L’armée libanaise face au bourbier d’Ersal
À Ersal, village situé dans le nord-est du Liban, tout près de la frontière avec la Syrie, les forces spéciales libanaises ont les camps de réfugiés syriens en ligne de mire.
Vendredi dernier, les militaires ont effectué deux descentes musclées ayant conduit à l’arrestation de plus de 350 personnes dans les campements d’al-Nour et al-Qariyé. « L’armée est déterminée à éliminer définitivement les organisations terroristes », a déclaré son commandant en chef, Joseph Aoun, à l’issue de l’intervention.
À l’arrivée des soldats sur les lieux, cinq kamikazes se sont faits exploser, dont un au milieu d’une famille de réfugiés, tuant une fillette.
Jusqu’à présent, les affrontements avaient surtout lieu sur les collines avoisinantes où étaient retranchés des combattants armés venus de Syrie, notamment les groupes Fatah el-Cham et État islamique (EI). Depuis trois ans, ceux-ci harcèlent les soldats libanais.
En août 2014, les militaires ont payé le plus lourd tribut de leur lutte contre ces entités lorsque 29 soldats ont été enlevés par le Front al-Nosra et l’État islamique. Quatre ont été assassinés et neuf sont toujours aux mains de l’EI.
Ces derniers mois, l’armée libanaise, épaulée par la milice chiite du Hezbollah, a regagné du terrain, poussant ces groupes à se rabattre sur les campements de réfugiés syriens.
« Ces combats sont d’autant plus difficiles et sensibles qu’ils se déroulent au milieu de la population », souligne Julien Théron, spécialiste en géopolitique des conflits.
Un mois et demi après l’annonce par le Hezbollah de son retrait de la frontière côté syrien et la remise à l’armée de certaines de ses positions dans le jurd (région) d’Ersal, l’armée libanaise est passée en mode offensif.
« On est en train de reproduire avec les Syriens les mêmes erreurs faites avec les Palestiniens »
- Julien Théron, spécialiste en géopolitique des conflits
Toutefois, souligne Julien Théron, « le contexte d’Ersal, une région montagneuse avec une forte présence de réfugiés, rend la mission de l’armée difficile ».
« On est face à des groupes djihadistes qui fonctionnent sur le mode de la guérilla. Pour démanteler ce type de structure clandestine, il faut acquérir du renseignement en infiltrant le réseau ou en obtenant des informations, ce qui nécessite d’avoir la population syrienne de son côté », observe le chercheur.
Or, l’opération de vendredi a de nouveau révélé la défiance croissante entre les déplacés syriens et l’armée libanaise.
Le spectre du scénario palestinien
Sur les réseaux sociaux, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les interpellations de Syriens, parmi lesquels figurerait des personnes âgées et des mineurs. Des photos de réfugiés malmenés par les soldats ont fait le tour de la toile.
Dans un communiqué, la Coalition nationale syrienne a condamné « les attaques contre les réfugiés syriens des camps dans la région d'Arsal, entraînant la mort de plusieurs réfugiés et la détention de plus de 100 personnes ».
L’organe s’insurge également contre « les violations commises à l’encontre des réfugiés syriens qui visent à déplacer de force les réfugiés vers d'autres régions ou à les pousser à retourner dans des zones sous le contrôle du régime d'Assad et de ses milices terroristes alliées ».
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« On est en train de reproduire avec les Syriens les mêmes erreurs faites avec les Palestiniens », alerte Julien Théron, qui s’inquiète de voir cohabiter à Ersal « des structures de groupes armés non étatiques et des réfugiés ».
Pour désengorger les camps, certains habitants et hommes politiques libanais prônent un retour des réfugiés dans le pays voisin. Le 10 juin dernier, cinquante familles syriennes ont ainsi été rapatriées en Syrie.
« Il y a vraiment besoin de sécurité et d’ordre. [...] Beaucoup de voyous ont profité du désordre ambiant »
- Abdel Aziz Sleti, habitant d’Ersal
Mais cette question divise fortement la classe politique. Pour la coalition du 14 Mars favorable à la rébellion syrienne – Courant du Futur et Forces libanaises en tête –, une telle option ne peut être envisagée sans un encadrement de l’ONU garantissant la sécurité des réfugiés revenant dans leur pays.
Les habitants épuisés
En attendant, les tensions sont de plus en plus fortes entre Libanais et déplacés syriens.
Depuis le raid de vendredi, « les habitants d’Ersal craignent que les arrestations menées par l’armée ne provoquent une volonté de vengeance auprès de certains réfugiés », rapporte la vice-présidente du conseil municipal d'Ersal, Rima Karnabi Flitt. « L’armée n’a pas commis d’abus, contrairement à ce que certains disent […]. Il y a beaucoup de rumeurs infondées qui ont circulé pour mettre de l’huile sur le feu et exacerber les tensions », tempère-t-elle.
S’ils ont accueilli à bras ouvert les réfugiés au début du conflit, les résidents locaux sont aujourd’hui à bout de nerfs.
« Il y a vraiment besoin de sécurité et d’ordre. Dans les camps, il y a des armes légères mais aussi des armes qui ne sont pas supposées être là. Beaucoup de voyous ont profité du désordre ambiant jusque-là », soutient Abdel Aziz Sleti, un habitant d’Ersal.
Après l’opération de la semaine dernière, des jeunes Libanais de la ville ont distribué des tracts appelant les Syriens à fermer leurs commerces. Aux yeux des Libanais, les déplacés représentent une concurrence sur le marché du travail. Les affrontements armés ont par ailleurs complètement paralysé l’économie locale.
Depuis le conflit syrien, la culture maraîchère et le travail dans les carrières, les deux principales sources de revenus dans la région, ont considérablement pâti de la dégradation sécuritaire.
« J’ai dû vendre ma camionnette. Depuis les affrontements de 2014, je suis au chômage. Tant que ces zones sont inaccessibles, je ne pourrai pas reprendre le travail. »
- Abdel Aziz Sleti, habitant d’Ersal
« Sur les 2 300 champs d’arbres fruitiers que compte la région, seuls 47 sont accessibles par les agriculteurs », souligne Rima Karnabi Flitt. Les terres cultivables et les carrières ont été occupées par al-Nosra et l’EI d’une part, et le Hezbollah d’autre part. Il y a des endroits encore inaccessibles et le Hezbollah se trouve toujours dans certaines zones du haut jurd car il craint que les islamistes ne reviennent ».
Abdel Aziz Sleti est l’un des nombreux Libanais affectés pas la situation. Avec son pick-up, il transportait la pierre des carrières jusqu’aux usines ou ateliers spécialisé dans le taillage, l’une des spécialisations des habitants d’Ersal.
« J’ai dû vendre ma camionnette. Depuis les affrontements de 2014, je suis au chômage. Tant que ces zones sont inaccessibles, je ne pourrai pas reprendre le travail. »
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