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La Tunisie, malade de la pénurie de médicaments

Contraceptifs, produits pour la chimiothérapie, antidépresseurs… La Tunisie est confrontée depuis trois mois à une pénurie de médicaments, symptomatique d’une crise structurelle du secteur de la santé
Accueil des urgences à l'hôpital Charles Nicolle à Tunis (AFP)

TUNIS – Oussama Saïdi, doctorant chercheur en sciences culturelles et musicien compositeur, a la maladie de Crohn, une maladie inflammatoire du système digestif. Il doit prendre un médicament, l’Imurel 50, qui régule son système immunitaire afin que ses intestins ne s’enflamment pas. Mais cela fait trois mois qu’il ne le trouve plus dans aucune pharmacie en Tunisie.

« Au début je pouvais me le procurer en allant tous les quinze jours prendre le médicament à l’hôpital. Et j’étais remboursé par la caisse d’assurance maladie. Comme c’était trop contraignant, j’ai commencé à l’acheter en pharmacie, à mon compte. Mais maintenant, je ne le trouve plus dans aucune pharmacie », témoigne-t-il à Middle East Eye. C’est sa sœur qui lui ramène ce médicament dès qu’elle part en France.

Comme de nombreux Tunisiens victimes de la pénurie actuelle de médicaments en Tunisie, Oussama a dû trouver un plan B.

Camelia, mère au foyer en charge de trois enfants, a récemment eu recours à une interruption volontaire de grossesse. Depuis plusieurs mois, elle ne trouve plus de contraceptif

Camelia, mère au foyer en charge de trois enfants dans la banlieue de Douar Hicher, à Tunis, a récemment eu recours à une interruption volontaire de grossesse. Depuis plusieurs mois, elle ne trouve plus de contraceptif. La pilule contraceptive et le stérilet sont en rupture de stocks. Les préservatifs disponibles en pharmacie – une marque étrangère – coûtent environ huit euros le paquet.

L’Office national de la population et de la famille, en charge des stocks de stérilets, a déclaré que la pénurie était liée à un problème de conformité du produit avec les normes sanitaires, et que le retard en approvisionnement était causé par le changement de fournisseur.

Depuis le mois d’avril, plusieurs médecins et pharmaciens s’alarment de la pénurie de certains médicaments. En cause : l’endettement de la Pharmacie centrale qui ne paye plus ses fournisseurs.

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Le 30 mars, le secrétaire général de la Pharmacie centrale avait prévenu : en une vingtaine de jours, les stocks d’une centaine de médicaments allaient s’épuiser. Depuis le début du mois de juin, la pénurie touche officiellement plus de 200 médicaments, dont certains antidépresseurs, des anxiolytiques et des traitements nécessaires pour les chimiothérapies.

Elle a engendré près de 160 millions de dinars de pertes (52 millions d’euros) selon son PDG, Aymen Mekki.

La Pharmacie centrale est elle-même au sommet d’une chaîne d’endettement : la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) lui doit près de 820 millions de dinars (près de 270 millions d’euros). Et la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ainsi que la Caisse de retraite du secteur public (CNRPS) doivent également plusieurs milliards de dinars à la CNAM.

Lors de sa visite à la Pharmacie centrale, Youssed Chahed a annoncé qu’une enquête avait été ouverte sur des agents de l’établissement soupçonnés de corruption dans des opérations d’achat de médicaments (AFP)

À ces dettes s’ajoutent des soupçons de corruption autour de la Pharmacie centrale, révélés après une visite du chef du gouvernement, Youssef Chahed, le 8 janvier dernier.

La crise économique affecte aussi le secteur puisque la Pharmacie centrale doit établir des prix fixes pour les médicaments en dinars, dinar dévalué depuis plusieurs mois, engendrant aussi des pertes pour l’établissement.

Pour ne rien arranger, les autorités peinent aussi à communiquer de manière transparente sur le sujet. Le 3 avril, le ministre de la Santé, Imed Hammami, déclarait à Mosaïque FM qu’il n’y avait pas de rupture de stocks, mais juste « une pénurie de certains médicaments ». Il s’est finalement ravisé le 4 juin en admettant que les réserves stratégiques de médicaments ne couvraient plus que trois mois.

« Aujourd’hui, je n’ose plus sortir de chez moi »

Au quotidien, les Tunisiens sous traitement qui ressentent la pénurie sont désemparés lorsqu’ils ne peuvent pas s’approvisionner à l’étranger.

« J’ai eu de la chance d’avoir un ami pharmacien à Tozeur [centre ouest]. Pendant des mois, il a pu se procurer mon médicament. Mais maintenant, je ne le trouve plus. Je dois prendre du Detrusitol, contre l’hyperactivité vésicale car je suis tétraplégique. Aujourd’hui, je n’ose plus sortir de chez moi. J’essaye de prendre uniquement un comprimé tous les deux jours pour économiser le stock qu’il me reste, mais j’ai des fuites, c’est donc trop gênant pour aller au travail », témoigne à MEE Wafa Loumi, une modéliste qui vit entre Tunis et Sfax.

« Parfois, certaines personnes demandent un médicament qui n’est pas essentiel en te disant que si leur proche ne l’a pas, il va mourir »

- Hela Boudabous, pharmacienne installée à Paris

Rafika Montsari, une formatrice en techniques de communication et d’organisation, habitant à Tunis, a mobilisé tous ses contacts Facebook pour trouver le médicament nécessaire à son neveu, atteint de microcéphalie convulsive nécessitant des corticoïdes.

« Il peut avoir des crises s’il ne reçoit pas son médicament à temps », explique-t-elle. « J’ai dû récolter différents paquets grâce à des contacts sur Djerba, Tunis et Kairouan, qui en ont trouvé dans certaines pharmacies », raconte-t-elle. Et Rafika a eu recours au même système D pour trouver de la Dépakine, nécessaire aux traitements des épileptiques, dont dépend sa sœur.

En France, les pharmaciens et d’origine tunisienne avouent eux-mêmes être parfois démunis face au problème.

Les initiatives de solidarité, les risques d’enlisement de la crise, le développement d’un commerce parallèle du médicament, la pénurie témoignent d’une crise structurelle de tout le secteur de la santé publique (AFP)

« C’est vrai que ces derniers mois, les demandes venant de Tunisie ont énormément augmenté. On vend quand il y a une ordonnance ou quand on sent que c’est un médicament vital. Mais après, il faut faire attention à la psychose », prévient Hela Boudabous, une pharmacienne installée à Paris, confrontée à des sollicitations de plus en plus nombreuses. « Parfois, certaines personnes demandent un médicament qui n’est pas essentiel en te disant que si leur proche ne l’a pas, il va mourir, alors que le médicament est juste un relaxant musculaire, par exemple. »

Le problème se pose de manière plus aiguë pour les cancéreux. « On peut difficilement les aider car en France, nous ne vendons pas de traitements en pharmacie, c’est l’hôpital qui s’en occupe », précise Hela.

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En juin, deux médecins ont fait parler d’eux sur les réseaux sociaux en dénonçant le manque de médicaments essentiels. Le docteur Faouzi Addad, cardiologue à l’hôpital de L’Ariana, dans le nord de Tunis, a dénoncé sur Facebook une pénurie de Xylocaïne, nécessaire aux anesthésies locales.

Son post, partagé plus de 3 000 fois, a provoqué la visite du chef du gouvernement le 11 juin à l’hôpital de L’Ariana et une livraison, quelques jours plus tard, d’un stock d’ampoules anesthésiantes. Un conseil des ministres a aussi été convoqué en urgence pour débloquer près de 500 millions de dinars (163 millions d’euros) afin de rembourser la dette de la Pharmacie centrale.

Mais le mal est déjà fait : la plupart des pharmacies n’ayant pas constitué leurs propres stocks se retrouvent souvent obligées de refouler des clients à la recherche des médicaments indisponibles. Et la liste est longue. Une autre médecin, Maha ben Moallem Hachicha, a publié le 12 juin une liste des 223 médicaments difficiles à trouver ou en rupture de stocks.

« Psychose »

« Au quotidien, cela fait longtemps que l’on ressent le manque. On essaie de remplacer le médicament par un générique ou de faire des ordonnances spéciales pour que le patient puisse se le procurer à l’étranger, mais c’est une situation très difficile », confie à MEE Maha, par ailleurs membre d’un syndicat de médecins qui s’était déjà réuni avec le ministère de la Santé il y a trois mois.

« À l’époque, le Ministère de la Santé était encore dans le déni, il essayait de nous rassurer. Mais maintenant, nous sommes devant le fait accompli », conclut-elle. Les autorités, elles, se veulent encore rassurantes. Le PDG de la Pharmacie centrale, nommé en avril, soit cinq mois après le signalement du premier risque de pénurie, a évoqué une « psychose » entraînant parfois un surstockage dans les établissements et encourageant aussi le cercle vicieux de la pénurie. Selon lui, la priorité, avec l’aide du gouvernement, sera de regagner la confiance des fournisseurs dont certains n’ont pas été payés depuis près d’un an.

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Mais pour certains médecins et pharmaciens, la crise des médicaments n’est qu’une crise supplémentaire du secteur public, qui s’ajoute à celle des jeunes médecins qui protestent aussi depuis plusieurs mois contre leurs conditions de travail. « Nous avons déjà parlé de ces manques avec le Mouvement 76 qui sort dans la rue depuis février 2018 pour protester », témoigne Jed Hencheri, un jeune médecin, actif dans le mouvement et membre de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins qui lance régulièrement des cris d’alerte sur sa page Facebook à propos de la pénurie.

Le Mouvement 76 doit son nom à sept revendications non satisfaites et six ministres de la Santé qui se sont succédés depuis la révolution sans faire les réformes attendues. « Nous avons même proposé au ministre de la Santé de prendre l’argent qu’il voulait retenir du salaire des médecins grévistes pour combler les dettes de la Pharmacie centrale. »

« Nous avons même proposé au ministre de la Santé de prendre l’argent qu’il voulait retenir du salaire des médecins grévistes pour combler les dettes de la Pharmacie centrale »

- Jed Hencheri, médecin militant

Cette crise des médecins s’illustre par un exode massif depuis la révolution. En 2017, près de 45 % des jeunes médecins ont quitté la Tunisie pour aller pratiquer en Europe, selon les chiffres du cabinet Sigma Conseil. Ils partent souvent vers l’Allemagne et la France.

Pour Jed Hencheri, la pénurie de médicaments révèle le désengagement total de l’État face au secteur public. « On parle depuis longtemps de la pénurie, de la corruption, des problèmes d’infrastructures, mais l’État ne réagit pas. Les autorités ont même été dans le déni pendant un certain temps. »

Un agent de la fonction publique au laboratoire pharmaceutique de l’hôpital Charles Nicolle à Tunis, qui a voulu garder son anonymat, confirme ces déclarations. Depuis plusieurs mois, il ne peut plus donner de gants stériles à ses stagiaires et a vu le manque de réactifs pour les analyses de son laboratoire, handicaper son travail.

Chute de toit

« La chute du toit, le 3 mai, sur notre laboratoire, a été de trop. Les autorités ont très peu réagi. On se demande vraiment si l’État a la volonté d’aider le secteur de la santé publique en Tunisie ou s’il veut le laisser couler. »

Si la mobilisation des médecins et la colère des patients passent désormais essentiellement par les réseaux sociaux, certains commencent à utiliser internet pour tenter de résoudre partiellement le problème.

La célèbre bloggeuse Lina ben Mehnni, suivie par 88 320 personnes, partage sans cesse les cris de détresse de personnes en détresse. Elle-même malade, elle parle de sa maladie et de son traitement dans les hôpitaux publics en direct.

Son dernier post partageait la vidéo d’une dame à qui tous les médicaments ont été volés à l’aéroport de Tunis Carthage.

Rami Lajmi, un ingénieur de 23 ans, a lancé en pleine crise une application, MedicaNow, pour trouver plus facilement son médicament dans la pharmacie la plus proche.

« Depuis des années, j’entends des gens parler du parcours du combattant pour trouver tel ou tel médicament, et pas seulement lorsqu’il y a une pénurie. Je me suis rendu compte que le problème venait en grande partie du manque de données disponibles dans les pharmacies ».

Rami fait actuellement du porte-à-porte pour convaincre les pharmaciens de lui fournir un inventaire de leurs stocks. Une vingtaine de pharmacies ont accepté mais d’autres sont réticentes. « Certains me disent que ça ne les arrange pas, car ils revendent les produits au marché noir, par exemple », explique-t-il à MEE.

Mais depuis que l’application a été lancée, d’autres pharmacies sont entrées directement en contact avec lui, de Djerba à Bizerte, pour lui donner des informations. Le jeune entrepreneur est actuellement en pourparlers avec des institutions étatiques pour essayer d’obtenir des données plus globales. Il travaille sur son application avec ses propres fonds.

Ces initiatives de solidarité, les risques d’enlisement de la crise, le développement d’un commerce parallèle du médicament, la pénurie témoignent d’une crise structurelle de tout le secteur de la santé publique.

De nombreux pharmaciens demandent depuis longtemps l’autorisation de vendre des génériques ou des produits de substitution fabriqués en Tunisie à la place de certains médicaments en rupture de stocks. Pour l’instant, la loi le leur interdit.

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