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La télé tunisienne finit le Ramadan sur fond de polémiques

Beaucoup de publicité, des scènes de violence, de la triche : ce Ramadan, la télévision tunisienne a été très critiquée. Il faut dire que pendant le mois sacré, les trois quarts de la population se sont retrouvés devant le petit écran
La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) a recensé 54 scènes de violences envers les femmes. Ici, une image de la série très controversée « Ouled Moufida » (capture d'écran)

TUNIS – Cette année, avant et après la rupture du jeûne, les Tunisiens, qui aiment se retrouver devant la télé, ont eu l’embarras du choix.

Les habitués du feuilleton « Nsibti Laaziza » (Ma belle-mère chérie, série cocasse basée sur les intrusions d'une belle-mère dans une famille tunisienne de classe moyenne) ou du drame récurrent d’« Ouled Moufida », la série phare de l’animateur Samir Fehri racontant le quotidien de trois frères dont l’un est né d’une relation adultère, ont pu cette année découvrir la saison 2 de « Flashback » (centré autour d'un personnage qui a perdu la mémoire et qui se souvient de sa vie par flashbacks) ou encore de nouvelles et surprenantes séries.

https://www.youtube.com/watch?v=wr35KfqNHro&feature=youtu.be

Bande annonce de la série « Flashback »

C’est le cas notamment de « Jnoun El Kayla » (Les démons du zénith) où cinq enfants vivent des aventures surnaturelles dans la médina de Tunis ou de « El Hajema » (La Coiffeuse).  

Une programmation prolifique qui s'explique par le comportement des téléspectateurs tunisiens, rivés à leur petit écran pendant tout le Ramadan. Ils seraient, selon un reportage de la chaîne Arte, près de neuf millions, soit les trois quarts de la population, à regarder la télévision pendant et après la rupture du jeûne en 2016, non sans commenter allègrement chaque épisode.

« Nous avons eu des chaînes qui sont allées jusqu’à 24 minutes de publicité pour un feuilleton qui durait à peine une heure ! »

-Samira Hammami, Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle

« C’est la tradition du Ramadan : nous assistons à une grande foire de la consommation nationale et par conséquent, les annonceurs sont prêts à investir davantage dans la publicité et cela finance donc de nouvelles productions », explique à Middle East Eye le chroniqueur, Thameur Mekki, spécialiste des médias sur la plateforme Nawaat.

« Depuis quelques années, avec la naissance de nouvelles chaînes comme Attessia TV, il y a plus de diversité. Mais cela ne veut pas dire que le contenu est plus riche », nuance-t-il.

L’intérêt des chaînes est souvent plus économique qu’artistique. Près de 40 à 50 % des budgets des annonceurs sont dépensés pendant la période du Ramadan et même si le temps de publicité est limité à douze minutes par heure, certaines chaînes ont été rappelées à l’ordre par la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle HAICA pour ne pas avoir respecté cette règle.

En une heure de prime time, la chaîne El Hiwar Ettounssi a drainé la moitié de la population

« Nous avons eu des chaînes qui sont allées jusqu’à 24 minutes de publicité pour un feuilleton qui durait à peine une heure ! D’autres chaînes n’ont parfois pas hésité à diffuser de la publicité pendant une durée de douze minutes sans interruption », relève Samira Hammami en charge du monitoring des médias à la HAICA.

Certaines chaînes comme El Hiwar Ettounssi ont drainé près de six millions de téléspectateurs en heure de prime time dans la première quinzaine du Ramadan, soit… la moitié de la population tunisienne.

Des feuilletons turcs doublés en tunisien aux caméras cachées imitant le président de la République en passant par la série humoristique « Bolice » (satyre sur le monde de la police) si l’apparence est à la diversité, la qualité ne suit pas toujours.

« Pour moi, la société dépeinte dans ''Ouled Moufida", n’existe pas »

-Mahdi Jaffel, téléspectateur

Et à en croire les commentaires sur Facebook, le public n’est pas dupe. Miroir de la société pour les uns, caricature à l’extrême pour d’autres, de nombreux feuilletons vedettes des années précédentes, comme « Bolice », qui en est à sa quatrième saison, ont été critiqués.

« Pour moi, la société dépeinte dans ''Ouled Moufida'', n’existe pas, je ne comprends pas pourquoi on veut transmettre une image aussi négative de la société tunisienne [le feuilleton traite de problèmes conjugaux, meurtres, suicides, consommation de drogues et dépression] surtout dans un mois religieux et très traditionnel comme le Ramadan. Imaginez un enfant qui regarde ça chaque jour avec de la drogue, de la violence au quotidien », commente Mahdi Jaffel, 29 ans, habitant le quartier de l’Ariana à Tunis. Habitué à regarder en famille les feuilletons après chaque rupture du jeûne, il a été, cette année, très déçu. « L’offre ne se renouvelle pas et ça manque d’originalité » ajoute-t-il.

Plus de 50 scènes de violences à l’égard des femmes

Pour la HAICA, une vraie remise en question des thématiques et des images diffusées doit s'opérer.

« Même si nous ne régulons pas les contenus artistiques car ce n’est pas notre rôle, nous pouvons émettre des avis. Par exemple, nous avons dû déplacer à 21 h la diffusion d’''Ouled Moufida'' avec une mention ''interdit aux moins de 12 ans'' à cause de la violence des images. Nous avons recensé 227 scènes de violences physiques pendant la première quinzaine du mois de Ramadan, tous feuilletons confondus », note Samira Hammami à MEE.

« Ce sont les téléspectateurs qui font la régulation pendant le Ramadan. Ils nous envoient beaucoup de messages via les réseaux sociaux et c’est ce qui permet de repérer ce qui peut être choquant » ajoute-t-elle.

Samira Hammami déplore aussi le traitement de la femme dans les feuilletons, qui fera l’objet d’une étude complète, publiée en septembre 2017. « On a relevé 54 scènes de violences orientées vers les femmes. Elles sont présentées dans plusieurs feuilletons à travers des stéréotypes négatifs, la femme adultère ou la femme cupide. Dans une série comme ''Ouled Moufida’’, la femme n’est pas non plus mise en valeur. Sur douze rôles féminins, seulement trois véhiculent une image positive. Dans l’autre feuilleton ''El Dawema'' (l’histoire de deux familles qui se disputent un terrain) sur huit rôles féminins, six sont des stigmatisations », poursuit-elle.

« ''Dlilek Mlak'' est un peu l’espace qui permet de rêver pour les gens qui viennent de milieux sociaux de classes moyennes défavorisées »

-Thameur Mekki, spécialiste des médias sur la plateforme Nawaat

Autre grand gagnant de l’audience et des polémiques à la fois, « Dlilek Mlak », un remake tunisien du jeu français « À prendre ou à laisser », qui en est à sa cinquième saison.

« Ma mère a envoyé des SMS tous les jours pour essayer de gagner. Cette émission marche avec tout le monde, il y a le suspense de savoir qui va remporter le pactole », confie Mahdi Jeffel.

L’émission a été suivie par près de quatre millions de téléspectateurs tunisiens selon l’agence de sondages Sigma Conseil. Et pourtant cette même émission dont chacun parle dans les cafés, avec à la clé, un jackpot de deux millions de dinars (700 000 euros), a été soumise à une enquête de la HAICA pour soupçon de tricherie dans l’épisode du 13 juin.

À Tunis, publicité pour l'émission « Dlilek Mlak » (MEE/Lilia Blaise)

Dans un contexte de crise économique, le jeu d’argent semble avoir conquis les téléspectateurs, arrivant à la troisième place dans le classement des audiences de la première semaine de Ramadan.

Aicha, retraitée de Ben Arous (banlieue-Sud de Tunis) qui a gagné la somme maximum et controversée le fameux 13 juin sur le plateau de « Dlilek Mlak », a déclaré en riant qu’elle ne partagerait pas son gain avec ses enfants mais avec des associations pour les personnes nécessiteuses.

https://www.youtube.com/watch?v=JirtUHW6TSk&feature=youtu.be

Épisode de « Dlilek Mlak » faisant l’objet d’une enquête

« Si les fictions recherchent les punchlines, sans toujours y parvenir pour coller aux réalités et aux problématiques sociales avec beaucoup de caricatures, « Dlilek Mlak » est un peu l’espace qui permet de rêver pour les gens qui viennent de milieux sociaux de classes moyennes défavorisées », commente Thameur Mekki.

Des créations originales

Exceptions du paysage médiatique de Ramadan : les deux feuilletons, l’un familial avec des enfants pour héros, « Jnoun al-Kayla » et l’autre, une sitcom à l'humour noir « El Hajema » (La Coiffeuse), nouvelles créations dirigées par de jeunes réalisateurs tunisiens.

Le premier renoue avec les souvenirs d’enfance, les rêves d’aventure grâce à l’utilisation d’effets spéciaux et d’un répertoire nostalgique autour de la médina de Tunis. L’autre, avec une référence directe au film libanais « Caramel », emmène le téléspectateur dans une sitcom aux tons pastels où les tracas des employés d’un salon de coiffure abordent des problématiques féminines.

Bande annonce de « Jnoun al-Kayla »

« La nouvelle donne, c’est que ce sont des feuilletons qui filment des catégories sociales bien définies et c’est assez récent. Ils se distinguent des autres feuilletons qui vont plutôt vers un produit généraliste pour toute la famille », ajoute Thameur Mekki.

Mais dans le cas de « Jnoun el Kayla », le succès de la série est aussi dû à son écho auprès des parents lassés de la violence de certains feuilletons en première partie de soirée. Fatma Maatoug Rachdi, une mère de 35 ans, a choisi de regarder le feuilleton avec ses enfants âgés de 4 et 7 ans. « Dès les premiers épisodes d’''Ouled Moufida'', j’ai vu qu’il y avait trop de violence dont je leur ai interdit de regarder la télévision. Mais ''Jnoun el Kayla'' est vraiment mon coup de cœur du Ramadan : ça remplace l’histoire du soir et ça nous rappelle les films Disney, revisités à la sauce tunisienne » témoigne-t-elle à MEE, avouant que les autres années, elle regardait plutôt les feuilletons en diagonale, après la rupture du jeûne et « par habitude ».

« ''Jnoun el Kayla'' est vraiment mon coup de cœur du Ramadan : ça remplace l’histoire du soir et ça nous donne rappelle les films Disney, revisités à la sauce tunisienne »

- Fatma Maatoug Rachdi, mère de 35 ans

« Cela faisait quatre ans que nous cherchions à le produire et le diffuser. Le mois de Ramadan a été une vraie opportunité. Je pense que ça s’adresse à tout le monde car la série rappelle à tous des souvenirs d’enfance », analyse Amira Mimouni, directrice de New Age, la société de production qui a entièrement produit le feuilleton.

Du côté d’« El Hajema », c’est la légèreté du thème et le jeu de l’actrice principale Wahija Jendoubi qui semble avoir séduit. Dans l’intimité d’un salon d’esthétique, chaque employé se presse autour de « Madame » pour parler de futilités comme d’un congrès de coiffure en Turquie ou des dernières actualités.

Bande annonce de « El Hajema »

« J’ai voulu traiter de thèmes sérieux qui concernent les femmes tunisiennes, la question de l’égalité homme/femme, les problèmes du quotidien mais à travers un prisme comique », explique Zied Litayem, le jeune réalisateur de la sitcom. Il dit s’être inspiré des salons de coiffure tunisiens et avoir voulu montrer leur côté kitsch et stéréotypé tout en abordant des problématiques plus profondes.

Ces deux feuilletons trouvent aussi leur mérite dans le fait d’avoir été diffusés sur la chaîne nationale Watanyia 1 et donc, de service public. La chaîne dit avoir investi près de 4,5 millions de dinars dans les contenus ramadanesques en 2017 afin de pouvoir concurrencer les autres chaînes. 

« Si nous offrions du contenu de qualité toute l’année, je suis sûre que l’audimat se stabiliserait », conclut Amira Mimouni. « Les directeurs de chaîne de télé devraient se poser la question du contenu pas seulement pendant le Ramadan. »

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