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La grande braderie du gaz égyptien ?

En vingt ans de marchandage, BP a obtenu des conditions de plus en plus favorables sur ses contrats avec l’Egypte, mais n’a pas produit une once de gaz. Pourquoi? MEE mène l’enquête
Une Egyptienne vient faire recharger sa bouteille de gaz dans un entrepôt au Caire, en 2013 (AFP)

En vingt ans de marchandage, BP a obtenu des conditions de plus en plus favorables sur ses contrats avec l’Egypte, mais n’a pas produit une once de gaz. Pourquoi? MEE mène l’enquête

Un accord sur le gaz obtenu par BP et présenté comme un grand succès lors de la conférence économique de Charm el-Cheikh en Egypte fait suite à deux décennies de marchande qui ont vu le géant de l’énergie obtenir des conditions toujours meilleures… sans produire de gaz.

BP et son partenaire, RWE Dea, vont bientôt encaisser 100 % des bénéfices (après redevances et impôts) générés par deux concessions égyptiennes de gaz offshore, à des conditions qui, d’après les analystes, reflètent une Egypte prête à toutes les concessions pour avoir du gaz et trahissent ainsi sa désastreuse gestion de ce secteur depuis des années.

Ce troc entre BP et la compagnie de gaz appartenant à l’Etat égyptien dure depuis vingt ans et a coûté au pays un manque à gagner d’au moins 32 milliards de dollars (en revenus potentiels), selon l’un des membres d’un groupe de travail – composé d’employés de BP et de la compagnie de gaz de l’Etat égyptien – qui s’est penché sur les contrats passés.

MEE est en mesure de révéler que le dernier accord, signé pour trente ans, prévoit que :

- BP investira 12 milliards de dollars pour le développement du North Alexandria et du West Mediterranean Deep Water, deux gisements offshore égyptiens ;

- BP vendra 100 % du gaz au prix de 3 à 4,1  dollars par million d’unités thermales britanniques (million British Thermal Unit, MMBTU) à la compagnie pétrolière Egyptian General Petroleum Company (EGPC) ;

- BP vendra aussi à l’EGPC 100 % du condensat découvert ;

- BP ne s’acquittera que des redevances et impôts sur le revenu.

L’accord n’a plus rien à voir avec le modèle de partage de la production depuis longtemps utilisé par l’Egypte, aux termes duquel entreprises et pays partenaires se répartissaient les bénéfices à un ratio 20/80. On est passé à un régime de redevances et impôts qui, aux yeux des observateurs, revient en définitive à privatiser le secteur gazier égyptien et à remettre à des entreprises privées les clés du contrôle et de la surveillance des ressources naturelles du pays.

http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=0ZThZ4Wjb9I

« La soudaine décision d’accorder à BP la propriété des réserves de pétrole et de gaz (sans oublier les actifs investis) constitue un revirement qui requiert de toute évidence une enquête approfondie par le peuple égyptien, représenté par un parlement légitime, afin d’évaluer en quoi elle profite à la nation – si tant est que ce soit le cas », a déclaré Hatem Azzam, ancien membre du parlement égyptien qui a également assuré les fonctions de secrétaire général de la commission égyptienne pour l’industrie et l’énergie.

Azam, qui a été déclaré persona non grata dans son pays par les responsables politiques égyptiens pour s’être prononcé contre le coup d’Etat de juillet 2013, a également averti que l’accord avec BP pourrait s’avérer nul et non avenu en cas de nouveau changement de régime.

« Ces accords ne sont pas gravés dans le  marbre, et tous ceux que le gouvernement signe actuellement n’ont pas de caractère contraignant pour l’Egypte, et seront invalidés le jour où le coup d’Etat militaire ne sera plus qu’un souvenir », a-t-il déclaré.

Mika Minio-Paluello, un spécialiste en énergies, va dans son sens : « Si j’étais Egyptien, je serais absolument paniqué de voir ce qu’implique de ne plus négocier sur la base d’un partage des matières premières. Les intérêts de l’Egypte ne coïncident pas avec ceux de BP, et plus BP aura de latitude pour prendre les décisions qui l’arrangent, moins seront représentés les intérêts du pays ».

D’autres affirment que c’est simplement le prix à payer quand on fait des affaires.

« Si l’Egypte avait disposé d’une alternative, elle l’aurait évidemment saisie », remarque David Butter, spécialiste du Moyen-Orient et chercheur associé à la Chatham House. « La production du gaz coûtera ce qu’elle coûtera, et il n’y a pas moyen de sortir de là. »

BP a également défendu la légitimité de l’accord. « L’investissement sur le West Nile Delta représente le plus important investissement direct étranger à l’Egypte ; nous manifestons ainsi à ce pays notre fidède confiance et notre engagement à valoriser son potentiel énergétique », a déclaré BP à Middle East Eye.

Faible pouvoir de négociation

L’accord intervient alors que l’Egypte ne se trouve guère en position de force pour négocier. A partir de 2005, les dettes de l’Egypte envers les compagnies pétrolières et gazières se sont accumulées jusqu’à atteindre 7,5 milliards de dollars (chiffres de juin dernier), dont la moitié environ a été payée au cours de ces derniers mois.

Pendant cette période, les entreprises ont hésité à se lancer dans des investissements jugés incertains et la production de gaz a ralenti, alors même que la consommation égyptienne augmentait : le pays est donc passé du statut d’exportateur net à celui d’importateur net. En été dernier, période où la consommation énergétique est la plus forte, les coupures générales quotidiennes sont devenues banales pour les Egyptiens – quelques régions du pays supportant même jusqu’à six coupures d’électricité par jour, et parfois pendant deux heures d’affilée.

Blackout au Caire l'été dernier (AA)

Pour combler ses besoins actuels en gaz, l’Egypte importe du gaz naturel liquide que des traders lui vendent à environ 10$/MMBTU – plus du double du montant qu’elle paiera à BP.

Pour Tareq Baconi, spécialiste en énergies, la situation actuelle de l’Egypte est due à « de nombreuses années d’incompétence et de gestion calamiteuse du secteur gazier et pétrolier ».

« Il fut un temps où l’Egypte fournissait du gaz tant à Israël qu’à la Jordanie et, du jour au lendemain, elle s’est non seulement avérée incapable de reconduire cette performance mais est devenue un pays importateur net », a déploré Baconi. « Tout tient à la façon dont le secteur énergétique est géré depuis des décennies. »

Cependant, certains initiés de l’industrie pétrolière et gazière affirment que la faiblesse de l’Egypte dans cette négociation a d’autres causes que la simple incompétence.

Azzam, l’ancien député fort de vingt ans d’expérience dans l’industrie de l’énergie, a déclaré qu’au lieu de payer leurs dettes aux multinationales de l’énergie pendant les années 2000, les responsables égyptiens ont dépensé l’argent pour se payer des équipes de football, monter des sociétés écrans et fournir des emplois à leurs parents et amis.

D’après lui, les mêmes réseaux de fonctionnaires qui sévissaient à l’ère de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak ont été reconduits à des postes d’influence depuis le coup d’Etat militaire de 2013 qui a amené le Président Abdel Fattah al-Sissi au pouvoir – avant la signature des récents accords avec BP.

« On s’est contenté de recycler la corruption à la Moubarak et de la faire passer pour une réussite », a ironisé Azzam, en exil depuis plus d’un an pour s’être publiquement opposé à Sissi.

Dans ce réseau, on trouve l’actuel ministre égyptien des Ressources pétrolières et minérales, Sherif Ismail, ancien vice-ministre chargé des contrats gaziers, puis, lorsque Sameh Fahmi était ministre, président d’E-GAS, a-t-il ajouté.

Interrogé sur les accusations de corruption formulées par Azzam, un porte-parole de BP a déclaré ne pas en avoir connaissance. L’EGPC, pour sa part, a accusé réception de la demande d’informations envoyée par MEE, mais n’a pas souhaité s’exprimer.

Si Azzam s’est décidé à dénoncer ces problèmes maintenant, alors que le gaz n’a pas encore été extrait, c’est parce qu’il tient à ce que l’Egypte vende ses ressources naturelles à de meilleures conditions qu’actuellement.

« Comment pourrait-on s’en prendre à BP ? Les multinationales ont toujours eu pour vocation de maximiser leurs rendements », a-t-il dit. « J’accuse par contre de corruption les fonctionnaires égyptiens qui mettent l’Egypte en coupe réglée et l’exposent ainsi à une situation de très grande vulnérabilité. »

« Nous devons faire passer ce message avec la plus grande clarté. Il nous reste en effet encore une chance de renégocier ce contrat et nous prendrons toutes les mesures nécessaires en ce sens », a-t-il promis.

« Rasez les murs »

Azzam affirme que cela fait des années qu’il entend murmurer parmi les acteurs de ce secteur que les accords entre BP et EGPC sont « un peu louches ».

Après le renversement de Moubarak en 2011, Azzam a été élu au parlement. « Quand j’étais secrétaire général de la commission pour l’industrie et l'énergie, j’avais pour ambition d’élaborer une stratégie cohérente visant à assurer l’avenir du secteur de l’énergie », se souvient-il.

L’un des volets de cette stratégie, a précisé Azzam, fut d’examiner tous les accords existants entâchés de corruption et de renégocier leurs conditions au bénéfice de son pays et accroître ainsi la valeur des ressources énergétiques égyptiennes. C’est dans le cadre de ce plan qu’il s’est mis à dénoncer les transactions entre BP et l’EGPC devant le parlement et à la télévision.

« C’est à dessein que je l’ai fait : je savais que je serai entendu par des responsables de BP ou d’EGPC. J’avais confiance qu’ils se diraient, ‘’ce type a le courage de dire la vérité, à nous maintenant de le soutenir’’ », s’est-il réjoui.

Mohamed Morsi, Président égyptien à l’époque, pendant son discours devant le parlement nouvellement élu, Le Caire, décembre 2012 (AFP /HO/Présidence égyptienne)

Des employés de divers secteurs d’activité d’EGPC et de multinationales pétrolières, y compris à des postes de direction et forts d’une expertise légale, contractuelle et géologique reconnue, ont pris contact avec Azzam, raconte-t-il. Un petit groupe de travail s’est formé et réuni à huis clos pour analyser les détails de ces contrats.

« Ils ne se connaissaient pas parce qu’ils ne voulaient pas se compromettre », a expliqué Azzam. « Dans notre culture, on dit imshi ganb il hait – ‘’rase les murs’’ : joue la sécurité, ou quelque chose de ce genre. Personne ne veut se mettre en avant, mais c’est plutôt bien de constater que, dès qu’ils ont compris qu’il se passait quelque chose, ils ont accepté de s’impliquer. »

En 2012, après avoir passé au peigne fin les anciens contrats et refait les calculs en se fondant sur les formules contenues dans ces documents, le groupe de travail a conclu que le peuple égyptien avait été victime – suite à la renégociation depuis 1992 de plusieurs contrats très importants – d’un manque à gagner d’au moins 32 milliards de dollars.

Vingt années de transactions sans une goutte de gaz à la clé

Retour sur l'accord du West Nile Delta, qui remonte à 1992.

Cette année-là, BP a accepté d’acquérir 50 % de la licence sur la première concession (celle de North Alexandria), cédée par la compagnie pétrolière espagnole Repsol, et a reconduit les conditions de l’accord négocié cette année-là entre Repsol et l’EGPC. Selon Azzam, après amortissement des coûts d’investissement de la multinationale, l’Egypte devait percevoir 80 % des bénéfices, et BP 20 %.

Aux termes de cet accord, si BP ne parvenait pas à extraire du gaz de North Alexandria avant 2001, il était convenu que l’EGPC ferait un nouvel appel d’offres pour le  rachat de la concession, ce qui impliquerait la réouverture du processus à d’autres sociétés concurrentes, explique Azzam. Alternativement, si BP produisait du gaz dans certaines portions de la concession, la société pourrait se maintenir sur la zone en question, mais le reste de la concession ferait l’objet d’un nouvel appel d’offres.

En 1999, BP a fait une offre sur la West Mediterranean Deep Water, concession au large du Nord Alexandria, et a remporté le marché.

En 2001, quand BP a racheté les parts restantes de Repsol dans la concession – dont 40 % ont été rachetées par RWE Dea, filiale pétrolière et gazière de la compagnie électrique allemande RWE AG – celle-ci n’avait pas une seule bonbonne de gaz à son actif, s’amuse Azzam. Aux termes du contrat, EGPC aurait donc été en droit de faire un nouvel appel d’offres.

Azzam raconte qu’au lieu de cela, et avec l’approbation implicite de l’Etat, BP a conservé sa concession sur North Alexandria et, en 2003, l’EGPC a attribué d’autorité l’ensemble de la zone de la concession à cette même société, sans ouverture à la concurrence – une violation de l’accord de 1992 qui, dit-il, rendrait « corrompu et non avenu » tout développement futur fondé sur cet accord.

« La règle d’or est de ne jamais permettre à une société de s’installer définitivement sur un gisement de ce genre », a indiqué l’analyste Minio-Paluello. « On sait tous que, si un pays ne s’en tient pas à cette règle, c’est comme si la société privée s’accaparait la ressource. La concession ne doit pas dépasser un ou deux ans, voire trois, grand maximum, mais jamais dix. »

Les conditions changent

En 2008, BP et RWE Dea ont renégocié les conditions tant sur North Alexandria que West Mediterranean Deep Water (RWE Dea détient 20 % de la concession West Mediterranean).

Azzam a rappelé que BP avait à l’époque averti l’Egypte que les coûts de production du gaz sur la West Mediterranean, un gisement en eau profonde, avaient augmenté. Les analystes confirment que cela arrivait souvent dans ce secteur à l'époque.

Cependant, Azzam prétend que ces deux gisements sont de nature géologique différente, ce qui aurait exigé des niveaux d’investissements différents en termes de production. Or, ces deux contrats ont été renégociés à des conditions presque identiques. Fondamentalement, dénonce-t-il, cela revenait pour l’Egypte à donner gratuitement plus de gaz à BP.

« Le système en vigueur en Egypte prévoit que les termes des contrats varient selon les conditions locales spécifiques à chaque licence », explique Mika Minio-Paluello. « Dans ce contexte, on ne peut que s’interroger devant des contrats aux conditions très similaires. »

Aux termes des contrats de 2008, après amortissement par la société du montant investi pour produire le gaz, BP et RWE Dea devaient percevoir 40 % des bénéfices et l’EGPC 60 %. A ce stade des négociations, l’Egypte devait payer entre 4 $ et 4,50 $ le million de BTU, presque le double du prix signé en 1992 (2,65 $/MBTU).

« L’Egypte n’était en aucune façon obligée d’accepter, et pourtant elle a signé », s’étonne Azzam.

David Butter, le spécialiste en énergies au Moyen-Orient et professeur associé à la Chatham House, a cependant fait remarquer que les dettes de l’Egypte envers plusieurs multinationales étaient si colossales à cette époque que seule la concession de conditions plus avantageuses pouvait inciter BP ou d’autres entreprises gazières à continuer d’investir dans ce pays.

« On en était déjà à quelques milliards de dollars en 2008. Et les antécédents de paiement des Egyptiens étaient médiocres », a-t-il rappelé. « En fait, ils continuaient de chercher à contracter toujours plus d’emprunts auprès des compagnies pétrolières pour retarder encore et toujours les échéances de leur remboursement. »

« Mais cela ne pouvait suffir à convaincre BP de continuer ce petit jeu », observe-t-il.

L’une des raisons avancées pour expliquer les dettes de l’Egypte est le coût élevé occasionné par la politique de subvention de l’énergie dans ce pays. Dans une telle configuration, selon Baconi, le gouvernement est obligé d’assumer les coûts des entreprises de production d’électricité, de sorte que des entités comme l’EGPC se retrouvent toujours en situation financière précaire.

Cependant, pour Azzam, les dettes de l’Egypte ont vraiment commencé à prendre des proportions démesurées dans les années 2000, lorsque les fonctionnaires égyptiens ont utilisé l’argent qui aurait dû être remboursé à des sociétés comme BP pour financer des activités susceptibles de renforcer leur propre popularité politique.

Cet argent, d’après Azzam, a servi à acheter la loyauté de hauts responsables dans les organes égyptiens de régulation budgétaire et monétaire – notamment celle d’ex-généraux influents, entre autres hauts fonctionnaires de l’armée – qui fermaient ensuite plus volontiers les yeux sur les contrats de pétrole et de gaz emportés grâce à la corruption.

Pendant ce temps, raconte Azzam, le ministre du Pétrole, Sameh Fahmi, avait déclaré au parlement (qui doit donner son agrément à toute transaction sur le pétrole et le gaz) que BP lui avait présenté le rapport d’un consultant en gestion internationale (McKinsey and Company), qui démontrait qu’aux termes d’un contrat renégocié, les taux de rendement de la BP augmenteraient et que, si l’Egypte ne renégociait pas, la multinationale risquait de ne plus investir.

« Quel prétexte a-t-il trouvé pour demander la modification des accords ? Réponse : BP menaçait d’interrompre ses investissements et nous y laisserions donc des plumes », a indiqué Azzam.

Mais pourquoi donc, a-t-il demandé, les Egyptiens devraient-ils se préoccuper des taux de rendement internes à BP ? Et pourquoi d’ailleurs le pays resterait-il à la merci de conditions imposées par BP, alors que l’EGPC était en droit de lancer un nouvel appel d’offres ?

« Ce sont des questions légitimes, et elles n’ont qu’une réponse », a-t-il dit. « Tout cela est contraire aux intérêt du pays, et privera les générations futures de la richesse qui leur revient ».

Les conditions changent à nouveau

In 2010, three months after a BP-owned drilling rig exploded in the Gulf of Mexico, leading to Deepwater Horizon, one of the largest marine oil spills to date, BP renegotiated the terms of the two concessions again, announcing that the company and RWE Dea would invest $9bn.

En 2010, trois mois après l’explosion dans le golfe du Mexique d’une installation de forage appartenant à BP, qui a fait du Deepwater Horizon la source de la plus grosse marée noire d’hydrocarbures jamais déversée en mer, BP a renégocié les conditions des deux gisements, en faisant miroiter que la société et son partenaire RWE Dea investiraient 9 milliards de dollars.

Le contrat de 2010 a suivi le même type d’accord de production partagée que les accords antérieurs : les multinationales faisaient l’avance des plus gros investissements et rentraient dans leurs frais grâce à la vente des produits pétroliers.

Cependant, au lieu de partager les bénéfices de ces ventes avec l’EGPC, comme aux  termes des accords précédents, les nouveaux contrats imposés par BP et RWE Dea prévoyaient que ces entreprises garderaient pour elles seules 100 % des bénéfices, même après amortissement de leurs coûts d’investissement : du jamais vu dans ce secteur et pour ce type d’arrangement selon les analystes.

« Je n’ai jamais entendu parler d'un contrat accordant à une compagnie pétrolière 100 % des bénéfices », s’est étonné Minio-Paluello.

« Je trouverais même très suspect qu’une entreprise obtienne 100 % des bénéfices aux termes d’un contrat pétrolier », a déclaré Baconi.

Tareq Baconi a été embauché par MEE pour décortiquer les contrats passés en 2010 entre BP et EPGC sur les gisements de North Alexandria et de West Mediterranean. Il a confirmé les conclusions présentées par Azzam et son groupe de travail : les contrats – considérés comme étant les plus récents jusqu’à celui signé le mois dernier – présentent d’incompréhensibles zones d’ombre quant aux bénéfices escomptés par l'Egypte.

Après amortissement du coût des investissements destinés à extraire des produits pétroliers des deux concessions, ces contrats, constate Baconi, ne contiennent aucune clause quant à la répartition des profits entre Egypte et BP.

« Après avoir vendu une quantité minimum de produits pétroliers à l’EGPC, on peut dire que l’Egypte a, au bout du compte, donné à BP carte blanche sur les profits générés par les réserves actuelles et celles restant à découvrir. Le contrat est si flou qu’on peut redouter y voir une concession inouïe en faveur des compagnies. »

Dans les bulletins d’informations de l’époque, BP et Fahmi expliquaient que ces nouvelles conditions étaient normales si l’on voulait continuer à faire des affaires.

« Les termes des contrats précédents », a déclaré aux journalistes le porte-parole de BP, Robert Wine, « n’étaient plus commercialement viables pour nous. Le gouvernement a maintenant obtenu un accord que lui-même estime acceptable. »

Fahmi s’est justifié en évoquant les grandes difficultés inhérentes à l’exploitation des gisements offshore en eau profonde, et a laissé entendre que, sans l’attrait de ces conditions, tout partenaire étranger serait réticent à produire du gaz dans ce pays. Le contrat, a-t-il rassuré, offre « de grands avantages » à l’Egypte.

Ce qu’Azzam a néanmoins contesté : l’Egypte a un tel niveau d’endettement avec BP, et les fonctionnaires continuent de dépenser tellement de fonds du ministère pour des activités de corruption, que l’EGPC n’avait pas la possibilité de rompre l’accord, même aux conditions les plus défavorables pour elle.

Les soulèvements populaires liés au gaz

Moins d’un an plus tard, un accord gazier très controversé impliquant Fahmi contribuait aux soulèvements qui ont fini par renverser Moubarak après trente ans au pouvoir.

Il était devenu évident que, pendant presque une décennie, le gaz égyptien avait été vendu aux Israéliens à des prix battant toute concurrence.

A partir de 2005, alors que Fahmi était ministre du Pétrole, EMG – société israélo-égyptienne montée par d’anciens agents du renseignement devenus entrepreneurs – achetait du gaz à 1,50 $ le MMBTU et le revendait à la compagnie israélienne d'électricité au prix de 4 $. Si ce prix d’achat a été augmenté par la suite, il est toujours resté inférieur aux taux du marché. Cette transaction a fait perdre 417 millions de dollars à l’Egypte.

En avril 2011, Fahmi fut arrêté pour son rôle dans cette sombre affaire. En juin 2012, il a été reconnu coupable des accusations de vente de gaz à perte en faveur d’Israël et de dilapidation des fonds publics, et a été condamné à quinze ans de prison.

Assis derrière les grilles de sa cage, l’ancien ministre du Pétrole égyptien, Sameh Fahmi, assiste à son procès devant la cour criminelle du Caire, en juin 2012 (AFP)

Egalement impliqué : Hussein Salem – homme d’affaires égyptien surnommé le « Père de Charm el-Cheikh » pour ses investissements qui ont permis de construire la station balnéaire éponyme.

Salem s’est enfui d’Egypte pendant les soulèvements mais a ensuite été arrêté à son domicile en Espagne. Il n’a cependant jamais été extradé et a été condamné par contumace à quinze ans de prison dans le cadre du procès impliquant aussi Fahmi.

Azzam affirme que sous la direction du Conseil suprême des forces armées (SCAF) – la plus haute instance militaire d’Egypte qui a pris le pouvoir après la démission de Moubarak et l’a conservé pendant presque tout le mandat du Président Mohamed Morsi – se trouvait encore aux manettes un grand nombre des individus qui s’étaient hissés aux plus hautes responsabilités du ministère du Pétrole pendant le mandat de Fahmi (et pour certain grâce aux passe-droits qu’il leur avait accordés). Bien que la crise énergétique ait joué un grand rôle dans les soulèvements d’Egypte, ces hommes se sont employés activement à faire aboutir le contrat avec BP.

Pendant que le SCAF tenait le pouvoir, Abdullah Ghorab, directeur général d’EGPC sous le mandat de Fahmi, a été nommé ministre du Pétrole. Il a cherché à restaurer la confiance à propos des contrats, en niant que le pays aurait renoncé, en faveur de BP et de RWE Dea, à recevoir sa part des profits générés dans ces gisements.

« Le système BP n’a pas été inventé en Egypte », a déclaré Ghorab aux journalistes en 2011. « C’est un modèle appliqué dans tous les pays du monde, en Irak notamment. »

En 2011, à la faveur de l’instabilité politique qui retardait déjà le développement des projets sur les gisements de North Alexandria et du West Mediterranean Deep Water, les résidents d’Idku, où BP avaient prévu de construire une exploitation de gaz on-shore (à terre), ont entamé des manifestations contre son installation, préoccupés par son potentiel impact environnemental.

A partir de 2011, les résidents d’Idku ont organisé plusieurs manifestations contre l’annonce de l’implantation d’un site exploité par BP (YouTube/Collectif Mosireen)

Après l’élection de Morsi à la présidence de l’Egypte en juin 2012, Oussama Kamal a été promu nouveau ministre du Pétrole. Kamal, selon Azzam, s’était hissé aux plus hautes fonctions dans le secteur grâce à l’appui de Fahmi, fondant l’Egyptian Petrochemicals Holding Company, contrôlée par l’Etat, puis prenant la présidence de cette société lorsque Fahmi était ministre.

Hatem Azzam, qui était alors membre élu du parlement et secrétaire général de la commission pour l’industrie et l’énergie, affirme avoir par deux fois averti Morsi  qu’un réseau datant de l’ère Moubarak restait très actif en coulisses, mais que Morsi n’avait alors pas pris les mesures qui s’imposaient.

« Personnellement, je me suis mis à faire beaucoup de bruit à ce sujet, et au plus haut niveau, tant au parlement que devant d’autres instances, et en présence de Morsi », a-t-il indiqué. « Le Président n’était tout simplement pas bien renseigné sur les contrats gaziers. »

En mai 2013, Azzam a déposé plusieurs plaintes contre ces deux transactions auprès du procureur général égyptien. Plusieurs jours plus tard, Morsi a annoncé un remaniement ministériel où, entre autres changements, Kamil a été remplacé par Sherif Hadara, peu suspect d’après Azzam de faire partie de la vieille garde.

Azzam a déclaré avoir appelé Hadara dès son entrée en fonctions, pour attirer son attention sur les plaintes qu’il avait déposées. En quelques jours, les négociations ont été rouvertes avec BP, et le camp égyptien avait bien l’intention de renégocier de meilleures conditions en faveur de l’Egypte.

Deux mois plus tard, un coup d’Etat militaire soutenu par le peuple a porté Sissi au pouvoir : l’examen de l’affaire qu’Azzam avait signalée au procureur général a été reporté sine die.

Un nouveau contrat avec BP

Sous Sissi, Sherif Ismail – vice-ministre des opérations gazières, puis président de la société d’Etat EGAS pendant le mandat de Fahmi – est devenu le nouveau ministre du Pétrole. D’après Azzam, Ismail a approuvé un grand nombre des contrats d’exportation de gaz égyptien, dont celui avec EMG.

En juin 2014, Ismail a déclaré à Reuters que le projet BP sur le gisement de Nord Alexandria venait de redémarrer et a promis de rembourser d’ici la fin de l’année les sommes dues par le pays aux multinationales.

En février 2015, un tribunal égyptien a acquitté Fahmi de toute accusation et annulé sa peine de prison : pour Azzam, c’était la confirmation du retour aux affaires de la vieille garde.

Le mois dernier, le jour même où aurait été signé l’accord, voici ce que Bob Dudley, PDG de BP, a déclaré aux participants du sommet de Charm el-Cheikh : à un moment où l’effondrement des prix du pétrole vient de causer un énorme préjudice aux sociétés pétrolières comme la sienne, habituées jusqu’à présent à vivre dans un « monde luxueux », les investissements que sa société a engagés en Egypte sont extremement significatifs.

« Pendant l’année précédente, et plus particulièrement ces trois ou quatre derniers mois,  nous avons constaté – pour reprendre l’expression souvent utilisée ici en Egypte – que ‘’les sangles rouges autour des dossiers administratifs ont enfin été tranchées’’ »,  se félicitait Dudley.

« Prendre cette décision d’investir en 2015, année où nous n’avons agi ainsi que dans un nombre très restreint de pays, devrait attester aux yeux du monde que l’environnement commercial égyptien est redevenu favorable aux entreprises qui souhaitent y investir. »

Le ministre égyptien du Pétrole, Sherif Ismail, et le PDG de BP, Bob Dudley, se serrent la main lors de la conférence de Charm El-Cheikh (Twitter/@ Egyptthefuture)

Hatem Azzam, toujours en exil en Europe, n’est guère optimiste quant aux bénéfices à attendre pour l’Egypte des tractations financières de Charm el-Cheikh – conférence d’ailleurs tenue à Jolie Ville Movenpick, propriété appartenant à Hussein Salem, l’homme d’affaires impliqué dans le très controversé contrat gazier entre l’Egypte et Israël.

« Pour l’instant, le seul bénéficiaire de cet événemennt, c’est Salem : ses hôtels ont obtenu les réservations sur la zone de la conférence… Croyez-moi, cette conférence n’aura fait gagner de l’argent à personne d’autre. »

Et malgré des promesses publiques, nombre de questions restent sans réponse : quels sont les termes exacts de l’accord entre BP, RWE Dea et l’EGPC ? Et verra-t-on seulement sortir du gaz du Nord Alexandria et de Western Mediterrannean Deep Water ?

BP a promis de  produire du gaz dès 2017 et de créer ainsi 5 000 emplois, principalement pour des Egyptiens.

« Ce projet », a déclaré BP à MEE, « crée une plate-forme capable de monétiser les ressources futures de la région sur les trente prochaines années au moins. D’autres phases d’exploitation des ressources restantes seront bientôt mises à l’étude. »

Après plusieurs faux départs, a déclaré Butter, le projet semble enfin prometteur.

« Cela traîne depuis si longtemps… On ne peut s’empêcher de redouter qu’un autre problème vienne se mette en travers », a-t-il dit. « Mais je suis en fait confiant que la mise en œuvre devrait commencer au cours des deux prochaines années ; je pense donc qu’on verra sortir du gaz de ces gisements. »

Minio-Paluello, cependant, se demande si – pénurie de gaz ou non – il est raisonnable qu’il soit extrait à des conditions aussi défavorables qu’actuellement.

« Les ressources appartiennent à l’Etat et au peuple. Bien entendu, si l’on fait entrer dans l’équation une entreprise privée, il est normal qu’elle en retire des bénéfices raisonnables », concède-t-il, « mais l’argent devrait d’abord alimenter les caisses de l’Etat, parce que ces ressources sont celles du peuple, et il ne pourra pas les vendre une seconde fois. »

Azzam doute même qu’un nouvel accord ait été mis en place.

« Le parlement ne siège pas actuellement. Donc, si toutefois le Président Sissi a signé [l’accord], il reste à le publier. Or, je n’ai entendu personne à ce jour dire qu’un quelconque document ait été rendu public », a observé Azzam.

Et même si un accord avait été négocié, nombre de problèmes n’ont pas été résolus.

« Un contrat ne veut rien dire tant qu’on n’en connaît pas les termes et conditions. Vous pouvez l’appeler ‘’accord Hatem Azzam’’ si ça vous chante, ça ne voudra rien dire. Souvenez-vous : en 2010, cet accord s’appelait ‘’contrat de partage de la production’’. Or, l’Egypte n’en a pratiquement rien tiré », conclut-il.

« Je persiste donc à poser la même question : quels bénéfices pour l’Egypte ? ».


Traduction de l'anglais (original).

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