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L’Iran est-il une grande puissance régionale ? 

À l’intérieur, jamais les ayatollahs n’ont été aussi impopulaires. À l’extérieur, la République islamique, incapable de protéger ses forces militaires en Syrie et au Liban, est très isolée. Attention à ne pas confondre puissance et capacité de nuisance
Des manifestants brandissent le drapeau iranien et un portrait du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, lors d’une cérémonie marquant le 33e anniversaire de la révolution islamique, à Téhéran, le 11 février 2012 (Reuters)

Quinze mois après la sortie de Donald Trump de l’accord de 2015, les dirigeants de la République islamique semblent résister aux sanctions américaines et poursuivre leurs ambitions expansionnistes. 

Alors que personne ne doute de la provenance des attaques des pétroliers dans le Golfe persique et des installations pétrolières saoudiennes, tous les experts de la ligne traditionnelle s’accordent pour admirer la finesse de la diplomatie iranienne, tout en critiquant le président américain. 

La véhémence des dirigeants iraniens suscite l’enthousiasme de l’opinion publique un peu partout, sauf parmi les Iraniens

Ils estiment que l’Iran est devenu une puissance régionale, voire le pays le plus puissant de la région, alors que les États-Unis sont plus isolés que jamais.

Les dirigeants de la République islamique continuent leur politique anti-israélienne/anti-américaine et imposent des conditions préalables pour entrer en négociation avec l’administration américaine.

Ils demandent la levée immédiate de toutes les sanctions et, plus récemment, Mohsen Rezaee, le secrétaire du Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime de l’Iran, a exigé quelque 50 milliards de dollars de dommages et intérêts pour que l’Iran retourne à la table des négociations. 

La véhémence des dirigeants iraniens suscite l’enthousiasme de l’opinion publique un peu partout, sauf parmi les Iraniens qui doivent en subir les conséquences néfastes. 

Les ayatollahs sont devenus des héros glorieux pour les pauvres et les opprimés du monde : « Enfin un pays qui ne se plie pas face aux Américains et aux Israéliens », disent les gens. 

Le président iranien Hassan Rohani (à gauche) et de hauts responsables de ses forces armées assistent à un défilé à l’occasion de la journée annuelle de l’armée, le 18 avril 2018, à Téhéran (AFP)

Désormais, l’Iran des ayatollahs incarne la résistance à l’injustice dans le monde et ce n’est pas seulement aux yeux des opprimés mais également aux yeux de certains experts en relations internationales, particulièrement ceux qui occupent le devant de la scène médiatique en France.

Mais le mystère règne sur leurs jugements : en quoi la République islamique constitue-t-elle une grande puissance ?

Une situation catastrophique

Sur le plan national, la société iranienne est en train de traverser l’épisode le plus sombre de son histoire : son économie – déjà en faillite avant les sanctions – est pratiquement paralysée, la pauvreté, la prostitution, la toxicomanie, le suicide… font des ravages et, dans toute son histoire, depuis l’instauration du clergé chiite au XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui, les ayatollahs n’ont jamais été aussi impopulaires. 

La société iranienne est en train de traverser l’épisode le plus sombre de son histoire

Sur le plan international, la Chine et la Russie ne manifestent plus un grand soutien envers les ayatollahs. Leurs alliés européens, la France en tête, n’osent plus faire du commerce avec eux, de peur d’être sanctionnés à leur tour par les Américains. 

Les caisses de la République islamique se vident jour après jour, sans que la moindre amélioration se présente à l’horizon.

Mis à part les groupes paramilitaires – Hezbollah, Hamas, Hachd al-Chaabi, la Brigade de Zeinab, la Division des Fatimides… –, les dirigeants de la République islamique n’ont pas d’autres alliés sur qui compter.

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Mais le problème réside dans le fait que sans sa générosité, la République islamique n’aura plus aucune prise sur ses mercenaires.

Au moment où leurs caisses sont plus vides que jamais, c’est le statu quo qui est le pire ennemi des ayatollahs. Jusque-là, ils comptaient sur les tensions entre l’Union européenne et les États-Unis pour contourner les sanctions, en vain. 

Désormais, le temps leur est compté et ils ne peuvent agir qu’en provoquant la communauté internationale afin de sortir de l’impasse.

C’est dans cette logique que pas plus tard que le 30 septembre dernier, le commandant en chef des Gardiens de la révolution (appelés aussi les Pasdaran), Hossein Salami, a affirmé : « L’élimination d’Israël n’est plus un rêve, mais un but à portée de main. Ce régime sinistre doit être éliminé de la carte ». 

La toute-puissance des Pasdaran

Salami a précisé : « Au terme des 40 premières années  de la révolution islamique, nous sommes parvenus à atteindre la capacité pour détruire le régime imposteur sioniste. À partir de là, nous avons tout à notre disposition pour les détruire ».

Ces déclarations s’inscrivent de fait dans la suite de la politique belliqueuse qui a été adoptée dès le lendemain de l’avènement de la République islamique, avec la déclaration de l’ayatollah Khomeini : « Un des objectifs principaux de la révolution islamique est la destruction d’Israël ». 

Certes, ce n’est pas la première fois que les dirigeants du régime font ce genre de déclaration va-t-en-guerre et, depuis 40 ans, la plupart d’entre eux – aussi bien les « modérés » que les « conservateurs » – ont affirmé qu’Israël est pour le Moyen-Orient « une tumeur cancéreuse maligne qui doit être enlevée et éradiquée ». 

Cependant, les déclarations récentes du chef des Pasdaran ont ceci de significatif que, jamais depuis l’avènement de la République islamique, les Gardiens de la révolution n’ont été aussi puissants qu’aujourd’hui.

Dans son discours du mercredi 2 octobre, le guide de la révolution, l’ayatollah Khamenei a ouvertement affirmé que ce sont désormais les Pasdaran qui décident pour le pays, aussi bien sur le plan national qu’international, en annulant ainsi toute solution diplomatique pour sortir de la crise actuelle à cause de l’embargo américain.

Un homme porte un drapeau composé des drapeaux de l’Iran, de la Palestine, de la Syrie et du Hezbollah, lors d’une cérémonie pour le 37e anniversaire de la révolution islamique, à Téhéran (Reuters)

Or, il est indéniable que le Moyen-Orient est devenu aujourd’hui un véritable brasier, qu’une guerre contre Israël embraserait toute la région, et que la République islamique possède en effet une grande capacité de nuisance. Mais faut-il confondre la capacité de nuisance avec la puissance ?

Tout laisse à croire que désormais la République islamique ne compte que sur ses forces de frappe et, comme ses dirigeants l’ont déjà déclaré maintes et maintes fois, si leur régime tombe, ils embraseront toute la région.

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Ce serait donc une erreur fatale que de ne pas prendre au sérieux les déclarations récentes des dirigeants de la République islamique. 

Si, depuis 40 ans, les intérêts des Iraniens ont été systématiquement sacrifiés pour renforcer les intérêts du régime, le jour où celui-ci n’aura plus de chance de survie, qui pourrait garantir la paix dans la région ?

Un Iran isolé

La République islamique va mal. À l’intérieur de ses frontières, elle n’a plus le soutien de son peuple.

Ses forces de l’ordre ne sont plus capables de faire face aux Iraniens, depuis déjà plusieurs années, et les ayatollahs sont obligés de faire venir leurs mercenaires étrangers. 

Pas plus tard que lors des inondations massives de début 2019, les ayatollahs ont déployé les forces paramilitaires non iraniennes, particulièrement celles de Hachd al-Chaabi, pour calmer la colère des populations sinistrées. 

La République islamique est également isolée en dehors de ses frontières.

Elle n’est ni capable d’établir une relation harmonieuse avec la communauté internationale, ni de protéger ses forces militaires en Syrie et au Liban où celles-ci sont systématiquement bombardées par les Israéliens, sans que Téhéran puisse réagir. 

Il est donc difficile de considérer la République islamique comme une grande puissance, mais elle constitue une véritable nuisance aussi bien pour les peuples du Moyen-Orient que pour les Iraniens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mahnaz Shirali est sociologue et politologue, spécialiste de l’Iran. Elle est directrice d’études à l’Institut de science et de théologie des religions de Paris (ISTR-ICP). Elle enseigne également à Sciences Po Paris. Elle est l’auteure de plusieurs livres sur l’Iran et l’islam, notamment : La malédiction du religieux, la défaite de la pensée démocratique en Iran (2012), et Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné (2021)
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