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Manifestations en Iran : comment ont-elles éclaté et à quoi faut-il s’attendre ?

La forte hausse des prix de l’essence imposée par le gouvernement a engendré des manifestations en Iran. Mais les protestataires affirment que les raisons de leur mécontentement vont bien au-delà
Des manifestants iraniens se rassemblent autour d’un feu lors d’une manifestation contre la hausse du prix de l’essence, le 16 novembre 2019 dans la capitale Téhéran (AFP)

En Iran, des manifestations ont éclaté vendredi à travers tout le pays, au lendemain de l’annonce par le gouvernement d’une forte hausse du prix de l’essence.

Cette décision brutale englobait un plan de rationnement et une réduction des subventions qui ont entraîné une flambée des prix d’au moins 50 %.

Afin d’endiguer les manifestations et de contrecarrer l’organisation d’un mouvement civil de contestation, l’État a imposé « une coupure quasi-totale d’internet au niveau national ».

Selon les informations les plus récentes, au moins douze personnes ont été tuées et plus d’un millier sont en détention. D’autres rapports font état de trente-six morts dans l’ensemble du pays.

Le déclencheur

L’augmentation des prix de l’essence a été décidée par le Conseil suprême de coordination économique (CSCE), un puissant organisme de prévoyance formé à la demande du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, à la suite du retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire en mai 2018 et de la réimposition de sanctions écrasantes.

Le CSCE est composé des responsables des différents pouvoirs, à savoir le président Hassan Rohani, le président du Parlement Ali Larijani et le chef du système judiciaire Ebrahim Raïssi.

Bien que l’administration Rohani, à l’instar des gouvernements précédents, ait soutenu la réduction des subventions sur les carburants accordées par l’État comme une nécessité pour réformer l’économie, la mesure a été adoptée à un niveau supérieur et sans préavis.

« Les modérés alliés de Rohani ont pris en otage les moyens de subsistance du peuple et cherchent à saper l’establishment dans l’espoir de ressusciter sur le plan politique »

- Un analyste du renseignement

Cela indique l’urgence qu’il y a à s’attaquer à l’aggravation du déficit budgétaire de l’Iran en raison de sa capacité limitée à exporter du pétrole brut à cause des sanctions imposées par les États-Unis sur le pétrole et les banques.

 Cette nouvelle politique a été approuvée et adoptée si rapidement que même les députés sont dans le flou.

Un député est même allé jusqu’à recommander sarcastiquement de fermer le Parlement, économisant ainsi de l’argent sur ses dépenses et contribuant à « l’économie de la résistance », nom donné aux mesures d’économie constamment promues par Khamenei.

Le budget annuel du gouvernement iranien pour l’année en cours selon le calendrier perse (21 mars 2019 – 21 mars 2020) avait été prévu sur la base de ventes de pétrole évaluées à environ 1,5 million de barils par jour (bpj), alors que les études de marché montrent aujourd’hui un taux d’exportation du brut nettement inférieur, entre 100 000 et 500 000 bpj.

Par ailleurs, selon le Fonds monétaire international (FMI), l’économie iranienne devrait se contracter de 9,5 % cette année, soit 3,5 % de plus qu’une précédente prévision estimant la contraction à 6 %. Il faudrait que le baril de pétrole se vende 194,6 dollars pour que Téhéran équilibre son budget l’année prochaine, annonce le FMI. Actuellement, le baril se vend environ 62 dollars.

Les tendances néolibérales du gouvernement, conjuguées à la composition politique du CSCE – un président modéré, un président du Parlement pragmatique allié à Rohani et un chef du pouvoir judiciaire radical qui s’oppose à tous les deux –, ont contribué à donner l’impression que c’est avant tout le gouvernement plutôt que l’élite politique dans son ensemble qui est à l’origine de la politique de hausse du prix de l’essence. 

Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, à Téhéran le 30 octobre (bureau du Guide suprême iranien/AFP)
Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, à Téhéran le 30 octobre (bureau du Guide suprême iranien/AFP)

Selon un analyste du renseignement basé à Téhéran et affilié au Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), c’est exactement le contraire de ce que Rohani et ses alliés ont voulu faire avant les élections législatives de l’année prochaine.

« Les modérés alliés de Rohani ont pris en otage les moyens de subsistance du peuple et cherchent à saper l’establishment dans l’espoir de ressusciter sur le plan politique », a déclaré cet analyste à Middle East Eye, sous couvert d’anonymat.

Peu de temps avant l’annonce du nouveau prix de l’essence, Rohani a lancé une rare tirade publique contre le pouvoir judiciaire dominé par les radicaux pour ce qu’il a décrit comme sa répression discriminatoire et à caractère politique de la corruption présumée.

En réaction, presque tous les médias et responsables radicaux, y compris les hauts commandants du CGRI et des religieux influents, s’en sont pris à l’administration Rohani, l’accusant de tentatives non mesurées et imprudentes de gagner des points au niveau politique.

Malgré les accusations et les critiques, il est à noter que les plus hauts dirigeants iraniens ne sont pas intervenus pour empêcher la hausse des prix malgré la situation extrêmement explosive de la société iranienne aujourd’hui et les prédictions d’une réaction populaire négative.

Le soutien de Khamenei     

L’une des raisons avancées pour expliquer l’absence d’intervention des cercles du pouvoir est que ceux-ci auraient peut-être anticipé que la colère populaire serait tournée vers les modérés déjà en difficulté et les mettrait sur la touche une fois pour toutes.

« Le plus important dans la nouvelle politique sur l’essence, c’est qu’elle a été mise en œuvre sans aucun effort pour préparer l’opinion publique au choc »

- Hamidreza Azizi, politologue

« Le plus important dans la nouvelle politique sur l’essence, c’est qu’elle a été mise en œuvre sans aucun effort pour préparer l’opinion publique au choc », a déclaré Hamidreza Azizi, professeur adjoint de sciences politiques à l’Université Shahid Beheshti de Téhéran.

« Compte tenu de la couverture de l’événement par les médias radicaux, de puissants radicaux semblent avoir cherché à affaiblir davantage l’administration Rohani et à présenter les modérés qui lui sont affiliés comme fondamentalement inefficaces et malavisés. » 

Sauf que c’était une erreur de calcul. 

Des manifestations populaires contre la décision ont éclaté le lendemain dans plusieurs villes d’Iran, mais elles ne se sont pas limitées à des critiques contre le pic du prix de l’essence.

En fait, elles se sont développées en manifestations contre l’ensemble de la classe politique et de sa politique nationale et étrangère, accusée de contribuer massivement à la détérioration des conditions de vie de la majorité des Iraniens.

L’opposition au soutien logistique et financier offert par la République islamique d’Iran aux groupes paramilitaires de la région est, par exemple, un sujet récurrent dans les manifestations et suscite une controverse particulière.

Selon les statistiques officielles, près de 40 % des 83 millions d’Iraniens sont tombés sous le « seuil de pauvreté » l’année dernière. La situation économique s’est encore détériorée depuis.

Khamenei lui-même a déclaré que la hausse du prix du carburant survenait avec sa bénédiction.

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« Je ne suis pas un expert [sur la question] et les opinions diffèrent, mais j’avais dit que si les responsables des trois pouvoirs prenaient une décision, je la soutiendrais », a-t-il déclaré dimanche.

Le guide suprême a également imputé les troubles aux ennemis étrangers et aux groupes antirévolutionnaires de la République islamique, exhortant les forces de sécurité à endiguer les manifestations. 

« Certaines personnes sont sans doute inquiètes de cette décision […] mais les sabotages et les incendies criminels sont commis par des voyous, pas par notre peuple. La contre-révolution et les ennemis de l’Iran ont toujours soutenu le sabotage et les atteintes à la sécurité et continuent de le faire », a-t-il déclaré.

Comme on pouvait s’y attendre, Washington a cherché à tirer profit des protestations et le secrétaire d’État Mike Pompeo a tweeté : « Comme je l’ai dit au peuple iranien il y a presque un an et demi : les États-Unis sont avec vous. »

Alors que les manifestations peuvent sembler renforcer la stratégie de « pression maximale » des États-Unis contre l’Iran, la réponse des dirigeants de la République islamique d’Iran raconte une autre histoire.

Depuis le retrait américain de l’accord sur le nucléaire de mai 2018 et le rétablissement de sanctions draconiennes contre Téhéran, les dirigeants iraniens ont fait extrêmement attention à ne pas donner leur feu vert à des mesures qui pourraient donner une impression de faiblesse et de subir la pression.

Pour Khameini, faire preuve de souplesse nourrirait l’idée que la politique de Washington fonctionne et provoque des changements.

Comme le montre le refus du gouvernement iranien de reculer face à la dissidence populaire croissante, la stratégie américaine de « pression maximale » peut donner des résultats contradictoires et contre-productifs.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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