Le grand défi de la téléréalité turque : aider à trouver un conjoint pour la vie
En se garant dans une station-service le long de l’une des nombreuses routes poussiéreuses qui sillonnent l’Anatolie, on pourrait penser qu’elle ressemble aux scènes post-apocalyptiques imaginées par beaucoup d’auteurs de fictions. Étrangement vide, elle est calme, ses enseignes lumineuses bizarres clignotant à intervalles irréguliers.
C’est une scène très inhabituelle pour une station-service turque où les employés semblent généralement plus nombreux que les pompes. Et une scène encore plus inhabituelle nous attend en entrant dans le bureau de la station. Un groupe d’hommes d’Anatolie – souvent stéréotypés comme des types machos, bourrus et attachés au patriarcat – ont les yeux rivés sur le téléviseur et sont profondément plongés dans les événements qui se déroulent à la télévision pendant la journée.
En Turquie aussi, la téléréalité a remplacé depuis longtemps les vieux feuilletons diffusés pendant la journée et les chaînes de télévision ont leur juste part des programmes de téléréalités, qu’il s’agisse de franchises ou d’imitations, omniprésents sur les écrans du monde entier.
Cependant, il y a un format particulier qui, depuis des années maintenant, captive les téléspectateurs de toute la Turquie : les émissions matrimoniales. Des émissions aux titres tels que « Demande en mariage », « Venez si vous voulez vous marier », « Tel est votre destin » et « Quelle que soit votre fortune » remettent en cause l’idée qu’on se fait traditionnellement de la télévision.
Chaque émission dure trois à quatre heures et recèle souvent de scènes captivantes. Hommes et femmes, jeunes et vieux, tous ceux qui cherchent un conjoint peuvent passer à la télévision en direct. L’émission oscille entre des participants ouvrant leur cœur à un moment donné puis s’invectivant l’instant d’après ; en général, beaucoup d’émotion transparaît.
Si cela ne suffisait pas, les présentateurs de ces programmes ont souvent tendance à se laisser submerger par l’émotion et à se mettre à chanter et danser spontanément ou à éclater en sanglots en direct.
Ces passages d’un extrême à l’autre touchent une population qui est habituée à une situation similaire dans la vie politique de leur pays.
Il y a une autre raison au succès de ces émissions dans une société traditionnellement conservatrice : la mutation de la réalité culturelle. Alors que le pays continue à s’urbaniser, les familles nucléaires sont de plus en plus nombreuses. Contrairement à ce qu’il se passe plus à l’est, il n’y a pas de véritable tradition turque de plusieurs générations d’une même famille vivant ensemble dans la même maison.
Néanmoins, les familles vivaient souvent l’une à côté de l’autre dans les villages ou dans le même immeuble dans les petites villes. Toutefois, à mesure que les nouvelles générations partent pour les grands centres urbains à la recherche d’emplois, d’aventure et de la fortune, ce système – qui offrait une solution naturelle à des questions telles que la garde d’enfants en journée et les soins pour les personnes âgées – disparaît progressivement.
Le temps et l’espace se font de plus en plus précieux, ce qui signifie que les pratiques traditionnelles comme celle consistant à ce que l’ensemble de la famille choisisse un conjoint pour l’un de ses membres se font de plus en plus rares. La proportion de personnes âgées sur de tels programmes est aussi, étonnamment peut-être, assez élevée.
Finie la solitude
Étant donné la lente érosion du système actuel dans lequel la jeune génération prend en charge ses aînés et l’étrangeté du concept de maisons de retraite pour les personnes âgées, celles-ci cherchent également à avoir de la compagnie et un soutien.
La famille Uyar en est le parfait exemple. Fatma et Mujdat Uyar avaient tous deux été mariés une première fois pendant des années. Après avoir perdu leurs conjoints respectifs, ils s’étaient également remariés ; pour tous deux, il s’agissait de mariages organisés par les canaux traditionnels qui ont tourné au vinaigre et n’ont pas duré. C’est la recherche de compagnie pour leurs vieux jours qui les a attirés dans ces programmes de mariage à la télévision.
Fatma (63 ans) raconte qu’elle avait clairement fait savoir à ses amis et sa famille qu’elle préférait mourir seule que d’apparaître dans ces émissions ou même d’envisager épouser quelqu’un qui avait choisi d’y participer. Elle explique avoir changé d’avis plus tard, après avoir regardé quelques épisodes, décidant que les personnes figurant dans ces émissions n’étaient pas vraiment des rustres.
« J’ai d’abord vu Mujdat à l’écran et ce qu’il disait était très sensé. Je me suis décidée immédiatement, j’ai appelé l’émission et leur ai dit que je souhaitais le rencontrer », raconte Fatma à Middle East Eye. « Ils ont arrangé une rencontre au studio. Nous nous sommes bien entendus et ce fut le début d’un processus de séduction à la fois à l’écran et en dehors qui a abouti à nos fiançailles le 18 décembre 2014 et à notre mariage le 13 février 2015. »
Mujdat, artisan à la retraite de 72 ans, confie que, bien qu’il ait deux enfants adultes âgés d’une quarantaine d’années et qu’on s’occupe bien de lui, il ressentait une sorte de solitude que seul un conjoint pouvait combler.
« Rien ne peut égaler la compagnie d’un conjoint. Oui, j’ai des enfants, une famille et les amis, mais c’est différent », a-t-il déclaré à MEE. « Ma première épouse est décédée en 2006. Mon deuxième mariage était une grossière erreur et fut de courte durée. Mais je ne pouvais pas supporter l’idée d’être seul. »
Une menace pour les mœurs sociales ?
Étant donné l’immense popularité de ces programmes de mariage, des émissions similaires n’ont pas tardé à faire leur apparition sur les chaînes de télévision concurrentes. Les accusations selon lesquelles ces émissions mettent en scène les événements, provoquent les participants pour que ceux-ci fassent des gestes et des remarques controversés, et placent généralement les gens dans des situations dégradantes sont courantes. L’audimat a également augmenté proportionnellement à leur prolifération et à la demande.
Le couple Uyar a choisi de se faire la cour à l’écran sur Flash TV, une chaîne de télévision privée qui fut la première à introduire une émission matrimoniale il y a dix ans.
Gozde Kurt, producteur de l’émission Dest-i Izdivaç (Demande en mariage) depuis huit ans sur Flash TV, explique que les chaînes concurrentes sont connues pour adopter des méthodes sournoises, mais que leur programme n’a pas besoin de le faire parce que c’était le premier en son genre et qu’il a un public fidèle et dévoué.
« Nous ne faisons apparaître dans l’émission que des personnes qui veulent vraiment se marier. Le suspense et l’enthousiasme naturels sont suffisants. On n’a pas besoin de monter des situations de toutes pièces pour attirer les téléspectateurs », a déclaré Kurt à MEE. « Environ 155 couples se sont mariés à l’écran et beaucoup d’autres se sont mariés en privé après s’être rencontrés sur notre programme. »
Kurt assure que les demandes pour passer dans l’émission sont toujours aussi fortes avec chaque jour au moins 25-30 personnes appelant la chaîne pour demander à faire partie de l’émission.
« Nous sommes vraiment très heureux. Qui se soucie de la façon dont nous nous sommes mariés ? »
« Nous avons dû consacrer notre émission du vendredi aux véritables mariages », indique Kurt. « Un fonctionnaire habilité à célébrer des mariages civils intervient et nous organisons des cérémonies tout au long de l’émission chaque vendredi. »
Pour une foule de raisons, ces programmes ont tendance à attirer aussi la colère de divers segments de la société, allant des autorités religieuses aux militants pour les droits des femmes.
Certains prétendent que ces émissions nuisent à l’institution du mariage, d’autres qu’elles réifient les personnes – en particulier les femmes – et d’autres encore affirment qu’elles constituent simplement une plate-forme pour les personnes cherchant leur quart d’heure de gloire proverbial d’une manière ou d’une autre.
« L’affaire de personne, sinon la nôtre »
« Nous produisons simplement une bonne émission de télévision et aidons les gens qui veulent se marier à se rencontrer », estime Kurt. « Toutes les autres revendications sont tout simplement excentriques. »
Selon Mujdat, ses enfants et tous ses proches l’ont soutenu dans ses efforts pour trouver une épouse via la télévision.
« Je suis extraverti et j’ai aimé passer à la télévision. Ma famille sait à quel point cela m’a rendu heureux et ils étaient très heureux pour moi quand j’ai décidé d’apparaître à la télévision dans ma quête pour trouver une épouse », explique-t-il. « De toute façon, tout ce qui concerne mon deuxième mariage a été fait de façon traditionnelle et ce fut un désastre total. Donc, il est ridicule de se plaindre de ces émissions matrimoniales. »
Fatma a également reçu le soutien unanime de sa famille et de ses amis, mais surtout, dit-elle, elle a trouvé le bonheur et personne n’a le droit de juger en son nom.
« Nous sommes vraiment très heureux. Qui se soucie de la façon dont nous nous sommes mariés ? », demande-t-elle.
Elle n’a pas non plus de temps à perdre avec ceux qui disent que de tels programmes sont utilisés comme des écrans pour véritablement vendre les gens comme des produits.
« J’ai toujours été une femme au foyer et ne voit pas là de quoi avoir honte. Nous nous sommes mariés parce que nous nous aimions l’un l’autre et pas parce que nous avions besoin de quelqu’un pour prendre soin de nos besoins. Cela se fait naturellement. »
Tant que ces programmes uniques de mariage continuent à produire des couples mariés heureux et aussi longtemps que ces émissions bénéficient d’une forte popularité, il faudra sans doute penser à entrer dans le bureau de la station-service pour demander de l’aide lorsqu’on cherche à faire le plein en Anatolie.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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