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« J'envie les morts » : le cauchemar du fossoyeur d'Alep

Hasan Monir Jakal creuse jusqu’à vingt tombes par jour à Bustan al-Qasr. Et quand il se réveille le lendemain, il recommence, jour après jour
Le cimetière d’al-Shaar, dans la zone orientale d'Alep tenue par les rebelles, déborde (Reuters)

ALEP, Syrie – Hasan Monir Jakal essuie d’épaisses perles de sueur de son front avant de se remettre à creuser le sol avec sa pelle, faisant éclater la terre sèche sous ses pieds. Il n'a pas mangé depuis deux jours, et s’est à peine reposé. Mais il y a beaucoup de travail.

Avant la guerre, Jakal travaillait comme maçon dans cette ville antique. Maintenant, il creuse des tombes près de son domicile à Bustan al-Qasr pour les centaines de victimes du conflit implacable qui fait rage autour de lui. Les cimetières de l'est d'Alep débordent. Et le travail ne s’arrête jamais.

Jakal, 51 ans, a tout vu lors de ces dernières semaines d'attaques intenses par les forces syriennes et russes. Il a travaillé au beau milieu de la nuit, sous la lumière aveuglante des bombes au phosphore blanc, tentant de passer inaperçu alors que les bâtiments autour de lui s’effondraient dans les attaques aériennes. Il a regardé les familles aller et venir, consommées par le chagrin d’avoir perdu des êtres chers. Mais le travail ne s’arrête jamais.

Les fossoyeurs d'Alep n’ont pas le temps de se reposer.

« C’est un travail triste et difficile, et qui ne fait qu’empirer – parfois je ne peux presque pas me reposer pendant plusieurs jours, il y a souvent dix à vingt personnes à enterrer, chaque jour », raconte-t-il à Middle East Eye.

« Au cours du dernier mois, nous avons travaillé sous une pluie d’obus. Nous pouvons mourir pendant que nous enterrons les morts, et ainsi être les prochains, mais nous continuons notre travail. C’est mon devoir ».

 Je m’effondrais les premières fois, mais maintenant, vivant cela tous les jours, c’est devenu irréel » 

La zone orientale d’Alep tenue par les rebelles fait face à des attaques incessantes depuis l'échec du cessez-le-feu en septembre : les bombes barils rudimentaires larguées par les forces aériennes de Bachar al-Assad s’ajoutent aux armes de haute technologie déployées par les appuis russes du président syrien.

Moscou a vanté la « fiabilité » de ses bombes. Et ce sont des personnes comme Jakal qui se chargent de leurs résultats.

Mais ce n’est pas seulement le travail qui l'épuise. Le flot continue de morts fait des dégâts sur son esprit.

« Il y a quelques jours, une famille a été extraite des décombres de sa maison. Nous avons creusé sans interruption pendant quatre jours pour sortir leurs corps », se souvient Jakal.

« Le père n’était pas à la maison lorsque l'attaque a eu lieu, et quand il est rentré chez lui, toute sa famille avait disparu.

« Il s’est effondré près du corps de sa fille, il voulait être enterré à ses côtés, c’était déchirant. J'étais au bord des larmes, mais je me suis retenu et je l’ai calmé, le réconfortant autant que je pouvais. Ensuite nous avons enterré sa famille.

« J’ai appris plus tard qu'il a perdu la vie dans une autre attaque et a été enterré dans un cimetière différent. Il n'a jamais réalisé son souhait. J’aurais aimé pouvoir l’enterrer auprès des siens, mais je n’ai pas pu.

https://twitter.com/AhmadAlkhtiib/status/775208987620958208?ref_src=twsrc%5Etfw

Traduction : « D’#Alep, la mère du martyr visite la tombe de son fils. Quelle #Aïd tu as ô ma mère

« De nombreux massacres ont eu lieu autour de mon cimetière. Une fois, deux immeubles sont tombés rue al-Kang, faisant plus de quinze morts parmi les civils. Un dépôt d'essence près de l'un des bâtiments a explosé et a dévasté la zone. La même nuit, nous avons été frappés avec du phosphore blanc. Nous ne pouvions pas dormir cette nuit-là, c’était comme un cauchemar éveillé.

« Au cours des trois derniers jours, ça s’est un peu calmé, et nous avons réussi à reprendre notre souffle – mais les souvenirs horribles ne cessent de me revenir à l’esprit et en rêve.

« Dans une telle situation, je ne peux pas m’effondrer et me mettre à pleurer comme j’aimerais le faire désespérément. Je me suis habitué à tout ça. Je m’effondrais les premières fois, mais maintenant, vivant cela tous les jours, c’est devenu irréel. » 

L'envoyé de l'ONU en Syrie, Staffan de Mistura, a déclaré la semaine dernière que l'est d'Alep risquait d’être « totalement détruit » si le bombardement « cruel et constant » de la ville, soutenu par la Russie, continuait.

« Le fait est que dans de deux mois, deux mois et demi maximum, l'est d'Alep pourrait à ce rythme être totalement détruit », a-t-il déclaré. « Des milliers de civils syriens, et non pas des terroristes, seront tués, de nombreux autres blessés et des milliers seront des réfugiés cherchant à s’échapper. »

Modar Shekho, un infirmier de l'est d'Alep, a expliqué que même enterrer les morts était dangereux.

« Les tombes ont été attaquées par le régime plusieurs fois », a-t-il affirmé. « Il y a un an, les funérailles avaient lieu à n’importe quel moment. Maintenant, nous attendons l'obscurité pour ne pas être attaqués quand nous enterrons les morts. »


Trouver des parcelles est également devenu une tâche ardue. Les jardins publics ont été transformés en cimetières pour accueillir les personnes décédées, mais il n'y a jamais assez de place.

« Nous essayons d'enterrer les martyrs directement après leur mort, selon la coutume islamique », a expliqué l'infirmier. « Mais il n'y a plus de tombes. Elles sont toutes occupées. »

Et puis il y a les aspects administratifs. « Avant, les gens planifiaient l’achat des espaces au cimetière, payaient puis obtenaient les documents appropriés et les droits à leur parcelle », a expliqué Jakal.

« Ce n’est plus le cas, bien sûr. Maintenant, nous pouvons au mieux obtenir un formulaire de la part d'un centre médical qui confirme l'identité de la personne décédée, et sa relation avec ceux qui l’accompagnent, afin que nous puissions tout organiser, autant que possible.

« Mais la nature même de ce qui se passe signifie que nous ne pouvons pas planifier, nous ne savons pas combien de morts vont arriver, seulement qu'il y en aura après le largage des bombes baril. »

C’est, comme le dit Jakal, un cauchemar éveillé.

« C’est dur de tenir au milieu de toute cette destruction », confie-t-il. « Les vivants sont toujours à un pas de la fin. Je ne pense plus que la mort soit une mauvaise chose, pas ici.

« Je rêve du moment où mon tour viendra, je me demande où ce sera, comment. Vais-je être enterré dans les décombres, mourir asphyxié ? Voici les questions que se posent tous les jours les personnes qui vivent à l'est d'Alep. Je préfère être enterré plutôt que voir cela.

« J’ai commencé à envier les morts, ils ont trouvé un peu de repos, contrairement à nous.

« Et le matin, quand je me réveille, je constate ce qui a été détruit au cours de la nuit, et les nouveaux morts qui attendent d'être enterrés. »

Le cimetière endommagé de Bustan al-Qasr est entouré de bâtiments détruits par les bombes (MEE/Zouhir al-Shimale)

Areeb Ullah a contribué à ce reportage depuis Londres.

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