L’avenir de la Turquie : le seul choix qui s’offre vraiment à nous
ISTANBUL, Turquie – Tout a commencé comme la plus traditionnelle des soirées de la Saint-Sylvestre en Turquie, mais la fête s’est terminée sur la nouvelle – choquante, mais en fait pas totalement inattendue – d’un nouveau massacre.
En quelques heures, beaucoup de gens en Turquie et ailleurs, sont restés prostrés en état de choc absolu tandis que commençaient à se répandre les informations sur l’attentat perpétré par l’État islamique (EI) contre la boîte de nuit huppée de Reina à Istanbul, qui a fait 39 morts parmi les noceurs ainsi que de nombreux autres blessés.
Je vis depuis quinze ans environ en Turquie et j’avais enfin cessé de ronchonner sur la façon bizarre (à mes yeux en tout cas) dont les Turcs fêtent le Nouvel An.
De manière perceptible, chacun souhaitait seulement tourner la page de l’année 2016 et, penser à 2017 avec espoir, en dépit de tous les mauvais augures
Comme c’est souvent le cas en Turquie, il s’agit d’une affaire de famille. Amis et parents se réunissent pour partager un dîner – dinde en plat de résistance (pas très turc, pour le coup) – et jouent aux cartes ou à des jeux de société jusqu’aux douze coups de minuit, les yeux rivés sur la télévision où est diffusée une programmation spéciale.
Cette année-là, nous sommes allés chez Betul et Veysi, nos voisins du bâtiment d’à-côté, devenus des amis, en compagnie d’une autre famille et des parents de Betul. L’ambiance était plus lugubre qu’à l’ordinaire. De manière perceptible, chacun souhaitait seulement tourner la page de l’année 2016 et, et penser à 2017 avec espoir, en dépit de tous les mauvais augures.
Mais où irions-nous ?
Nous venions de prendre place à la table du réveillon quand le frère de Betul a sonné à la porte. Sa place lui est toujours réservée au dîner de la Saint-Sylvestre chez sa sœur. On l’a entendu plaisanter dans l’interphone : « La dernière fois que je suis venu dîner ici, il y a eu une tentative de coup d’État. Je n’ai pas voulu prendre le moindre risque, ce soir ».
C’était une plaisanterie, mais le putsch raté du 15 juillet et la purge massive qui s’en est suivie ont profondément marqué la psyché des Turcs.
La crainte initiale de voir la Turquie replonger dans un sombre passé – où des généraux militaires non-élus avaient décidé du destin de milliers de personnes au gré de leurs caprices personnels – avait quelques mois plus tard cédé la place à des murmures, du genre : « en serait-il allé différemment si… »
Très peu de personnes croient en l’innocence ou la bonté de Fethullah Gülen, prêcheur turc exilé aux États-Unis, et de ses disciples. Les mesures énergiques prises par le gouvernement turc contre ce mouvement bénéficient d’un large soutien populaire. Mais l’administration a aussi mis à profit le renforcement des pouvoirs accrus conférés par l’état d’urgence pour s’attaquer à tous ses adversaires, dont les médias indépendants. Aucune des familles assises à la table de ce réveillon n’avait été directement impactée par ces événements, mais on sentait qu’un désespoir général s’était insinué dans le cœur des Turcs.
Les conversations évoquaient le plus souvent des velléités d’émigration vers de cieux plus cléments, et les rares options disponibles, dans un monde devenu chaque jour plus isolationniste.
J’ai accompagné Veysi à la cuisine, où il fumait une cigarette, et l’ai écouté me confier ses inquiétudes quant à la direction prise par la Turquie. Avec deux fillettes de moins de 5 ans, il s’inquiétait de l’hostilité de la société turque envers tout ce qui est différent, même s’il ne s’agit que de pensées.
On s’inquiète de la montée de l’intolérance au sein de toutes les strates de la société – tant chez les dirigeants que le citoyen lambda. On n’échange plus des arguments, on se contente de les réprimer en criant encore plus fort et en les noyant dans la force du nombre.
Et puis n’oublions pas le nombre croissant d’attentats terroristes qui font vivre tout le monde sur les nerfs. Le sentiment initial de défiance a désormais cédé la place à la crainte, car les atrocités continuent de frapper les civils au hasard, comme fin juin, à l’aéroport principal de la ville – où 45 personnes ont été tués, ou lors de l’attentat en décembre, devant le stade du club de foot de Besiktas, au centre d’Istanbul et dans un parc à proximité, qui fit un nombre similaire de victimes.
Difficile d’accuser les autorités turques de négligence. Des mesures de sécurité ont été prises. Comme partout dans le monde, la Turquie n’a pas encore trouvé de parade efficace aux attentats-suicide commis au nom d’une idéologie ou d’une croyance.
En 2016, j’avais pris une habitude, particulièrement déplorable : je consultais constamment les dernières nouvelles sur mon mobile, m’attendant chaque fois à y lire des informations sur de nouveaux attentats ou d’autres soulèvements politiques dans mon pays.
Aucun de nous ne s’attendait à ce qui arriverait quelques heures plus tard, mais pour autant, vin et raki (l’alcool anisé turc) ne coulaient pas aussi librement
Je fais partie de ces gens qui déblatèrent régulièrement contre tous ces accros au téléphone portable. Or, comme je n’arrêtais pas de consulter mon mobile à table ce jour-là, ce fut à moi de me justifier et d’expliquer, tout penaud, qu’il me fallait absolument me tenir au courant des dernières nouvelles.
Je savais déjà que les mesures de sécurité avaient atteint des niveaux sans précédent partout à Istanbul, où des milliers d’agents en uniforme et en civil ont été déployés. Camions et semi-remorques ont été interdits en maintes parties spécifiques de la ville, dont le quartier de Reina, la boîte de nuit.
Aucun de nous ne s’attendait à ce qui arriverait quelques heures plus tard, mais pour autant, vin et raki (l’alcool anisé turc) ne coulaient pas aussi librement
Nostalgie du bon vieux temps
Comme souvent pendant les repas de fête, la conversation tournait autour du bon vieux temps. Le bey (gouverneur) Recep, père de Betul et homme pieux, évoquaient ses souvenirs de jeunesse autour des nuits de la Saint-Sylvestre, où la famille passait la soirée à jouer au okey, en intéressant les parties avec de petites sommes.
Veysi y est allé de son souvenir d’enfance : pendant la Saint-Sylvestre, sa famille entière attendait la traditionnelle danseuse du ventre à la télé – avec beaucoup d’impatience, même dans sa famille anatolienne, si conservatrice.
On a l’impression que cette Turquie-là n’est plus qu’un lointain souvenir. On ne voit plus de danseuses du ventre à la télé. Et surtout pas sur les chaînes publiques
Nevin, la mère de Betul, elle aussi dévote, a aussi regretté les vraies danseuses du bon vieux temps et comment elle et ses amis regardaient ces artistes de la danse du ventre se produire à différents endroits de la ville.
On a l’impression que cette Turquie-là n’est plus qu’un lointain souvenir. On ne voit plus de danseuses du ventre à la télé. Et surtout pas sur les chaînes publiques.
Même les célébrations traditionnelles de la Saint-Sylvestre, dans les foyers et dans les rues, sont fortement contestées et condamnées par une frange d’extrémistes et leurs organes de presse.
À leurs yeux, la Saint-Sylvestre et ses festivités n’ont rien de turc ni de musulman, et ceux qui se livrent à ce genre d’événements ne valent pas mieux que les infidèles.
Ils présentent des gros titres qui confinent à l’incitation à la haine – et pourtant aucun fonctionnaire ne prend la peine de sanctionner leurs commentaires.
Minuit, 2017 – et toujours plus de terreur
La nuit avançait. Betul et Umran, ma femme, tenaient absolument à regarder tous ensemble un animateur sur une chaîne privée, dont l’émission spéciale Saint-Sylvestre présentait un concert donné par la pop-star Tarkan, coqueluche de la Turquie.
Chaque fois que je commets l’erreur de penser que j’ai enfin compris la Turquie, je suis brutalement ramené à la réalité par quelque chose d’effarant. Cette fois-ci, ce fut Tarkan, qui chantait à ce moment-là de la musique traditionnelle.
Mon incrédulité fut accueillie par le regard plein d’un mépris cinglant tant de Betul que d’Umran : ils m’apprirent tous les deux qu’il y avait des années que ce chanteur s’était mis aux chants traditionnels.
Minuit sonna. Nous venions de souhaiter la bienvenue à 2017, et naïvement – ou juste parce que je voulais y croire à tout prix – je n’ai plus regardé mon téléphone.
Il ne fut plus question de sinistrose. Chacun tenait à garder espoir pendant ces premières heures de 2017
Il ne fut plus question de sinistrose. Chacun tenait à garder espoir pendant ces premières heures de 2017.
Béatement ignorants de ce qui venait d’arriver à quelques kilomètres à peine, nous nous sommes préparés, vers 2 h du matin, à retourner chez nous.
Deniz, la fille de 2 ans et demi de Betul et Veysi, s’est subitement prise d’affection pour nous et a commencé à brailler pour partir finir la nuit chez nous. Elle souffrait en fait d’une montée massive de glucides après la montagne de bonbons avalés tout au long de la soirée. Sa déclaration d’amour n’était en fait qu’un écran de fumée, destiné à prolonger sa toute nouvelle liberté de veiller tard et jouer avec le téléphone de sa mère.
Nous avons convenu qu’elle viendrait chez nous pendant dix minutes, après quoi nous la ramènerions chez elle. Nous nous délassions tranquillement dans notre salle de séjour, divertis par le babil de Deniz, quand j’ai vu Umran lever les yeux de son portable et me regarder d’un air catastrophé. « C’est reparti pour un tour ! » a-t-elle dit. « Je pense que tu aurais intérêt à contacter le siège de ton journal ».
Il avait fallu seulement 90 minutes pour que la terreur frappe à nouveau notre ville natale en 2017.
Juste après l’attentat, un court email de David Hearst, rédacteur en chef de Middle East Eye, a résumé quel genre d’année 2016 nous avions connue :
« Salut Suraj. Et bien, ils n’ont pas perdu beaucoup de temps pour veiller à ce que 2017 ressemble à 2016… Je suppose que tu nous écriras un article ce matin. Bonne année, David ».
Ce sentiment, où se mêle désespoir, peur, voire lâcheté, qui s’installe dès les premières minutes, s’entendit de façon flagrante à la première remarque que je fis à Umran. « Demande-leur s’il te plaît qu’ils viennent chercher Deniz. Je ne veux prendre aucune responsabilité ». Cette responsabilité se réduisait à accompagner la fillette au bâtiment suivant, à 20 mètres.
Nous avons rendu une Deniz heureuse et insouciante à Betul, venu à notre porte. Le regard de chagrin sur le visage de son père, mêlé d’un élan d’amour à la vue de son bébé – même après seulement dix minutes – m’a fait comprendre ceci :
Quelle que soit la cause de nos soucis ces temps-ci – la direction prise par la Turquie ou les actes terroristes semant la mort au hasard –, nous n’avons pas vraiment d’autre choix.
Pas d’autre alternative que de persévérer.
Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabiès.
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