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Manifestations en Iran : « Nous sommes coincés entre ce taré de Trump et un gouvernement inepte »

En colère contre un « gouvernement corrompu » et les effets économiques des sanctions américaines, des Iraniens se disent prêts à redescendre dans la rue malgré la répression
Des centaines de banques, stations-service et édifices gouvernementaux ont été incendiés pendant les troubles (AFP)
Par Correspondant de MEE à IRAN

Debout près d’un carrefour dans le nord de Téhéran, Masoud espère qu’un passant à la recherche de main-d’œuvre lui confie un travail pour la journée. « Je fais partie de ceux qui ont manifesté lors des récents événements. J’attendais une telle occasion pour rejoindre d’autres personnes et exprimer ma colère et mon mécontentement face à mes conditions de vie », confie-t-il à Middle East Eye.

Ce chômeur de 43 ans vit dans un bidonville près de Karadj, une ville proche de la capitale. Au cours des deux dernières années, alors que la situation économique du pays se détériorait, de nombreux Iraniens se sont retrouvés dans l’incapacité de payer leur loyer et ont été contraints de déménager dans les banlieues et bidonvilles situés à proximité des grandes villes industrielles comme Téhéran.

« Cela fait deux ans que je suis au chômage ; je n’arrive plus à joindre les deux bouts et à offrir à ma famille et mes deux enfants une certaine qualité de vie », ajoute Masoud.

« Pendant les manifestations, j’ai vu à quel point les gens étaient frustrés et irrités. Certains étaient munis de gourdins. Si de grands rassemblements ont à nouveau lieu dans les villes, je m’y joindrai à coup sûr, et ce tant que nos problèmes ne seront pas résolus. »

Il était minuit le 15 novembre dernier lorsque le gouvernement a choqué les Iraniens en annonçant qu’il rationnait l’essence et en triplait le prix.

Sans aucune planification préalable, les habitants de nombreuses villes, dans plus de 100 régions du pays, sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère contre le gouvernement et l’élite dirigeante.

Des centaines de banques, de stations-service et d’édifices gouvernementaux ont été incendiés pendant les troubles, dont 50 sites utilisés par les forces de sécurité, selon les autorités iraniennes.

Les premières heures des manifestations

« Tout a commencé spontanément, sans aucune planification ni préparation », affirme Maysam, qui travaille dans le bazar de Téhéran, cœur économique du pays, à MEE. « Ce qui a le plus irrité les gens, c’est que le triplement du prix de l’essence s’est produit du jour au lendemain alors que cela aurait dû se faire sur cinq ou six ans. »

Des Iraniens marchent près d’une banque incendiée, après des manifestations contre l’augmentation du prix du carburant à Téhéran (Reuters)
Des Iraniens marchent près d’une banque incendiée, après des manifestations contre l’augmentation du prix du carburant à Téhéran (Reuters)

Mohsen, un chauffeur de taxi de 65 ans, raconte à MEE qu’il était « coincé » rue Piroozi, dans un quartier du sud de Téhéran, lorsque les manifestations ont éclaté. « Au début, je pensais que les embouteillages étaient dus à la neige, mais en fait, les gens avaient bloqué les rues », se souvient-il.

« Les Iraniens en ont marre de la situation économique désastreuse et des scandales de corruption à répétition »

- Mohsen, chauffeur de taxi

« Les Iraniens en ont marre de la situation économique désastreuse et des scandales de corruption à répétition touchant des responsables. »

Mohsen insiste sur le fait que ceux qui ont pillé des supermarchés n’étaient pas des voyous. « J’ai même vu une femme âgée quitter un magasin avec des produits de première nécessité.

« Je ne sais pas pourquoi le gouvernement ne comprend pas que les gens se noient dans la pauvreté. Ma vie est un symbole de la situation actuelle. Outre le loyer, je dois rembourser chaque mois le prêt contracté pour ma voiture. Et maintenant, je suis dans le flou car je ne sais pas comment aller travailler. Avec le prix de l’essence multiplié par trois, mes revenus ont chuté. »

« Nous sommes coincés entre ce taré de président américain [Donald Trump], dont les lourdes sanctions ont conduit de nombreuses personnes, dont mon fils, à perdre leur emploi, et un gouvernement inepte en Iran qui ne veut pas nous ficher la paix en démissionnant. »

Les États-Unis ont imposé des sanctions à l’Iran en mai 2018 après s’être retirés unilatéralement d’un accord historique sur le nucléaire conclu en 2015, impactant durement l’économie iranienne.

La classe moyenne anéantie

« Les revenus de la plupart des Iraniens sont bas tandis que l’inflation monte en flèche », commente un employé d’une compagnie aérienne.

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« Avec l’augmentation du prix du carburant, le prix de la nourriture et des autres produits de première nécessité a augmenté, et quand les prix augmentent, il ne redescendent pas. Le pouvoir d’achat des gens est à son niveau le plus bas et personne, moi y compris, ne peut continuer à emprunter de l’argent aux autres.

« En ce moment, la classe moyenne a été effacée de la surface de l’Iran, et les gens sont soit membres de la classe aisée, soit pauvres. Je crois que la majorité des gens ressent actuellement le goût amer de la pauvreté. »

Alors que les déclarations des Iraniens ordinaires indiquent que les protestations ont été motivées par la colère face à la corruption étatique, le rédacteur d’un journal réformiste, qui a accepté de parler à MEE sous couvert d’anonymat, explique que la perte d’espoir tant dans les réformateurs que les conservateurs a joué un rôle important dans le déclenchement des protestations.

« Les gens sont parvenus à la conclusion que ni les réformistes ni les radicaux ne pouvaient les servir, ce qui a suscité le désespoir »

- Un journaliste

« Au cours des deux dernières années, les gens sont parvenus à la conclusion que ni les réformistes ni les radicaux ne pouvaient les servir, ce qui a suscité le désespoir vis-à-vis de ces deux groupes.

« En fait, c’est l’absence de tout signe de changement positif qui a amené les Iraniens dans la rue, et l’augmentation du prix de l’essence a servi de prétexte pour exprimer une opposition à la façon dont est gouverné le pays. »

Répression meurtrière

Dès le premier jour des manifestations, l’atmosphère était violente. Selon divers rapports, les forces de sécurité iraniennes ont ouvert le feu sur les manifestants, faisant plus de 200 morts d’après Amnesty International.

Le gouvernement et les responsables de la sécurité affirment pour leur part que ce sont « l’ennemi » et des groupes terroristes qui ont tiré sur les foules pour créer une division entre l’État et le peuple.

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Téhéran a notamment accusé les dirigeants de l’opposition en exil ainsi que ses adversaires à l’étranger – Israël, l’Arabie saoudite et les États-Unis – d’avoir contribué à fomenter les troubles.

Les États-Unis estiment que 1 000 personnes ont été tuées lors des manifestations en Iran, un chiffre non vérifié selon Human Rights Watch.

Alors que la plupart des régions du pays ont été touchées, les manifestations les plus violentes et les plus meurtrières ont eu lieu dans le sud de l’Iran, en particulier dans la province du Khouzistan.

« Bien sûr, les gens ont scandé des slogans sévères à l’encontre du gouvernement parce qu’ils sont inquiets pour leur condition de vie. J’en suis, et j’ai beaucoup d’amis dont les revenus sont faibles et qui ne peuvent pas se permettre le nécessaire», confie à MEE un responsable des services de sécurité.

« J’ai pu voir comment l’Arabie saoudite et son groupe terroriste par procuration, al-Ahwazi, surfaient sur les vagues au Khouzistan »

- Un responsable des services de sécurité

« Mais j’ai pu voir comment l’Arabie saoudite et son groupe terroriste par procuration, al-Ahwazi [une organisation sécessionniste qui revendique l’autonomie de la province riche en pétrole du Khouzistan] surfaient sur les vagues au Khouzistan. C’est pour cette raison que le nombre de morts était élevé dans cette région. »

Désespoir chez les jeunes

« Ma sœur a été touchée par balle à la jambe alors qu’elle rentrait à la maison après avoir quitté l’université », raconte Payam, qui habite lui aussi à Karadj. « Elle n’a joué aucun rôle dans les manifestations et sa seule faute a été de rester un moment à regarder comment les choses se déroulaient.

« Nous sommes vraiment inquiets de l’insécurité et de ce qui pourrait arriver à l’avenir. »

De fait, un sentiment de désespoir, qui avait commencé à disparaître après l’accord sur le nucléaire de 2015, est récemment redevenu la marque de fabrique de la jeunesse iranienne.

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Après la réimposition des sanctions américaines à la suite du retrait de Washington de l’accord sur le nucléaire et les dommages qui en ont résulté pour l’économie iranienne, l’ombre du désespoir est revenue.

Profondément abattu, Farzad, un comptable de 36 ans, confie à MEE qu’il ne souhaite plus qu’une chose : partir. « Si je n’avais ni femme ni enfants, j’aurais définitivement quitté le pays », lance-t-il.

« La seule chose pour laquelle nos maudits responsables sont doués est l’accumulation de richesses pour eux-mêmes et leurs familles. Les gens comme moi sont toujours honteux devant leur famille parce qu’ils ne peuvent pas leur acheter des vêtements ou ce dont ils ont besoin. »

Même son de cloche chez un activiste iranien rencontré par MEE, déterminé à partir vivre en Europe car il ne prévoit ni « soulèvement » ni changement ou réforme positifs en Iran.

« La censure d’internet [imposée pendant les manifestations] durant une semaine a renforcé mon intention de quitter le pays », dit-il. « Cette absence de connexion a frustré tout le monde et pourrait provoquer une nouvelle vague de protestations. »

Des manifestations de plus en plus fréquentes

Dans une interview accordée à Fararu, une agence de presse privée iranienne, le professeur de sociologie Amanollah Qarai Moghaddam a laissé entendre que les manifestations continueraient à travers le pays en raison du « mécontentement accru » des Iraniens envers le gouvernement.

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« Les gens ont le sentiment qu’ils sont les seuls à porter le fardeau des pressions [économiques], tandis qu’un petit nombre de personnes ont accès à toutes les opportunités et tous les privilèges », a-t-il expliqué.

« [Dès lors,] ils cessent d’espérer qu’un changement [positif] se produise. Si j’ose dire, le problème ne concerne ni l’essence ni [le prix des] œufs. Dans des conditions similaires, il existe un potentiel pour de telles manifestations.

« Les manifestations ont pris de la vitesse. Si [dans le passé,] la distance entre deux séries de manifestations était de huit ans, cette [période] est maintenant tombée à deux ans », a ajouté le sociologue en référence aux événements de 2009 et de fin 2017.

Traduit de l’anglais (original).

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