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Manifestations en Iran : les États-Unis vont au-devant d’une grande déception

Les derniers troubles encourageront l’establishment iranien de la sécurité nationale à défier davantage la puissance américaine dans la région
Des Iraniens brûlent un drapeau américain lors d’une manifestation de soutien au gouvernement de la République islamique et au guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, dans la ville d’Ardabil, dans le nord-ouest du pays, le 20 novembre (AFP)

Alors que le monde peine à comprendre ce qui se passe en Iran en raison de la coupure d’internet, une chose est claire : les émeutes et les pillages généralisés ne constituent pas une menace politique pour la République islamique.

Ce qui a commencé comme des manifestations éparses contre la hausse des prix de l’essence a rapidement dégénéré en émeutes et actes de vandalisme qui ont ensuite engendré une répression brutale de l’État. 

Ces troubles présentent deux caractéristiques frappantes. Tout d’abord, les classes moyennes iraniennes ont boycotté ces manifestations, craignant la violence immodérée des émeutiers qui ont incendié des banques, des cabines de police et même des hôpitaux.

Les manifestations ont eu lieu dans les quartiers les plus pauvres des villes, ou dans le cas de Téhéran, dans les villes satellites les plus pauvres de la province du Grand Téhéran, comme Eslamshahr, Shahriar et Gohardasaht (un quartier de Karaj, dans la province d’Alborz).

Le système politique iranien s’est exprimé et a agi à l’unisson en condamnant les émeutes et en promettant une répression sévère

À Téhéran même, il n’y a pas eu la moindre manifestation, à l’exception d’incidents mineurs dans les quartiers les plus pauvres de l’est de la ville comme Pirouzi et Tehranpars.

Ensuite, le système politique iranien s’est exprimé et a agi à l’unisson en condamnant les émeutes et en promettant une répression sévère. Le rédacteur en chef d’un journal radical a même évoqué l’idée de pendre les leaders des émeutes.

Cela témoigne d’une grande cohérence et unité au sein de l’establishment, ce qui avait manqué à la République islamique pendant près de quatre décennies.

En d’autres termes, la nature du système politique iranien évolue et ce changement est mis en évidence lors d’une crise ou d’un bouleversement, comme les récentes manifestations.

Il n’est plus possible de dire que la République islamique est « divisée en factions » ou « fracturée » comme elle l’était depuis des décennies. Paradoxalement, cette unité suscite de violentes protestations, car les mécontents ne peuvent plus faire appel aux divisions au sein du système – ni les exploiter – pour faire avancer leur cause ou obtenir un avantage.

Ce changement a des conséquences immédiates pour la politique étrangère iranienne, comme l’a laissé entendre le dirigeant iranien, l’ayatollah Ali Khamenei. L’Iran agira dorénavant avec plus de confiance – et peut-être plus agressivement – dans l’impasse avec Israël, l’Arabie saoudite et les États-Unis.  

Une « guerre de sécurité »

Les grands médias internationaux ont tenté de présenter les manifestations à travers le prisme du contexte trop familier des griefs économiques qui dégénèrent rapidement en émeutes contre l’establishment.

Le thème de l’ingérence étrangère a largement été mis en avant dans l’analyse des dirigeants iraniens

En revanche, l’establishment iranien a dépeint les manifestants comme des « malfrats » et des voyous dirigés par des puissances étrangères.

Lors de la prière du vendredi 22 novembre à Téhéran, l’ayatollah Sayyid Ahmad Khatami a affirmé que les « ennemis » préparaient ces troubles depuis trois ans.  

Le thème de l’ingérence étrangère a été largement mis en avant dans l’analyse des dirigeants iraniens.

Le guide suprême du pays, l’ayatollah Khamenei, a sorti le grand jeu en qualifiant les récents événements de « guerre de sécurité ». Le fait que les troubles en Iran sont survenus dans la foulée des manifestations en Irak et au Liban a cimenté la conviction parmi les dirigeants iraniens d’être pris pour cible par les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite dans le cadre d’une stratégie de déstabilisation plus générale. 

Un tel rapprochement peut sembler tiré par les cheveux à première vue, mais on ne peut pas l’exclure tout à fait. À peine une semaine avant le début des troubles en Iran, le président turc Recep Tayyip Erdoğan émettait l’hypothèse que le soulèvement « contre l’establishment » en Irak pourrait s’étendre à l’Iran voisin. 

Un homme inspecte les ruines d’une banque après des manifestations contre la hausse des prix du carburant, à Téhéran, le 20 novembre (Reuters)

De son côté, le gouvernement américain, qui attendait impatiemment un tel scénario depuis l’annonce de sa campagne de « pression maximale » contre l’Iran l’an dernier, a fait de son mieux pour attiser les flammes de la révolte et de la destruction. Le représentant spécial des États-Unis pour l’Iran, Brian Hook, pouvait à peine cacher sa joie devant cette agitation, tout en s’engageant à maintenir le régime de sanctions strictes qui ont contribué à engendrer ces émeutes.  

Dernier développement en date, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a appelé les agitateurs à soumettre des vidéos et d’autres informations sur la « répression ». Ces messages sont une tentative claire de fomenter davantage de troubles et le gouvernement américain est stupide s’il pense que l’Iran ne réagira pas à cette provocation. 

Les « réactionnaires régionaux »

L’establishment iranien s’est uni pour faire face aux troubles. Le président Hassan Rohani s’est fait l’écho de Khamenei en déclarant la victoire sur les « ennemis étrangers », et a spécifiquement désigné les « Américains », les « sionistes » et les « réactionnaires régionaux » comme ayant fomenté ces troubles.

L’expression « réactionnaires régionaux » désigne les régimes arabes conservateurs du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

La rhétorique du président Rohani a été particulièrement dure, notamment en raison de ses origines centristes et de son alliance vague et tacite avec les courants politiques réformistes. Politicien astucieux, Rohani comprend parfaitement les réalités politiques et sa rhétorique inhabituellement dure peut être un signal indiquant qu’il s’éloigne des réformistes pour passer pleinement du côté des conservateurs et Osoolgerayan (radicaux).

Ce changement politique pourrait être une manœuvre électoraliste anticipée avant les élections législatives prévues en février 2020.    

La République islamique est passée maître dans la mobilisation et l’affutage de son électorat naturel pour profiter des retombées politiques et en matière de propagande

Les événements de la semaine dernière sont susceptibles d’achever un processus engagé depuis dix ans, depuis le soi-disant mouvement vert à la suite des élections présidentielles contestées en juin 2009. 

Le tremblement de terre politique de 2009 a marqué le début de la fin de la politique de faction au sein de la République islamique, notamment une division de la gauche et de la droite islamiques fondée principalement sur de profondes divergences sur la politique économique.

Comme je l’avais fait valoir en juillet 2009, le mouvement vert – et la répression qui a suivi – a conduit à l’émergence d’un système politique iranien « plus petit et resserré ».   

Ce processus de purge et de catharsis au sein de la République islamique est plus ou moins achevé. En d’autres termes, la société politique iranienne s’est rapprochée de l’establishment de la sécurité et, par définition, il est maintenant beaucoup plus difficile pour les puissances étrangères – notamment l’Occident qui a exploité la dichotomie « modérés » vs « radicaux » pendant des décennies – de prendre l’avantage en exploitant les divisions politiques internes.

La nature du dernier soulèvement ne fait que souligner la réalité politique plus large et plus profonde.

Bien que le soulèvement semble s’étende à l’échelle nationale, il manque de profondeur et de poids. Selon la plupart des témoignages crédibles, il impliquait moins de 100 000 personnes. L’agence de presse Fars, citant un « service de renseignement » – a fait état de 87 000 manifestants, dont 93 % d’hommes.  

Qui est derrière les émeutes ?

Les vidéos produites par les manifestants eux-mêmes tendent à valider ces affirmations. La plupart des vidéos montrent des foules très peu nombreuses, mais très agressives, confrontées à un mélange de policiers antiémeutes et de forces de sécurité. Les manifestants et les émeutiers ne semblent même pas être motivés par des objectifs politiques clairs, sinon des revendications maximalistes et un rejet de l’establishment dans son intégralité. 

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Ils ne sont absolument pas liés à des forces politiques reconnues du pays. Cela contraste fortement avec les manifestations beaucoup plus importantes de 2009-2010, qui étaient essentiellement une conséquence des conflits entre factions. Dans ce contexte, les derniers troubles peuvent être considérés comme une continuation des manifestations de fin 2017-début 2018, mais sous une forme plus radicalisée et violente.  

Cela rend le travail des autorités beaucoup plus facile à deux égards importants. Tout d’abord, la répression initiale est facile car les foules manquent de profondeur et leurs actions, comme en témoignent le vandalisme, l’incendie criminel et le pillage, signifient que leur mouvement ne résonnera pas avec la société iranienne, en particulier les classes moyennes.

Deuxièmement, en mettant en valeur le chaos causé par le soulèvement, la République islamique peut en tirer parti politiquement, principalement en mobilisant son électorat naturel dans les zones les plus durement touchées par les manifestations et les émeutes. 

La République islamique est passée maître dans la mobilisation et l’affutage de son électorat naturel pour profiter des retombées politiques et en matière de propagande. Ces compétences ont été parfaitement démontrées au cours des trois derniers jours alors que la principale circonscription de la République islamique reconquérir les rues incendiées par les émeutiers.   

Le président iranien Hassan Rohani s’exprime lors de la réunion du cabinet à Téhéran, le 20 novembre (Reuters)

L’essentiel est que la société politique de la République islamique n’a jamais été aussi cohérente, unie et pleinement en phase avec l’appareil de sécurité du pays. Il est donc presque impossible pour tout mouvement de protestation, d’inspiration autochtone ou étrangère, d’établir même les bases les plus fragiles. 

Le contexte géopolitique   

La question la plus importante à ce stade est de savoir quel effet le soulèvement aura sur les points de tension dans toute la région. Les idéologues radicaux de la République islamique ont fait savoir en termes sans équivoques que l’Iran devrait passer à l’offensive et riposter contre ses adversaires étrangers, en particulier contre l’Arabie saoudite. 

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Cela fait écho à l’appel du chef de la magistrature, l’ayatollah Ebrahim Raïssi, à une « punition sévère » pour les émeutiers et leurs « maîtres ». On s’attend généralement à ce que les contrevenants les plus nuisibles (ceux qui ont dirigé des bandes allumant des incendies criminels et le meurtre de membres des forces de sécurité) soient pendus

Plus important encore – en matière de politique étrangère – le secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, le contre-amiral Ali Shamkhani, a appelé à « venger » les « martyrs » (c’est-à-dire les membres des forces de sécurité tués par les émeutiers).

« Tous ceux ayant eu recours aux émeutes, sabotages, pillages et aux armes contre les forces de sécurité et le peuple, seront certainement réprimandés et nous espérons continuer notre résistance qui est le seul moyen d’affronter l’Occident », a-t-il déclaré provocant. 

Grosse déception

Pendant ce temps, les commandants du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) sont passés à l’offensive contre les ennemis de l’Iran, en attribuant le soulèvement à des ennemis étrangers et en faisant allusion à d’éventuelles actions dissuasives dans un proche avenir. Le commandant adjoint du CGRI, le contre-amiral Ali Fadavi, a affirmé que les États-Unis étaient devenus « fous » en constatant que les troubles avaient été réprimés par les forces de sécurité iraniennes dans les 48 heures.

La question la plus importante à ce stade est de savoir quel effet le soulèvement aura sur les points de tension dans toute la région

Adoptant une posture plus offensive, le major-général Gholam Ali Rashid, commandant du quartier général central de Khatam-al Anbiya, a conseillé aux États-Unis d’agir de manière « responsable » afin de préserver la vie de leurs troupes.

S’exprimant en marge des manœuvres de défense aérienne surnommées « gardiens du ciel de Velayat-98 », le général Rashid a affirmé que les forces armées iraniennes – sous la forme de l’armée étatique et du CGRI – utiliseront « toutes les ressources » et leurs capacités en matière de renseignement pas uniquement pour contenir les menaces, mais en fait pour répondre aux menaces de manière « offensive ». 

L’avertissement du général Rashid intervient au lendemain du jour où le porte-avions américain, l’USS Abraham Lincoln, a transité par le détroit d’Ormuz pour la première fois depuis son déploiement. Par conséquent, les derniers troubles encourageront l’establishment iranien de la sécurité nationale à défier davantage la puissance américaine dans la région 

Si les États-Unis et leurs alliés pensaient que fomenter, ou du moins encourager des troubles violents en Iran, mettrait fin à l’élan stratégique de la République islamique, alors ils vont au-devant d’une grande déception.

- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique moyen-orientale. Il est l’auteur de Iran Resurgent: The rise and rise of the Shia state. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @MahanAbedin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Mahan Abedin is an analyst of Middle Eastern politics. He is the author of Iran Resurgent: The rise and rise of the Shia state. He tweets @MahanAbedin.
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