Le chef de guerre adolescent qui règne par la peur sur la deuxième ville du Yémen
TA’IZZ, Yémen – Il est encore adolescent, mais il est à la tête de plusieurs centaines de combattants. Il est téméraire, mais c’est aussi un cheikh qui peut arbitrer des différends entre adultes. Il n’a pas d’emploi, mais il a accumulé des richesses par extorsion.
La semaine dernière, Ghazwan al-Mekhlafi, qui n’a pas encore 18 ans mais qui est l’une des personnalités les plus influentes de Ta’izz, la deuxième ville du Yémen, a prouvé une fois de plus qu’il était trop puissant pour être arrêté par la police.
Le jeudi 22 novembre, à l’heure du déjeuner, ses combattants ont participé à des affrontements avec la police militaire de la ville dans le cadre d’une répression actuellement lancée contre les milices.
Parmi les individus appréhendés lors des combats figurait une jeune fille qui a suscité un débat suite à la publication de photos de ses traitements médicaux.
La police militaire a arrêté Mekhlafi plus tard dans la journée, avant de le relâcher le soir même par crainte d’une poursuite des violences en raison de sa détention.
Dans le sillage de sa famille
Mekhlafi est peut-être l’exemple le plus extrême au Yémen d’une composante tristement ordinaire de la guerre, l’enfant soldat.
Le conflit, qui dure depuis près de quatre ans, a fait au moins 56 000 morts et des milliers de sans-abris et exposé des millions de personnes aux maladies et à la famine.
Les familles prennent de plus en plus des décisions désespérées pour survivre, par exemple en laissant des enfants qui ne sont pas encore adolescents rejoindre le front. Les jeunes combattants reçoivent un salaire mensuel, généralement 60 000 rials (environ 100 dollars selon les taux de change du marché noir), soit plus que le salaire mensuel de base au Yémen, qu’ils envoient ensuite à leur famille.
Les Houthis tout comme la coalition ont été accusés de recruter des enfants soldats : en mars 2017, l’UNICEF avait fixé ce chiffre à un minimum de 1 572 garçons au cours des deux années précédentes, dont certains étaient âgés de 11 ans à peine. Néanmoins, peu d’entre eux voire aucun sont devenus des chefs militaires à un aussi jeune âge que Mekhlafi.
Les habitants de Ta’izz sont inquiets à l’idée de discuter de Mekhlafi, de peur d’être pris pour cible. Rafat, un de ses anciens voisins, qui le connaissait avant 2015, n’a pas souhaité donner son nom de famille pour des raisons de sécurité.
Il a expliqué que Mekhlafi avait grandi dans une famille de militaires, ne s’intéressait ni aux études ni au travail et vendait des armes depuis l’âge de 10 ans.
« Généralement, les enfants aiment aller jouer l’après-midi, mais cet enfant n’a pas grandi avec des enfants, il a grandi avec des adultes », a-t-il raconté.
« Ils lui ont inculqué de mauvaises habitudes, comme mâcher du qat et se battre, dès l’âge de 10 ans. Avoir de l’influence quand on est enfant, c’est un gage de maturité pour les tribus yéménites. »
Mekhlafi a commencé par se battre contre les Houthis. « Il a rejoint la Résistance populaire en 2015 alors qu’il était en première année de secondaire, a indiqué Rafat à MEE. Il a combattu les Houthis sur plusieurs fronts à Ta’izz sous le commandement de son oncle, Sadeq Sarhan. »
« Généralement, les enfants aiment aller jouer l’après-midi, mais cet enfant n’a pas grandi avec des enfants, il a grandi avec des adultes. Ils lui ont inculqué de mauvaises habitudes, comme mâcher du qat et se battre, dès l’âge de 10 ans »
– Rafat, ancien voisin de Mekhlafi
Chef militaire influent du parti al-Islah, Sarhan est à la tête de la 22e brigade mécanisée. Al-Islah est considéré comme une ramification des Frères musulmans au Yémen, même s’il a changé de nom en 1990.
Le parti s’oppose aux Houthis ainsi qu’aux forces qui souhaitent l’indépendance du sud du Yémen, ce qui l’a entraîné dans un conflit contre les combattants soutenus par les Émirats arabes unis à Aden.
La famille appartient aux Mekhlaf, l’une des tribus les plus connues de Ta’izz, dont le cheikh Hamoud al-Mekhlafi, fondateur du Front populaire dans la ville, fait également partie.
Pour son succès contre les Houthis, Hamoud al-Mekhlafi s’est vu confier la ligne de front qui longe ce qu’on appelle désormais la « rue de 40 mètres ».
« C’est un honneur pour les habitants de Ta’izz de voir que même leurs enfants se battent contre les milices houthies », a déclaré une source du bureau du cheikh Hamoud à Middle East Eye.
Extorsion et menaces
Ghazwan al-Mekhlafi se démarque des combattants qui l’accompagnent souvent par sa faible corpulence et son visage proprement rasé.
Les observateurs suggèrent qu’il a entre 16 et 17 ans. Une source de son bureau a démenti qu’il soit âgé de 16 ans et confirmé qu’il avait terminé sa troisième année de secondaire l’an dernier, sans toutefois préciser son âge.
Ce qui est incontesté, c’est le pouvoir dont jouit Mekhlafi.
Souvent, l’adolescent apparaît vêtu d’un ma’wazz et d’un t-shirt, la tenue typique des habitants de Ta’izz, avec une kalachnikov, l’instrument qui a fait de lui un chef, en bandoulière. S’il sort de chez lui, c’est accompagné d’un convoi d’au moins cinq voitures, toutes remplies de combattants.
En plus d’être un commandant militaire, il est également cheikh et a le pouvoir d’arbitrer les différends entre habitants. « Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui rendent visite au cheikh Ghazwan pour résoudre leurs litiges », a déclaré la source.
Néanmoins, ses combattants et lui se sont forgé une mauvaise réputation sur les marchés de Ta’izz en extorquant de l’argent aux marchands et commerçants de la ville.
« Les combattants de Mekhlafi viennent tous les jours sur le marché et collectent au moins 1 000 rials yéménites [environ 1,50 dollar] auprès de chaque vendeur sur le marché », a indiqué à MEE un vendeur de qat. Les recettes quotidiennes d’étals de ce genre sont d’environ 2 000 rials yéménites, soit environ 3 dollars.
Selon le marchand, les vendeurs n’osent pas s’opposer à Mekhlafi en raison de sa brutalité et de son pouvoir, alors que les autorités locales ne leur offrent aucune protection.
« Personne n’ose demander à cet enfant où il dépense l’argent, a-t-il déclaré. Même pas le gouvernement. »
L’an dernier, le pouvoir croissant de Mekhlafi a été à l’origine d’un conflit avec Abu al-Abbas, un dirigeant salafiste qui l’a accusé de causer des problèmes à Ta’izz et qui a tenté de le faire arrêter.
Cela a entraîné plusieurs mois de combats entre les deux camps qui ont fait des dizaines de victimes et plusieurs centaines de blessés, y compris des civils. En août, al-Abbas s’est retiré et est parti avec ses hommes pour combattre dans des zones rurales au sud de la ville de Ta’izz.
« Tous les hommes sont morts »
Les détracteurs de Ghazwan al-Mekhlafi ont souvent peur de l’attaquer publiquement et les critiques à son encontre viennent souvent de l’extérieur de la région.
Fathi ben Lazraq, rédacteur en chef du journal Al-Ghad basé à Aden, a suscité un débat public la semaine dernière lorsqu’il a déclaré via son compte Facebook : « Par Allah, cet enfant qui joue avec Ta’izz et ses habitants est un stigmate sur le front d’environ quatre millions de personnes à Ta’izz.
« Lorsque je le vois ou que j’entends parler de sa frivolité face aux habitants de Ta’izz, une voix en moi me dit : “Tous les hommes sont morts.”
« Voir un tel enfant avec cette mentalité de voyou diriger une ville d’une grande importance comme Ta’izz, par Allah, c’est une honte pour ses hommes et ses sages. N’y a-t-il pas un homme courageux pour l’arrêter ? »
Abdul Nasser al-Sadiq, journaliste indépendant basé à Ta’izz, a en revanche déclaré vendredi via son compte Facebook :
« Par Allah, tu [Ghazwan] es le plus courageux parce que tu as prouvé que tous les chefs militaires de Ta’izz n’étaient pas qualifiés pour être chefs dans une école plutôt que dans la ville la plus importante du Yémen. »
MEE a contacté des organisations internationales et locales pour commenter ce sujet, mais ces dernières ont décliné la demande.
« Le problème principal n’est pas que Mekhlafi est un enfant, mais qu’avant même la guerre, Mekhlafi avait recours à la violence et à des voyous contre les faibles.
« Tous ses voisins savent que cet enfant est soutenu par son chef militaire [du parti al-Islah] Sadeq Sarhan et qu’il a pillé des terres appartenant aux faibles avant la guerre. Même au milieu de la guerre, il a pris d’assaut des maisons dans des zones de conflit et les a pillées. »
Conflit avec la police militaire
La police militaire de la ville de Ta’izz est chargée de maintenir la sécurité et de réprimer les milices comme celle de Mekhlafi.
Une source policière a indiqué à MEE que la police s’était engagée à combattre les milices, qu’elles soient salafistes ou contrôlées par Mekhlafi. « Mekhlafi doit se consacrer aux combats sur les lignes de front ou rester chez lui, mais pas opérer sous forme de milice dans la ville », a-t-elle déclaré.
« Personne n’ose arrêter Mekhlafi parce qu’il a des combattants et qu’ils peuvent combattre n’importe qui »
– Mustafa al-Bukairi, habitant
« S’il a participé aux combats contre la milice salafiste, cela ne signifie pas qu’il est alors autorisé à jouer le même rôle que les salafistes. »
Jeudi, cette prise de position a déclenché une situation de conflit entre la police et Mekhlafi alors qu’il collectait de l’argent sur le marché, puis à son arrestation.
Mais les habitants avaient prédit – à raison et avant même les faits – qu’il serait libéré.
« Personne n’ose arrêter Mekhlafi parce qu’il a des combattants et qu’ils peuvent combattre n’importe qui », a commenté Mustafa al-Bukairi, un habitant de Ta’izz.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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