres réformes, distribué des terres aux paysans iraniens (en partie pour affaiblir les grands propriétaires terriens, potentielles menaces pour la monarchie) et offert un intéressement aux bénéfices pour les ouvriers des usines et des installations industrielles. L’objectif était de renforcer la base sociale de la monarchie et le shah personnellement. 

Aggravation de la crise

L’autorisation d’échanger des « Justice Shares », après quinze ans d’interdiction, n’a d’autre objectif que d’apaiser le mécontentement qui couve, risquant d’exploser et menacer le système iranien. La pandémie de coronavirus et la campagne de « pression maximale » de Washington – qui, contrairement aux allégations du président Donald Trump, n’a d’autre but que de provoquer un changement de régime en Iran – aggravent la crise économique. 

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Rohani et son administration jouent un rôle majeur dans l’échauffement du marché boursier. Sur un site internet considéré comme un soutien de Rohani et de son administration, l’économiste Davood Souri écrit : « Cette déclaration de l’administration [selon laquelle elle soutient pleinement la bourse] n’est qu’inepties. Que signifie soutenir pleinement ? L’administration va-t-elle compenser les pertes des investisseurs s’ils perdent de l’argent ? Absolument pas. » 

Souri a raison. Selon le directeur de la bourse, la capitalisation boursière de Téhéran était à plus de 5 000 billions de tomans (200 milliards de dollars) le 11 mai. Mais ce chiffre peut radicalement évoluer selon le taux de change du jour.

Fin mars, Rohani demandait au guide suprême iranien d’autoriser le gouvernement à prélever un milliard de dollars dans le fonds souverain iranien. Étant donné la pénurie de fonds, il est irréaliste d’affirmer que l’administration serait en mesure de couvrir les pertes des actionnaires même s’il ne s’agissait que d’une fraction des 200 milliards de dollars. 

Cette tendance de la Bourse de Téhéran est-elle donc durable ? Masoumeh Aghapour Alishahi, membre de la commission économique du Parlement, prévient : « Alors que tous les indicateurs suggèrent une récession économique, que la demande en produits non pétroliers et leurs exportations sont réduits, que les ventes et la trésorerie des entreprises ont diminué et l’importation d’équipement [industriel] est devenu extrêmement difficile [à cause des sanctions], comment les entreprises [cotées en bourse] pourraient-elles avoir un bilan positif dans les mois à venir ? » 

« La bulle éclatera »

En réalité, cette course historique est due uniquement à l’énorme afflux d’argent sur le marché boursier. Tôt ou tard, ce flux s’amoindrira et les prix commenceront à stagner. À ce stade, les actionnaires se mettront à retirer leur argent car ils auront l’impression que l’inflation consume leurs actifs. 

L’effet moutonnier se manifestera à nouveau – et les actions chuteront. Ahmad Naderi, directeur de l’Institut des études et recherches sociales à l’Université de Téhéran, a tweeté le 5 mai : « La bulle boursière éclatera […] et je m’inquiète des conséquences : des émeutes plus importantes qu’en 2017, 2019 et bien plus importantes que dans les années 1990. » 

« La bulle boursière éclatera […] et je m’inquiète des conséquences : des émeutes plus importantes qu’en 2017, 2019 et bien plus importantes que dans les années 1990 » 

- Ahmad Naderi, Université de Téhéran

Le sort des « Justice Shares » sera lié à celui de la bourse dans son ensemble. Les spécialistes des causes de la révolution islamique de 1979 en Iran sont quasiment unanimes sur le fait que l’échec de la révolution blanche du shah fut l’un des facteurs majeurs ayant provoqué la chute de la monarchie. 

Comme le fait remarquer l’éminent professeur américano-iranien Ervand Abrahamian : « La révolution blanche avait été conçue pour prévenir une révolution rouge. À la place, elle a ouvert la voie à une révolution islamique. »

Est-ce que la mise en circulation des « Justice Shares » – conçues pour apporter de la joie à des millions de familles pauvres – et la course impressionnante de la Bourse de Téhéran réussiront à empêcher l’explosion des mécontentements accumulés ? 

- Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste indépendant irano-canadien qui écrit sur les affaires intérieures et étrangères de l’Iran, le Moyen-Orient et la politique étrangère américaine dans la région. Il est coauteur de l’ouvrage Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace. Il contribue à plusieurs sites consacrés au Moyen-Orient ainsi qu’au Huffington Post. Il écrit également de façon régulière pour BBC Persian. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @SShahidsaless.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
 

Shahir Shahidsaless is an Iranian-Canadian political analyst and freelance journalist writing about Iranian domestic and foreign affairs, the Middle East, and the US foreign policy in the region. He is the co-author of Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace. He is a contributor to several websites with focus on the Middle East. He also regularly writes for BBC Persian. He tweets @SShahidsaless.
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