« Je préfère mourir chez moi » : comment la campagne militaire dans le Sinaï affame la population
La dernière campagne égyptienne visant à écraser une violente insurrection armée dans la péninsule du Sinaï provoque une immense souffrance chez les civils en raison de la pénurie de nourriture, en particulier dans la ville d’el-Arich, selon les habitants.
Cette opération a entraîné un blocus de la plus grande ville du Sinaï et la nourriture, les médicaments et l’essence ne parviennent plus jusqu’à ses 180 000 habitants environ.
Le 23 avril dernier, Human Rights Watch (HRW) a indiqué craindre une « crise humanitaire imminente » dans le nord du Sinaï. L’opération « Sinaï 2018 » a conduit « jusqu’à 420 000 habitants de quatre villes du nord-est dans un besoin urgent d’aide humanitaire », a déploré l’ONG dans un communiqué, et s’est accompagnée d’« une diminution marquée des réserves de nourriture, de médicaments, de gaz de cuisson et d’autres biens commerciaux essentiels ».
Sawsan, étudiante à l’université d’el-Arich, passe toutes ses matinées depuis le 9 février à faire la queue devant les camions de nourriture de l’armée et pour acheter des légumes, avant de rentrer et de cuisiner pour ses petits frères.
Suite au lancement de l’opération « Sinaï 2018 » le 12 février dernier, seuls trois types de camions de nourriture ont été autorisés à pénétrer à el-Arich, la capitale du gouvernorat du Sinaï Nord.
Certains sont contrôlés par l’armée, d’autres sont fournis par des commerçants aisés et le reste appartient à de riches hommes d’affaires.
L’armée ne laisse entrer que deux ou trois véhicules par jour, ce qui entraîne des embouteillages. La police protège ces véhicules par des tirs de sommation.
Le second type de véhicules n’arrive généralement qu’après moult négociations et pots-de-vin, les civils sont donc tributaires de prix gonflés en raison d’un manque de supervision des autorités.
Enfin, le troisième type prend la forme de dons, les produits sont distribués gratuitement, conduisant souvent à des bousculades et donc à des blessures.
Mais alors que l’opération dans le Sinaï a été largement saluée dans les médias égyptiens et au sein de la société, la situation à el-Arich s’est détériorée depuis le premier jour de la campagne – un facteur qui est totalement ignoré par les médias nationaux.
Quelques heures après le lancement de la campagne, des douzaines de familles du sud de la province d’el-Arich – où interviennent la plupart des frappes aériennes et des bombardements – sont parties pour rejoindre la sécurité relative de la ville elle-même.
La famille de Salim comptait parmi ces premiers déplacés internes.
« Les premiers jours, nous avions encore de la nourriture que nous avions apportée de nos terres agricoles, mais nous n’en n’avons plus. Nous sommes désormais comme les autres »
- Salim, résident d’el-Arich
Ils ont laissé derrière eux leur maison à deux étages après que la marbrerie dans laquelle travaillaient la plupart des hommes de la famille a été évacuée et abandonnée par l’armée, laquelle a également arrêté deux membres de la famille.
« Plus de quatre hommes sont désormais sans revenu. En plus, ils voulaient arrêter un de nos cousins et comme ils ne l’ont pas trouvé au début, ils ont arrêté sa femme », explique Salim.
« Nous l’avons appelé et il s’est rendu, et elle a été relâchée », a-t-il ajouté, affirmant que son cousin était accusé d’être un membre des Frères musulmans.
Maintenant, avec un revenu réduit et une pénurie de biens dans la ville, la nourriture vient à manquer, déplore-t-il.
« Les premiers jours, nous avions encore de la nourriture que nous avions apportée de nos terres agricoles, mais nous n’en n’avons plus. Nous sommes désormais comme les autres. »
Après l’arrestation de son cousin, la famille a été considérée comme des traîtres, a-t-il raconté.
« Nous avons été couverts de honte et même traités de traîtres, juste parce que l’un d’entre nous a été arrêté. »
Fermetures de magasins
Même les propriétaires de petites épiceries, les volaillers, les marchés aux poissons et les boulangeries privées ont fermé leurs portes en raison d’un manque de produits.
Emad, le propriétaire d’un magasin de volaille, a déclaré à MEE que quelques jours à peine après le début de l’offensive militaire, il était déjà presque à court d’approvisionnement.
« Au quatrième jour de la campagne, la plupart des poulets à maturité entreposés étaient vendus. Même les os [utilisés pour faire de la soupe] étaient partis.
« Il ne nous restait plus que de jeunes poulets qui sont petits et qui ne sont pas encore prêts à être consommés, mais nous avons dû les préparer pour la vente parce que les chariots de fourrage n’étaient pas autorisés à entrer dans la ville. »
« Nous sommes pour la fin du terrorisme, mais nous ne sommes pas pour le siège de milliers de personnes et la famine imposée »
- Hisham, banquier
Comme c’est maintenant la routine pour ces citadins, Emad envoie chaque matin les membres de sa famille à divers points de vente à travers la ville – ceux qui restent ouverts.
« En temps normal, je ne voudrais pas que ma femme fasse la queue pendant une éternité, mais j’ai entendu que quand ils voient une femme portant un bébé, ils pourraient lui donner quatre pots de yaourt au lieu de deux. »
Hisham, employé de banque marié et père de deux enfants, a quitté sa maison et est retourné chez ses parents, à l’ouest de la ville, à la recherche de nourriture.
« Je n’avais pas de nourriture dans la maison, pas de légumineuses, de yaourt ni même de fruits », dit-il.
« Mes enfants avaient faim, alors nous sommes allés chez mon père en espérant qu’il ait de la nourriture. »
Hisham tient à souligner qu’il soutient la campagne militaire mais qu’il est contre l’effet qu’elle a sur les civils.
« Nous sommes pour la fin du terrorisme, mais nous ne sommes pas pour le siège de milliers de personnes et la famine imposée. »
« Je préfère encore mourir chez moi que de m’abaisser et de m’humilier dans ces queues pour obtenir de la nourriture. Nous ne sommes pas la Syrie ou l’Irak »
- Hisham, banquier
« Je préfère encore mourir chez moi que de m’abaisser et de m’humilier dans ces queues pour obtenir de la nourriture. Nous ne sommes pas la Syrie ou l’Irak », a affirmé Hisham à MEE.
« Quand le blocus sera levé, je quitterai définitivement el-Arich. Je ne veux pas que mes filles soient élevées en entendant le bruit des frappes aériennes et des coups de feu », ajoute-t-il.
« Je ne veux pas avoir l’air opposé à l’armée, mais l’État a complètement échoué à gérer la crise. »
Obtenir une part équitable
D’autres se sont fait à l’idée de faire la queue pour de la nourriture, mais ont exigé une meilleure organisation des autorités, pour éviter l’humiliation des bousculades et de faire la queue pendant des heures.
Saed, un enseignant à la retraite, ne voit pas d’inconvénient à faire la queue, tant que l’attente est organisée et que tout le monde obtient une part équitable.
« Une fois, j’attendais devant la boulangerie depuis 6 h du matin pour acheter du pain, mais après une heure et demie de queue, le four s’est éteint car ils étaient à court de gaz », a-t-il raconté à MEE.
Mais la pâte était déjà prête, l’ouvrier l’a donc transportée dans un autre four, comme s’il portait un cadavre. Des dizaines de personnes ont suivi la pâte, se souvient-il, une scène qui rappelait un cortège funèbre.
« Le régime perd des points en humiliant les habitants d’el-Arich. Si vous combattez des guérilleros, vous devez gagner la sympathie des habitants », estime-t-il.
« La situation me rappelle maintenant les dizaines de jeunes hommes du Nord Sinaï qui s’étaient radicalisés en 2005 et 2006, après que la Sécurité d’État avait commencé à torturer des familles entières et à humilier leurs femmes dans des centres de détention », ajoute-t-il, prévenant que les mauvais traitements infligés aux habitants mèneront simplement à une sympathie accrue pour les militants.
Heba, étudiante à l’université du Sinaï Nord, ne va plus sur le campus car l’université a annoncé qu’elle suspendait tous ses cours jusqu’à la fin de l’opération militaire.
« Sommes-nous censés reporter notre vie et notre avenir ? », demande-t-elle. « Ont-ils soudainement décidé que nous devons combattre le terrorisme à la place ? »
Ma’soma est une journaliste égyptienne d’el-Arich qui travaille pour un quotidien privé du Caire. Chaque matin, depuis le début de la campagne, elle reçoit un nouveau communiqué du porte-parole de l’armée sur les succès de l’opération, qu’elle doit ensuite rapporter.
« La manière dont ces communiqués sont écrits et comment ils [l’armée] ordonnent aux médias de les publier et de les mettre en évidence est très fasciste »
- Ma’soma, journaliste
Elle indique que cela n’implique rien de plus que de faire un copier-coller de ces déclarations provenant du bureau de « propagande » de l’armée.
« La manière dont ces communiqués sont écrits et comment ils [l’armée] ordonnent aux médias de les publier et de les mettre en évidence est très fasciste », estime-t-elle.
Elle souligne qu’il existe des listes de sources que l’armée a « ordonné à ses journalistes accrédités d’appeler » pour recevoir des analyses complémentaires sur les déclarations.
« Parfois, l’armée veut mettre en avant un certain aspect, par exemple la libération de suspects ou la distribution de rations alimentaires. »
« La liste des sources à contacter inclut principalement des ex-officiers, tous connus pour avoir une position ultra-nationaliste, mais qui se font entendre dans les médias en tant qu’“experts militaires ou stratégiques”. »
MEE a tenté d’appeler l’un des généraux répertoriés, Ali Hefzy, mais il s’est refusé à tout commentaire, expliquant qu’il « devait d’abord obtenir l’approbation des hauts fonctionnaires ».
Privé d’une vie décente
« Les gens [à el-Arich] sont privés d’une vie décente, de nourriture et d’éducation, alors qu’au Caire et à Gizeh, le peuple et les responsables célèbrent cette “soi-disant” guerre contre le terrorisme par des chants et des danses », déplore Ma’soma.
En effet, les journaux et les chaînes de télévision en Égypte se sont réjouis de l’opération avec des slogans, des films et des publicités nationalistes et pro-militaires louant les forces spéciales et les véhicules blindés.
« Jusqu’à présent, l’armée a déclaré avoir tué 105 suspects. Qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ? Avaient-ils tous une carte qui proclamait « État islamique » ? Se pourrait-il que certains d’entre eux étaient des civils ? », s’interroge Ma’soma.
« Nous ne saurons jamais tant que nous vivons dans un climat de peur où le général en sait plus que le civil lambda. »
Sur le chemin du retour, Sawsan est contente : elle a réussi à acheter deux kilos de tomates, deux pots de yaourts et cinq miches de pain. Elle aperçoit un sans-abri qui a trouvé un mouton mort, l’a découpé et a emballé sa viande dans un sac en plastique.
« C’est ce qu’el-Arich est devenu. Les gens fiers ont commencé à chercher de la nourriture dans les tas d’ordures et à attendre dans les files pour les rations. Nous sommes au bord de la famine, et personne ne semble s’en soucier. »
Samedi 28 avril, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a promis aux habitants du Sinaï une fin « dès que possible » des opérations militaires dans la péninsule. Il a également déclaré que le plan de développement débuté en 2014 dans la péninsule désertique serait achevé d’ici 2022.
* Pour des raisons de sécurité, tous les noms ont été changés.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].