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Le déplacement des réfugiés depuis Calais : une mesure « inutile » qui s’intensifie pourtant

Chaque semaine, des dizaines de réfugiés sont transférés depuis Calais vers des centres de rétention en France. L’objectif : vider la « Jungle de Calais ». La mesure, condamnée par la justice et les associations, va en s’intensifiant
Réfugiés et migrants à Calais, septembre 2015 (MEE/Dilly Hussain)

« Mardi dernier à 7 heures du soir, on nous a emmenés là-bas. On était sept Syriens. C’était un lieu inapproprié pour garder les réfugiés […]. Nous avons été emmenés le jour suivant à l’aéroport par bus et de là vers un lieu éloigné, près de deux heures par avion. »

Mahmoud (nom d’emprunt) est un réfugié syrien d’une cinquantaine d’années. Le mardi 20 octobre, il a été arrêté alors qu’il prenait le train pour Londres. D’abord transféré au centre de rétention administrative (CRA) de Coquelles, une commune située près de Calais, il a ensuite été emmené par avion vers le CRA de Nîmes, à 1 006 kilomètres de là, sans qu’aucune information ne lui soit donnée sur sa destination ou sur l’objet de son transfert.

Seul en France, il aimerait partir pour l’Angleterre et y faire venir sa femme et ses sept enfants. S’il ne souhaite pas préciser où ils sont actuellement, il est fier de répéter que tous parlent déjà anglais.

Joint par téléphone à Calais, où il est retourné, il raconte les conditions de son transfert : « Ils ne nous ont pas traités humainement. Ils nous ont emmenés dans cet avion privé, celui avec les traits rouges sur les côtés, je l’ai vu à la télé. »

Cet avion, c’est « Air sans pap’ », comme le surnomme StreetPress. Le magazine révélait le 19 octobre qu’un jet privé loué 1,5 million d’euros par an était utilisé depuis six mois pour transférer des réfugiés ou migrants depuis le camp de Calais (« la Jungle ») vers des CRA de France.

L’objectif : vider la « Jungle »

Ces transferts existent depuis plusieurs années. Il ne s’agissait jusque-là que de quelques cas par semaine tout au plus mais aujourd’hui, le jet privé est devenu cargo. Quarante-sept personnes ont été accueillies par l’association Forum Réfugiés au CRA de Nîmes la semaine dernière. Selon une source interne, 22 Syriens, Soudanais, Irakiens, Iraniens, Afghans et Érythréens y ont été transférés mardi en milieu de journée, et 24 autres, de mêmes nationalités, étaient attendus le soir même.

Le CRA de Nîmes est débordé. Le nombre de personnes retenues est passé à 71, pour 66 places disponibles et une trentaine de personnes en moyenne en temps normal. Selon une source interne, les policiers en charge du centre sont impuissants. Sans traducteur, en sous-effectifs, la situation est pour eux ingérable.

Nîmes n’est qu’un exemple parmi d’autres. Le même jour, 50 réfugiés et migrants sont arrivés au CRA de Mesnil, 50 à Toulouse, 50 à Rouen, 47 à Metz et 40 à Marseille. 433 personnes se sont ainsi retrouvées dans la situation de Mahmoud en l’espace de deux semaines seulement.

Les transferts ont été décidés par la préfecture du Pas-de-Calais dans l’objectif avoué de faire baisser la pression à Calais. Quatre à cinq mille personnes vivent actuellement dans la « Jungle », un camp de réfugiés et migrants en place depuis déjà une vingtaine d’années. La situation y est aujourd’hui intenable. L’accès à l’eau, aux sanitaires et aux soins est extrêmement limité, et la tension monte dans le camp.

« Le camp est hors de contrôle », explique Pierre Henry, directeur général de France terre d’asile, une association qui intervient dans les CRA. « Le fait qu’il faille démanteler le camp ne fait aucune doute. » Mais transférer des réfugiés est selon lui d’« une efficacité totalement douteuse », une mesure « stupide », « inutile ».

De jeunes réfugiés et migrants assis dans la « Jungle » de Calais au milieu d’une lourde présence policière (AFP)

Un « détournement de pouvoir »

Si Pierre Henry qualifie ces transferts de la sorte, c’est que la plupart des personnes transférées sont libérées à la demande des préfectures ou par décision de justice sous cinq jours maximum. Et dès leur sortie, comme Mahmoud, elles prennent le premier train pour retourner à Calais.

Pour Lucie Feutrier Cook, directrice adjointe en charge du pôle Migrants de l’Ordre de Malte, qui intervient également dans les CRA, la mesure est un « usage détourné de l’objectif initial de la rétention, et qui touche en outre des personnes qui sont déjà dans une grande précarité et qui pourraient bénéficier d’une protection internationale ». Elle explique que l'objectif de la rétention est de procéder (si la justice confirme) à l'expulsion de la personne du territoire. Si l'arrestation n'est pas bien faite ou si le profil ne correspond pas, la personne sera libérée en France ; sinon, elle sera expulsée vers son pays d'origine ou un pays tiers. 

Les placements en rétention administrative concernent donc habituellement les personnes qui seront potentiellement reconduites à la frontière. Si la majorité des réfugiés et migrants concernés par les transferts depuis Calais ont bien reçu une obligation de quitter le territoire, aucun n’a pour le moment été reconduit. Ceci est d’ailleurs impossible pour nombre des personnes concernées : les Syriens, entre autres réfugiés, ne peuvent pas être renvoyés dans leur pays d’origine. S’ils ne sont pas référencés dans un autre pays européen, ils n’ont par conséquent aucun pays dans lequel se rendre légalement.

« [Ils] peuvent le vivre comme une forme d’intimidation et de précarisation », résume Feutrier-Cook.

Selon une source interne, les réfugiés arrivés mardi dans les CRA étaient dans un état de grande fatigue, sans effets personnels et sans connaissance de l’objet de leur transfert.

Pour Jean-Louis Galland, juge des libertés du tribunal de grande instance de Nîmes, la mesure constitue une privation de liberté. Suite à l’arrivée de 47 réfugiés dans la ville, il a pris vendredi dernier la décision de s’autosaisir pour enquêter sur ces transferts et rétentions, et ce, contre l’avis de sa hiérarchie. Selon lui, l'objectif du placement en détention ne visait pas l'expulsion mais seulement un déplacement de personnes, qui n'avaient donc rien à faire en CRA. Critiquant fermement la préfecture du Pas-de-Calais, Galland a déclare que « l’utilisation de la procédure de rétention à d’autres fins que l’éloignement de la personne étrangère du territoire national constitue un détournement de pouvoir ayant pour effet de priver indûment de liberté une personne étrangère. »

Il a décidé en réponse de libérer l’ensemble des personnes transférées depuis Calais. Le procureur du tribunal de grande instance de Nîmes a fait appel et la décision a été annulée pour vice de compétence. Les réfugiés ont finalement pu être libérés lundi sur la base de leurs conditions d’arrestation ou de leur situation personnelle, à l’exception de trois d’entre eux. Toutes les personnes libérées ou presque sont de retour à Calais.

L’Angleterre doit « prendre sa part de réfugiés »

Abdul Ismaïl, un Libyen d’une vingtaine d’années, était dans le train pour Londres lorsqu’il a été arrêté. « On nous a dit que nous entrions dans une zone restreinte et que nous n’avions pas le droit d’être là […]. Mais à la cour [le tribunal de grande instance de Nîmes], ils nous ont dit que ce n’était pas une zone restreinte et qu’on avait le droit de partir. »

Abdul était avec Mahmoud au CRA de Nîmes. Libyen originaire de Tawarga, il a quitté sa ville après la révolution. « Les gens nous voyaient comme des supporteurs de Kadhafi et nous ont attaqués. Ma tante et mon oncle sont morts. » Passé par la Grèce et l’Italie, il est arrivé à Calais. Arrêté, détenu pendant cinq jours dans le CRA de Coquelles, il a ensuite été transféré à Nîmes.

Abdul a décidé d’effectuer une demande d’asile en France, à Lyon. La majorité des réfugiés ne veulent cependant pas déposer de demande d’asile en France. Leur objectif reste l’Angleterre, mais l’Angleterre ne les veut pas.

En août 2015, un accord passé entre la France et la Grande Bretagne permettait à cette dernière de solidifier sa frontière. L’objectif de l’accord vise surtout à sécuriser le tunnel sous la Manche afin d’éviter que les réfugiés et migrants ne l’empruntent comme ils le faisaient au péril de leur vie. « Plus de barrières, plus de ressources, plus d’équipes de chiens renifleurs », avait promis le Premier ministre britannique David Cameron en soutien à la police aux frontières française.

« La Grande-Bretagne a externalisé sa frontière sur le sol français », résume Pierre Henry de France terre d’asile. « Si l’on veut faire baisser la pression [à Calais], il faut, d’une part, permettre aux gens qui le souhaitent de bénéficier de l’asile et, d’autre part, que la Grande-Bretagne prenne ses responsabilités [et] sa juste part de réfugiés. »

Interpellé sur cette critique, le Home Office britannique (ministère de l’Intérieur) a répondu par mail : « La Grande-Bretagne prend des réfugiés directement dans les camps au Liban et en Syrie précisément car nous ne voulons pas qu’ils effectuent un voyage dangereux à travers la mer Méditerranée. »

Du côté des autorités françaises, les questions suscitées par l’intensification de ces mesures de transfert interne de réfugiés et migrants demeurent sans réponses. La préfecture du Pas-de-Calais et le ministère de l’Intérieur français n’ont pas donné suite aux demandes répétées d’interviews effectuées par Middle East Eye auprès de leurs services.

L’ensemble des interviews a été mené par téléphone.

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