L’antique bibliothèque de Bagdad sauvée des flammes
BAGDAD – Abdelsalem Abdelkarim se déplace lentement entre les étagères de la bibliothèque al-Qadiriyya, s’arrêtant devant certaines vitrines pour révéler fièrement les plus beaux ouvrages historiques de la collection.
Beaucoup d’entre eux sont des copies richement décorées du Coran, explique le bibliothécaire, telle cette édition manuscrite en deux volumes dont les pages mesurent près d’un mètre de long. Provenant du Taj Mahal, elle a été offerte à la bibliothèque par un prince indien il y a plusieurs centaines d’années.
« Nous avons ici quelque chose de très spécial et unique en son genre », déclare Abdelkarim en révélant un autre Coran richement orné de feuilles d’or et dont les marges sont parsemées d’un entrelacs de motifs finement dessinés et de fleurs colorées. L’ouvrage, qui date de plusieurs centaines d’années, est un cadeau de la mère d’un sultan turc nommé Abdülaziz.
« Quand les Mongols sont venus ici en 1258, ils ont incendié les bibliothèques et jeté tellement de livres dans le Tigre que l’eau est devenue noire à cause de l’encre »
- Abdelsalem Abdelkarim, bibliothécaire, al-Qadiriyya
« À la fin de chaque Ayah [verset] se trouve un dessin unique – une fleur, une étoile à six branches ou une coupe de fruits, une multitude d’images différentes – et ce, tout au long du livre. Il n’existe rien de semblable », affirme-t-il. « De nombreux experts en calligraphie et signes et symboles viennent ici étudier ce livre, mais ces images sont très mystérieuses et personne ne comprend pleinement leur signification. »
La bibliothèque est nichée dans un coin du vaste et magnifique complexe religieux qui abrite le sanctuaire du cheikh Abd al-Qadir al-Jilani, un érudit persan du XIe siècle qui a fondé l’ordre sufi de la Qadiriyya, ou confrérie de Qadir, et vécu la majeure partie de sa vie adulte à Bagdad.
Cacher les livres
L’une des œuvres les plus fascinantes de la bibliothèque, bien qu’abîmée et tâchée, est un texte du XIIIe siècle qui a survécu au saccage de Bagdad par le général mongol Houlagou Khan, petit-fils de Gengis Khan, en 1258, lors duquel 800 000 personnes perdirent la vie.
« Quand les Mongols sont venus ici en 1258, ils ont incendié les bibliothèques et jeté tellement de livres dans le Tigre que l’eau est devenue noire à cause de l’encre », explique Abdelkarim. « Ce livre, qui contient des explications sur le Coran et l’islam, est l’un des seuls à avoir été sauvés des eaux ce jour-là. »
« Le risque en valait la peine car nous nous devions de protéger les livres »
- Abdulmajid Mohamed, bibliothécaire en chef
Cet ouvrage, ainsi que l’ensemble de la collection de la bibliothèque al-Qadiriyya, a également réchappé à la destruction généralisée et au pillage des bibliothèques de Bagdad qui ont suivi l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Dix bibliothèques ont été détruites à Bagdad seulement et la perte de nombreuses collections de livres de valeur a été un événement que le directeur général de la Bibliothèque et des archives nationales d’Irak à Bagdad, le Dr. Saad Eskander, a qualifié de « catastrophe nationale qui dépasse l’imagination ».
« C’est la seule bibliothèque qui n’a pas été attaquée, parce que Dieu l’a protégée et parce que tout notre personnel et tous nos volontaires – des personnes ordinaires, pas des policiers ou des agents de sécurité – sont restés pour la protéger », a déclaré à MEE le cheikh Abdelrahman, troisième plus haut dignitaire de la mosquée.
Depuis son bureau installé à côté de la tombe d’al-Jilani depuis 1974, le cheikh accueille les visiteurs, répond aux questions et reçoit des demandes de prière exprimées par téléphone par des fidèles du monde entier.
« Les Américains sont venus nous parler, raconte-t-il, nous leur avons expliqué que nous sommes juste des gens pauvres avec notre sanctuaire et nos objets religieux, et que nous n’avons que deux kalachnikovs pour notre sécurité. Ils nous ont permis de les garder et ils sont partis. »
Terrifié à l’idée que la collection d’al-Qadiriyya puisse être également ciblée au cours du pillage et de la mise à feu des autres bibliothèques de Bagdad, le bibliothécaire en chef Abdelmajid Mohamed a passé une journée entière à aider d’autres membres du personnel à dissimuler soigneusement tous les volumes les plus précieux au sous-sol avant d’en clore solidement l’entrée, même lorsque des coups de feu se faisaient entendre à travers la capitale.
« J’ai fini à 22 heures et quand je suis parti d’ici, les rues étaient complètement désertes à cause du chaos qui régnait, tout le monde était terrifié. Il n’y avait pas de taxis, alors je suis rentré chez moi à pied », poursuit-il. « Mais le risque en valait la peine car nous nous devions de protéger les livres. » Après avoir caché les livres, le personnel a scellé toutes les portes de la bibliothèque sauf une à l’aide d’un fer à souder.
Le complexe, aujourd’hui entouré de hautes barrières de ciment et gardé par la police militaire, a également survécu à un attentat à la voiture piégée en 2007, déplorant un minimum de dégâts et relativement peu de victimes civiles, bien qu’il soit situé dans une zone animée du centre-ville.
« Nous sommes toujours là »
Il a toutefois été de nouveau menacé en 2014 dans un discours prononcé par le chef de l’État islamique (EI), Abou Bakr al-Baghdadi, qui a annoncé que les membres du groupe « démoliraient les tombes de Hussein ibn Ali à Karbala et d’Abd al-Qadir al-Jilani à Bagdad », qu’il a qualifiées de « centres du polythéisme » des soufis et des chiites.
« Certes, nous ne nous sommes pas sentis très à l’aise quand le soi-disant État islamique a déclaré cela, mais nous n’étions pas inquiets parce que notre foi en Dieu est très grande », a assuré le cheikh Abdelrahman, se levant ensuite de sa chaise, près de la tombe d’al-Jilani, pour saluer un groupe de pèlerins pakistanais portant un tissu de velours rouge richement brodé en vue de rendre grâce dans le sanctuaire.
« Ils disent qu’ils sont musulmans, mais nous sommes ici depuis des centaines d’années à représenter les musulmans et l’islam et regardez simplement le résultat aujourd’hui. Nous sommes toujours là, et où se trouve le soi-disant État islamique à présent ? »
Selon les volontaires du sanctuaire, la tombe d’al-Jilani est visitée chaque jour par de nombreux Irakiens et des centaines de pèlerins, sunnites comme chiites, venant d’aussi loin que le Pakistan et la Mauritanie. Ils disent aussi recevoir régulièrement la visite de chrétiens, de quelques rares hindous et d’un bouddhiste qui fréquente le sanctuaire chaque année.
Pourtant, rares sont ceux parmi ces pèlerins des temps modernes qui remarquent la bibliothèque, laquelle contient pourtant des manuscrits personnels d’al-Jilani, qui sont à la base de la collection initiale.
La bibliothèque, qui existe depuis près d’un millier d’années, dépend des revenus des terres et propriétés qu’elle possède à proximité, ainsi que des dons prodigués par les fidèles d’al-Jilani au cours des siècles. Dans un coffret cadenassé situé près de l’entrée se trouve par exemple un Coran à la couverture dorée finement gaufrée offert il y a dix ans par un fidèle syrien.
Si plusieurs des livres les plus vénérés de la bibliothèque sont des copies historiques du Coran, celle-ci contient aussi de nombreux textes scientifiques et manuscrits anciens. Son plus ancien ouvrage, qui porte sur la linguistique arabe, a 950 ans.
« Nous prenons grand soin des livres car ils sont précieux et doivent être préservés », commente Abdelkarim. « Des experts viennent ici de temps à autre pour ‘’vacciner’’ les livres, prévenir leur détérioration ; ils utilisent également des ‘’médicaments’’ spéciaux pour nos 1 950 manuscrits anciens, car ceux-ci aussi sont très précieux. »
S’ouvrir au reste du monde
De petits groupes d’étudiants prennent des cours d’études islamiques et de calligraphie arabe dans la madrasa de la mosquée, installés à de longues tables décorées de bouquets de fleurs artificielles multicolores. Une descendante directe d’al-Jilani, Nora, actuellement en doctorat à Londres, y passe un mois par an pour étudier les manuscrits.
Néanmoins, les locaux de la bibliothèque al-Qadiriyya sont souvent vides. Les nombreux étudiants, chercheurs et professeurs d’universités irakiens que ses rayonnages ont attirés pendant des centaines d’années ont diminué avec l’essor d’Internet.
« Nous n’avons même pas d’adresse e-mail, nous sommes donc en quelque sorte coupés du monde extérieur. Mais nous sommes heureux et nous adorons notre travail ici au milieu des livres »
- Abdelsalem Abdelkarim, bibliothécaire, al-Qadiriyya
« Nous recevions de nombreux étudiants en master ou en doctorat et nous scannions tous nos textes les plus précieux afin qu’ils puissent étudier les copies tandis que nous préservions les originaux », explique Abdelkarim. « Mais maintenant, à cause d’Internet, seule une poignée d’étudiants fréquente la bibliothèque la plupart du temps. »
Malgré le nombre modeste de visiteurs, le personnel continue de garder les lieux impeccables, et les portes arquées sont ouvertes cinq jours par semaine. De façon touchante, le personnel vient juste de créer à l’étage supérieur une nouvelle exposition retraçant un siècle de journaux irakiens. Ils s’efforcent toujours d’améliorer leur offre, même si peu de visiteurs apprécient leurs efforts.
Abdelkarim admet que promouvoir les visites n’est pas la priorité du complexe, dont l’objectif demeure de remplir ses impératifs religieux, à savoir l’accueil des pèlerins et la charité envers les pauvres. Les cuisines de la mosquée nourrissent des centaines de familles chaque jour.
Néanmoins, le personnel de la bibliothèque reste relativement optimiste quant à l’avenir, espérant davantage de visiteurs et une plus grande reconnaissance, peut-être même internationale, de la collection dont ils prennent soin.
Outre les livres rares, Abdelkarim estime que la bibliothèque contient entre 80 000 et 85 000 ouvrages. Celle-ci est désormais considérée comme l’une des plus grandes de Bagdad suite aux nombreuses pertes subies en 2003.
« Nous adorerions avoir des contacts avec d’autres bibliothèques à travers le monde, mais nous ne sommes pas très à jour ici », observe Abdelkarim à voix basse.
« Nous n’avons même pas d’adresse e-mail, nous sommes donc en quelque sorte coupés du monde extérieur. Mais nous sommes heureux et nous adorons notre travail ici au milieu des livres. »
Traduite de l’anglais (original).
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