Kays Djilali, le « cow-boy insaisissable » de la photographie algérienne
« Un œil s’est fermé. Un regard s’est éteint. Un talent est parti. Un homme bon est mort ce matin. Son nom est Kays Djilali. Son métier : photographe silencieux des destins humains. »
Comme l’auteur et journaliste Sid Ahmed Semiane, beaucoup ont tenu à rendre hommage au photographe Kays Djilali, décédé dimanche 14 juin à 59 ans après une longue maladie.
« Terriblement ému. Tu avais un cœur qui fixait des instantanés de la vie. Tu avais un œil qui battait à l’unisson de tout ce qui respirait l’amour. Paix à ton âme », écrit pour sa part l’architecte Larbi Merhoum.
« Il parle peu, sourit, incline la tête, offre son fameux profil, son œil bleu et sa peau cuivrée. Il n’est jamais tout à fait là, peut-être rêve-t-il de routes et de poussière et de soleil. Présence à éclipse – comment l’attraper ? On le croit à Alger, il est à Timimoun, mais non, c’est à Djemila qu’il se trouve – et c’est vrai, il a photographié ces ruines dans l’éclat de la pleine lune, et les pierres, par la grâce de son regard, étaient phosphorescentes et violettes, une hallucination. Kays, cow-boy insaisissable ; doux dandy, si discret, tellement chic, fleurant de capiteux parfums », témoignent Selma Hellal et Sofiane Hadjadj, fondateurs des éditions Barzakh.
« Les artistes ont le privilège immense de la postérité car ils laissent une œuvre qui les conjugue au temps présent, même après leur mort. On ne dit pas : ‘’Kays Djilali était un homme bon’’, mais : ‘’J’aime son travail’’ ou ‘’Il a un talent certain’’, ou encore ‘’Sans lui, j’aurais probablement raté l’essentiel’’. Aussi, on n’atteint la complétude de son art qu’une fois synthétisées les disciplines connexes qui entourent et nourrissent l’expression personnelle », témoigne pour Middle East Eye son ami, l’architecte, urbaniste et scénographe Halim Faidi.
L’éditeur Azzedine Guerfi confie aussi à MEE : « Les mots manquent pour dire ma douleur, mon chagrin, et le grand vide que va laisser la disparition de mon ami Kays Djilali. Ce photographe talentueux, ce gentleman discret, humble et modeste que j’ai eu la chance de côtoyer et de connaître plus d’une douzaine d’années. »
Avec Azzedine Guerfi, Kays participe à un beau projet : un livre photographique sur les Aurès, cette région de l’Est algérien riche en patrimoine historique et culturel, intitulé Aurès, vivre la terre chaouie, paru en 2011 aux éditions Chihab.
« Tout est parti d’une discussion de dix minutes dans mon bureau. En quelques instants, il avait déjà intégré l’équipe du projet du livre », raconte l’éditeur.
« Ce projet, qui a duré deux ans et demi, nous a permis de parcourir ensemble plus de 4 500 kilomètres et de marcher durant des heures dans les endroits escarpés les plus inaccessibles pour atteindre un lieu, un site, un monument, et parfois revenir deux à trois fois au même endroit, pour attraper la meilleure prise de vues, pour avoir la lumière adéquate. Il réalisa plus de 8 000 photos. Cet amoureux infatigable des grands espaces a pris le temps d’arpenter les paysages neigeux, de humer l’air vif de la terre aurassienne qui est devenue la sienne. »
Mais le livre ne suffit pas au photographe, il veut aller loin dans son engagement pour préserver le patrimoine. « C’est de là qu’a germé l’idée, six mois plus tard, avec des amis, de créer l’Association des amis de Medghacen pour la préservation et la valorisation du patrimoine de l’Aurès, dont il était membre fondateur », poursuit Azzedine Guerfi.
« Son exposition ‘’Aurès, patrimoine, mémoire et résistance’’ en grand format a rendu encore plus spectaculaire son travail et a grandement contribué à faire connaitre et valoriser le patrimoine aurassien à Alger, à Murcie et à Barcelone », ajoute le patron des éditions Chihab.
Kays signera un autre livre de photos, cette fois-ci sur Constantine, l’ancienne capitale numide, avec le journaliste Nouri Nesrouche.
Un regard et des engagements, voilà qui pourrait aussi résumer la démarche du photographe. En 2006, il coréalise avec le journaliste Djamel Benramdane un documentaire, Le Piège, consacré à la situation dramatique des migrants subsahariens en Algérie. Un projet que déclinera Kays Djilali en beau livre, préfacé par l’écrivain Yasmina Khadra, avec les éditions Barzakh en 2008, avec ce titre qui dit tout : La Nuit sur la figure.
« Youssef, Yahia, Zacaria et tant d’autres viennent du Cameroun, du Nigeria, d’Algérie... Ils ont tous tenté l’aventure : la traversée du Sahara, celle de la Méditerranée. Chacun dit avec ses mots, nus, bruts, d’une poésie parfois bouleversante, sa solitude, ses espoirs. Leur répondent les photos de Kays Djilali, qui mettent en scène avec pudeur des silhouettes, des visages. Puisse ce livre, en sortant les migrants de l’ombre, leur rendre toute leur dignité », lit-on dans la présentation de ce livre de photographie.
Rym Khelil, fille du grand photographe algérien Abdeslam Khelil, raconte : « Kays a grandi dans la même ruelle que moi. Derrière la mosquée de Ben Omar [un quartier à Alger]. Mes souvenirs remontent à la décennie noire [la guerre civile, 1991-2002]. On ne sortait presque pas. Je me souviens de sa discrétion et de sa bienveillance. Et puis, chacun a suivi son chemin, je suis partie...
« Quelques années plus tard, mon amie Selma [éditrice chez Barzakh] m’a offert un beau livre photographique, La Nuit sur la figure. Tout en noir et blanc. J’étais heureuse de découvrir que des livres artistiques de cette qualité étaient publiés en Algérie, ravie de constater que le douloureux sujet de la migration sub-saharienne y était abordé, à travers de belles plumes, des témoignages spontanés et de poignants portraits photographiques.
« Le soir, avant de me coucher, je me souviens avoir repris le livre pour mieux découvrir son contenu. Et puis, m’être attardée sur sa couverture, ce percutant portrait au regard hurlant et, tout en bas, le nom de son photographe : Kays Djilali. RIP Kays, derrière toi, tu as laissé de belles empreintes. »
D’autres projets ont réuni Kays Djilali et les éditions Barzakh, notamment Dix Balades à Alger (2006), une sorte de guide culturel et subjectif de la capitale algérienne élaboré par Philomène Bon et Karine Thomas, ou encore Le Patrimoine de l’eau en Algérie, mémoire et permanence (2012), un beau livre regroupant les travaux d’une dizaine d’auteurs sur la problématique de l’eau en environnement urbain, montagnard et saharien.
Il y aura aussi Alger, sous le ciel (2013). Ce dernier ouvrage est aussi une histoire d’amitié qui remonte à l’enfance entre le photographe et l’architecte Halim Faidi, qui a eu l’opportunité unique de survoler Alger en hélicoptère pour la photographier.
« Kays est un photographe singulier car son œuvre est singulière. Il y a trente ans, nous le distinguions plus pour ses qualités de mélomane que de plasticien. Bien avant que le terme ‘’playlist’’ n’entre dans notre langage, on disait que la meilleure musique d’Alger se trouvait chez lui. Kays fait partie des rares personnes à travers le regard desquelles mon monde s’est construit », confie Halim Faidi.
Peu de gens savent par exemple que Kays Djilali est l’auteur de la pochette de disque du légendaire album Kutché de Cheb Khaled et Safy Boutella paru en 1988.
« Chaque fois qu’il fallait percer le secret d’un espace ou rencontrer le génie d’un lieu, que ce soit autour d’un exercice d’architecture ou l’analyse d’un territoire urbain, son filtre m’était nécessaire. Peu bavard, il rassure et plutôt que de dire, il montre. Si une image vaut mille mots, les siennes ont pour moi le poids d’une encyclopédie. »
Et d’évoquer trois sujets majeurs dans lesquels le photographe a compté dans la démarche de l’urbaniste. « Bien avant de valider le concept du projet, nous comparions des photographies récentes avec des archives des galeries de France que je devais transformer en Musée d’art moderne à Alger [MaMa] », raconte-t-il.
« De la compréhension de la lumière à la profondeur de l’espace perceptible, il nous fit se révéler l’invisible, déterrant d’impalpables motifs de boiseries noyés dans la poussière du temps. Le choix du blanc immaculé ne pouvait s’opérer sans lui. Il réalisera plus tard une collection de captures exceptionnelles à l’inauguration du MaMa. »
Au même moment, l’architecte urbaniste, qui travaillait sur le projet d’aménagement de la baie d’Alger, devait « démonter la ville en la photographiant à rebours de son évolution, en repartant de l’est vers l’ouest ».
« Kays devenait mon œil acéré. Malgré le voile brumeux du midi d’Alger et un horaire non négociable, il put extraire l’âme de ma ville qui allait être une des matières premières de notre projet. Quelques années plus tard, nous signions ensemble un petit livre original mêlant récits et photographies », raconte Halim Faidi.
Toujours dans le cadre d’un projet d’urbanisme, ils réaliseront quelques années plus tard un reportage photographique de la ville des aigles et des ponts suspendus, Constantine. « Cette œuvre est encore dans les archives de mon atelier. Je la montrerai. Promis. Juré s’il en fallait. Kays ne nous a pas vraiment quittés. Son œuvre lui offre une seconde vie. Elle sera plus longue que la première, tant qu’il restera des mélomanes, des artistes et des Hommes reconnaissants. Les yeux ouverts, il dort. »
Récemment, Kays Djilali avait participé à l’élaboration du livre 1990-1995, Algérie, chronique photographique, du photographe et plasticien Ammar Bouras (édition Barzakh), en apportant son aide de fin connaisseur du noir et blanc, aussi bien pour le traitement que pour l’impression.
« Kays, prêtant son œil aux projets des autres avec la tranquille humilité de qui est ailleurs, de qui est au-delà, de qui n’a pas d’ego (Aurait-il fallu qu’il en ait parfois ? Sans doute). Kays, homme du don : il nous a appris, à chacun – éditeur, photographe, graphiste, imprimeur –, à chacun il a transmis ses connaissances, l’air de rien, dans la patience et l’évidence, sans compter, détaché. Pure générosité », témoignent encore Selma Hellal et Sofiane Hadjadj des éditions Barzakh.
« Il fallait l’entendre parler de livre (l’objet), de papier, de grain, de texture, de couleur, vaste maîtrise – et si rare – déployée avec simplicité et modestie. Y a-t-il plus élégante, plus désarmante, plus attachante manière d’être au monde ? »
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].