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La vie parmi les morts dans l’ancienne nécropole égyptienne

« Ici, c’est calme et paisible, mais seulement si vous êtes à l’aise avec votre propre mortalité », déclare l’un des habitants de la Cité des morts
Un enfant joue devant le tombeau où il vit (MEE/Belal Darder)

LE CAIRE – Dans une ville surpeuplée comptant près de 20 millions d’habitants, l’idée même de calme est inhabituelle. À l’exception de quelques quartiers aisés réservés à l’élite, il est très rare de trouver dans la capitale égyptienne une rue vide et calme en journée.

Il y a cependant un endroit du Caire où les rues sont souvent désertes en plein après-midi, mais c’est sans doute que seulement peu d’étrangers décident de parcourir les artères de ce lieu qu’on appelle la « Cité des morts ».

Ce petit coin de terre est un réseau d’anciens tombeaux et de mausolées musulmans. Ces anciennes tombes du Caire, on les appelle « al-Arafa ». Les ruelles sont calmes, étroites, souvent sans revêtement, et les tombes sont entourées de structures de pierres.

Un habitant âgé d’al-Arafa marche vers la porte de la tombe où il réside (MEE/Belal Darder)

L’intérieur de quelques mausolées est orné de marbre et de fontaines, mais ce n’est pas le cas de tous. Beaucoup d’entre eux sont vides et laissés à l’état de ruines.

Certaines sépultures abritent de célèbres personnages historiques, mais elles ont souvent été négligées et abandonnées par le gouvernement. Certains considèrent Méhémet-Ali Pacha comme le fondateur de l’Égypte moderne, et les dépouilles de membres de sa famille, par exemple, ont été déposés à al-Basateen-Arafa. Malgré l’importance historique de ce site, il n’y a qu’un vieux gardien solitaire pour le surveiller. On ne trouve ni guide, ni information au sujet des princes et des princesses qui y sont enterrés.

Le tombeau familial de Méhémet-Ali Pacha (MEE/Belal Darder)

Ces tombes attirent souvent les cambrioleurs en raison de leurs ornements de grande valeur. Parmi les habitants, beaucoup affirment que ces cambriolages ont lieu car le gouvernement n’assure pas un niveau de sécurité convenable.

Cependant, la nécropole n’est pas entièrement déserte, et il y a beaucoup de familles qui vivent dans cette cité des morts. Certaines habitent des maisons qu’elles ont construites à côté d’une tombe, ou bien, dans la plupart des cas, elles occupent directement une sépulture. Il est difficile de se procurer des statistiques précises au sujet du nombre d’habitants, mais on estime que pas moins de 500 000 personnes peupleraient actuellement les tombes du Caire. La plupart d’entre elles vivent dans le cimetière situé au nord de la Cité des morts, tandis que la partie sud n’est que faiblement peuplée.

Malgré la mise en place de l’eau courante et de systèmes d’égout dans la nécropole, leur accès est très limité, et seules quelques familles privilégiées peuvent en profiter.

Ce phénomène relativement récent de vie entre les morts a débuté lorsque les propriétaires des tombeaux se sont mis à engager des gardiens pour protéger les mausolées familiaux après des cambriolages répétés. En général, le gardien choisi était un jeune homme issu d’un milieu rural, en recherche d’emploi et accompagné de sa femme. Les années passant, les gardiens finissaient par décéder et être inhumés dans les tombes même qu’ils avaient surveillées. Ainsi, c’est tout naturellement que ces tombes ont assisté à la naissance et au développement de nouvelles générations qui voyaient cet étrange endroit comme leur maison.

Un plateau de thé entre deux pierres tombales (MEE/Belal Darder)

Aujourd’hui, les enfants des propriétaires, et même parfois leurs petits-enfants, ne visitent plus jamais ces tombes, à l’exception de quelques jours par an où ils viennent honorer leurs proches, ou lorsque la famille perd l’un de ses membres.

Il y a aussi des personnes qui ont été contraintes de s’installer dans la nécropole à cause des pressions liées à la surpopulation et au coût élevé de la vie, qui a sévèrement augmenté depuis quelques années au Caire.

Étrangement, on constate aussi quelques rares cas de personnes qui ont réellement fait le choix de vivre à al-Arafa. El Hajj Yasser est un jardinier à la retraite d’environ 80 ans qui a travaillé pour le ministère de l’Archéologie pendant plus de 40 ans et qui a même réussi à construire son propre logement de six étages à Faysal, dans la ville de Gizeh, où résident ses deux fils et ses trois filles ; il refuse cependant de quitter le tombeau où il a passé la majeure partie de sa vie.

El Hajj Yasser se couvre le visage pour faire une sieste devant le tombeau où il vit et travaille (MEE/Belal Darder)

« Ici, je me sens en paix », explique-t-il à Middle East Eye. « Il n’y a pas de voitures, pas de marchands ambulants, et absolument aucun bruit », explique-t-il avant d’ajouter que « c’est surtout mes filles qui insistent pour que je vienne m’installer plus près d’elles afin qu’elles puissent mieux s’occuper de moi, mais je ne le ferai jamais. »

El Hajj Yasser préparant le thé dans la tombe où il habite (MEE/Belal Darder)

La plupart des habitants ne partagent pas son opinion, contemplant leur lieu de résidence avec honte et comme une preuve supplémentaire de leur pauvreté.

Oum Fares, la cinquantaine, se plaint de la vie sur le site d’al-Arafa. « J’étais en train d’épargner afin de pouvoir partir d’ici lorsque la police a accusé mon fils aîné de détenir une arme. Malgré son innocence, ils l’ont condamné à trois ans de prison. »

« J’ai dépensé l’argent que j’avais économisé pour payer un avocat qui m’a promis de gagner le procès et de faire sortir mon fils, poursuit-elle en larmes. Maintenant, je suis condamnée à rester ici sans même avoir réussi à récupérer mon aîné. »

La vie de tous les jours continue ici, même au milieu des défunts, ponctuée d’un certain nombre de rituels ordinaires et de tâches monotones. Les femmes lavent les vêtements, préparent le petit-déjeuner et nourrissent les oiseaux. Les hommes boivent le thé après une longue journée de travail, et les enfants s’amusent dans les ruelles désertes.

Une habitante d’al-Arafa fait la lessive devant la tombe où elle réside avec sa famille, avant de la mettre à sécher au soleil (MEE/Belal Darder)

Pourtant, les morts sont toujours bien présents. Il y a beaucoup de choses qui rappellent leur existence, comme lorsqu’un homme est réprimandé pour avoir juré lors d’une querelle avec un ami, ou le fait qu’on puisse voir des exemplaires du Saint Coran sur presque toutes les tables, et que le terme « mort » soit répété dans toutes les conversations comme un aspect inévitable de la vie, ou encore lorsque les enfants reçoivent quotidiennement l’ordre de rentrer à l’heure de la prière du soir.

Des enfants jouent dans les rues d’al-Arafa sans se soucier du fait que des morts sont enterrés tout autour d’eux (MEE/Belal Darder)

Abou Walid, la quarantaine, travaille comme gardien de l’un des tombeaux. « La vie à al-Arafat est exactement comme la vie ailleurs », déclare-t-il à Middle East Eye. « Elle a ses bons et ses mauvais côtés. Ici, c’est calme et paisible, mais seulement si vous êtes à l’aise avec votre propre mortalité, et si vous apprenez à vivre avec l’idée que vous vous trouvez parmi les morts. »

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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