Le détournement de l’aide alimentaire laisse les Yéménites désespérés et affamés
SANAA – Aziz Abdullah, 38 ans, travaille comme vendeur à Sanaa, la capitale yéménite. La vente de légumes lui rapporte 1 000 rials yéménites (3,50 euros) par jour, et il parvient à peine à assurer une vie décente aux cinq membres de sa famille.
Abdullah se lève tôt le matin et passe toute la journée à travailler. En dehors de l’aide occasionnelle de quelques personnes généreuses et de certaines organisations, la vente de légumes est sa seule source de revenus.
« Nourrir cinq personnes est très difficile de nos jours : le prix des denrées alimentaires est élevé et ce que je gagne suffit à peine à acheter les produits de première nécessité, entre autres blé, huile, sucre, ce genre de produits de base », explique Abdullah à Middle East Eye.
Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), huit millions de personnes au Yémen dépendent entièrement de l’aide alimentaire de l’agence.
Mais les réseaux criminels organisés détournent de plus en plus les livraisons d’aide pour s’en servir à des fins privées.
Par conséquent, les Yéménites, désespérés, se plaignent de ne pas recevoir de nourriture, alors que leurs compatriotes plus riches et mieux connectés ont fait le plein d’aide et l’ont déjà vendue sur les marchés.
Abdullah précise que si certaines organisations lui ont, de temps à autre, fourni de la nourriture à lui et sa famille, cela faisait plus d’un an qu’il n’en avait pas reçu du PAM.
« Le PAM distribue une aide alimentaire mensuelle à Sanaa et plusieurs voisins, même ceux qui ne sont pas nécessairement sans ressources, reçoivent chaque mois des paniers composés de blé, huile, haricots et sucre. Moi, je n’en ai reçu qu’une fois dans toute ma vie ».
« Cette attitude, à un moment où les enfants meurent de faim au Yémen, est révoltante. Ce comportement criminel doit cesser immédiatement »
- David Beasley, PAM
Les représentants du PAM ont promis à Abdullah qu’il recevrait un panier alimentaire le mois suivant, mais le mois est passé et il n’a toujours rien reçu.
« J’ai finalement perdu espoir d’obtenir de la nourriture de la part du PAM, et me suis résigné à acheter sur le marché, parce que les commerçants la vendent moins chère que d’autres produits », confie Abdullah.
« Certaines familles aisées reçoivent de l’aide du PAM et la vendent ensuite sur le marché parce que la qualité n’est pas aussi bonne que celle d’autres produits alimentaires ».
Abdullah relève que les détournements de l’aide sont courants dans d’autres organisations, mais comme le PAM est le principal acteur de sa distribution à de nombreux Yéménites, le détournement de sa nourriture se remarque beaucoup plus.
« Le détournement de vivres se produit partout, mais les gens ne parlent que du PAM parce que cette organisation distribue d’énormes quantités de vivres dans tout le pays », explique Abdullah. « Nous remercions le PAM de tout le travail qu’il réalise et espérons qu’il parviendra à mettre fin aux détournements. »
Insécurité alimentaire pour 8,4 millions de personnes
Au Yémen, 22,2 millions de personnes ont besoin d’assistance humanitaire ou de protection, tandis que 17,8 millions n’ont pas assez à manger – 8,4 millions de personnes souffrent de grave insécurité alimentaire et risquent de mourir de faim, selon l’agence humanitaire de l’ONU (OCHA).
Le 31 décembre, le PAM a accusé le groupe de Houthis de vendre une aide vitale sur les marchés de Sanaa. Les Houthis ont rejeté l’accusation, accusant le PAM d’avoir envoyé de la nourriture avariée.
« Cette attitude, à un moment où les enfants meurent de faim au Yémen, est révoltante. Ce comportement criminel doit cesser immédiatement », a déclaré dans un communiqué le directeur exécutif du PAM, David Beasley.
« Si cela n’arrive pas, nous n’aurons pas d’autre choix que de cesser de collaborer avec ceux qui ont conspiré pour priver un grand nombre de personnes vulnérables de la nourriture dont dépend leur survie ».
Beasley a exhorté les Houthis « à prendre des mesures immédiates pour mettre fin au détournement de l’aide alimentaire ».
Le lendemain, les Houthis ont riposté. Mohammed al-Houthi, chef du Comité suprême révolutionnaire du groupe, a déclaré que le PAM était « entièrement responsable des quantités de nourriture avariée » qu’il envoyait.
Le responsable houthi a déclaré à l’agence de presse Saba qu’il avait interrompu l’acheminement de l’aide alimentaire dans le pays, parce qu’« elle n’était pas conforme aux normes et règlements et impropre à la consommation humaine ».
Tandis que PAM et Houthis échangent des accusations réciproques, les Yéménites ont de plus en plus besoin d’aide car cette malnutrition touche des millions de personnes. Certains ont accusé de favoritisme les responsables de l’aide alimentaire.
Mahmoud Hashim, la quarantaine, a été déplacé avec les huit membres de sa famille et il est arrivé à Sanaa en juillet, pour fuir la guerre à Hodeida. Il partage actuellement la maison de son oncle dans la capitale.
« Je suis sans emploi et mon oncle parvient à peine à subvenir aux besoins de sa propre famille. Nous sommes donc un fardeau pour lui », déplore Hashim à MEE.
« J’ai essayé de me faire enregistrer sur la liste d’un centre de distribution d’aide alimentaire, mais le responsable m’a dit qu’il leur était impossible d’ajouter de nouveaux bénéficiaires.
Selon lui, le directeur du centre de distribution lui avait promis d’ajouter son nom d’ici à la fin du mois, mais Hashim ne l’a pas cru car il n’a pas le réseau nécessaire pour une telle intervention.
« La principale raison pour laquelle nous nous retrouvons privés de nourriture, c’est le favoritisme. Si vous connaissez un responsable, vous obtenez de l’aide même si vous êtes riche, et si vous ne connaissez personne, vous n’obtiendrez pas facilement de l’aide », résume Hashim. « J’ai vu des gens riches recevoir de la nourriture du centre de distribution, qu’ils vendaient ensuite sur le marché. »
Les commerçants de Sanaa nient acheter de la nourriture à l’origine destinée à aider des Houthis, et ajoutent qu’aucune réglementation n’est en place pour les empêcher de la vendre.
« Certains nécessiteux reçoivent une aide alimentaire d’une organisation et ont suffisamment de nourriture chez eux. Mais ils ont besoin d’argent pour acheter d’autres produits de première nécessité. Alors, ils en viennent à la vendre pour se faire un peu d’argent », explique un négociant, qui vend l’aide alimentaire du PAM.
Tous les deux responsables
Le ministère de l’Éducation du Yémen est partenaire du PAM. Il est responsable de la distribution de l’aide alimentaire dans les écoles, dont les directeurs sont généralement chargés d’en superviser la distribution.
« Le ministère assure la distribution d’énormes quantités de nourriture dans le pays et on ne peut exclure de petits problèmes de corruption dans certains centres », reconnaît à MEE une source du ministère sous couvert d’anonymat, non autorisée à parler aux médias. « Le ministère suit de près la situation. J’espère que toute cette corruption sera éradiquée et que les démunis continueront à recevoir de la nourriture », espère-t-elle.
« Peu m’importe les raisons des détournements. Tout ce que je veux, c’est obtenir de l’aide gratuite pour nourrir ma famille »
- Aziz Abdullah, vendeur
Des militants indépendants estiment que les Houthis et le PAM sont tous deux responsables du détournement de l’aide.
Rasha Jarhum, directrice de Peace Track Initiative, ONG qui milite pour la participation des femmes, des jeunes et de la société civile aux processus de paix, a tweeté : « Les Houthis et les agences de l’ONU sont tous deux responsables du détournement de l’aide humanitaire. Ça a commencé dès le début de la guerre. Maintenant que les défenseurs des droits humains mettent la question sur le tapis et qu’elle est reprise par les médias, l’ONU s’est mise à salir la réputation des Houthis ».
Fatima Alasrar, analyste principale à la Fondation Arabia, groupe de réflexion basé à Washington, DC, a également tweeté : « Le PAM doit évidemment enquêter sur la question du blé avarié. Une partie se serait détériorée dans le port parce que le blé n’a pas été déchargé à temps. Cela n’exonère pas pour autant les Houthis du vol et du détournement de l’aide. Ce sont eux les responsables de la crise humanitaire au Yémen ».
Abdullah prétend ne rien savoir des accusations que s’échangent Houthis et PAM au sujet de la pénurie d’aide alimentaire. Il espère simplement pouvoir recevoir de la nourriture le mois prochain.
« Peu m’importe les raisons des détournements – tout ce que je veux, c’est obtenir une aide gratuite pour nourrir ma famille. »
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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