Le « Radical Love Book » salué comme la clé du succès de l’opposition turque aux élections
L’opposition turque a remporté une rare victoire aux élections locales du 31 mars, remportant nombre des plus grandes villes du pays, qui représentent une part importante du PIB national et ont une valeur symbolique considérable.
Le Parti républicain du peuple (CHP), le plus ancien parti de Turquie et le plus grand parti d’opposition, a mis fin à un quart de siècle de règne conservateur religieux dans la capitale Ankara et la mégalopole d’Istanbul, cette dernière étant toujours contestée par le Parti de la justice et du développement (AKP).
Face aux invectives clivantes du président Recep Tayyip Erdoğan les qualifiant de terroristes, les candidats du CHP ont tenté une nouvelle stratégie : être gentils.
« Quelles que soient les blessures ouvertes auparavant, afin de les soigner, nous rencontrerons chaque frange de la société, chaque identité ethnique, chaque groupe religieux », a déclaré le candidat du CHP à Istanbul, Ekrem İmamoğlu, peu après les élections.
« Quand le monde est-il devenu sans amour ? »
- Radical Love Book
İmamoğlu a déclaré qu’il serait le « maire de tous les citoyens sans distinction de milieu, d’appartenance ethnique ou de religion », encourageant ses partisans à faire de même et s’engageant à fournir ses services d’abord aux districts qui n’ont pas voté pour lui.
La nouvelle stratégie repose sur une publication intitulée Radical Love Book, produite par Ateş İlyas Başsoy, directeur de campagne du CHP.
« [İmamoğlu] s’exprime toujours poliment et courtoisement. Lorsqu’il s’exprime ainsi, l’[AKP] ne sait pas quoi faire », confie Başsoy à Middle East Eye.
La stratégie de communication d’Ateş İlyas Başsoy consiste à éviter de se montrer réactionnaire et de mordre à l’hameçon de l’AKP.
Au lieu d’attaquer leurs adversaires, il a donné pour instruction aux hommes politiques du CHP de renoncer au « langage de la rage », d’éviter le cynisme et la vanité et de parler le « langage de l’amour ».
« J’ai travaillé avec tous les maires élus. Je leur ai dit qu’ils devaient adapter leur langage », indique-t-il.
Il a écrit le Radical Love Book après une tournée de quatre mois en Turquie et l’a distribué au sein du parti peu avant les élections.
Le livre, illustré de fleurs colorées et de dessins humoristiques, est écrit sur un ton presque hippie, insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une stratégie de campagne mais d’une philosophie.
Il débute ainsi : « Dans le vide infini de l’espace, il y a la vie sur une toute petite planète. Mais sur cette planète, il y a toujours des disputes. Quand le monde est-il devenu sans amour ? »
Il incite ensuite les responsables politiques à passer plus de temps à écouter qu’à parler.
Quand ils parlent, ils doivent utiliser un langage concret, inclusif, terre-à-terre et calme, et doivent souvent recourir à l’humour.
« Je pense que le CHP fait de la mauvaise politique depuis des lustres et cela a toujours joué en faveur de l’AKP », commente Başsoy.
« La Turquie commet la même erreur depuis des années, rabaissant et injuriant Erdoğan, lui disant à quel point il est ignorant, mais cela ne fait que renforcer son soutien, un peu comme Donald Trump aux États-Unis. »
Mettant en pratique cette stratégie, Tunç Soyer, candidat du CHP qui a remporté l’élection à Izmir, a rendu sa première visite d’élu dans le district où il a obtenu le moins de voix.
Le candidat du parti à Ankara, Mansur Yavaş, a pour sa part déclaré après sa victoire : « Nous n’avons aucune rancune ni discrimination à l’encontre de ceux qui n’ont pas voté pour nous. »
Rhétorique de la colère
Ces propos peuvent paraître mielleux, mais dans la Turquie d’aujourd’hui, déchirée par les guerres des cultures et un discours politique à la Game of Thrones, ils sont presque révolutionnaires.
Le président Erdoğan et ses alliés ont depuis longtemps pour stratégie d’attiser les tensions entre des groupes de la société turque, qui est fortement divisée, et traitent régulièrement leurs opposants politiques de terroristes, de criminels, d’athées et de traîtres.
Cette campagne électorale n’a pas fait exception, Erdoğan associant plusieurs hommes politiques du CHP au terrorisme et au crime et décrivant l’élection comme « une question de survie contre ceux qui veulent diviser le pays et le déchirer ».
Après les victoires de l’opposition, Erdoğan a qualifié l’élection de « crime organisé » et a demandé l’annulation des résultats à Istanbul. Le vainqueur de l’AKP à Samsun a quant à lui promis de donner la priorité aux quartiers qui ont le plus voté pour lui.
Les médias traditionnels, presque entièrement contrôlés par le gouvernement, sont allés encore plus loin. Un présentateur d’Akit TV a demandé la pendaison du dirigeant du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu (la chaîne s’est excusée par la suite) et au moins deux journaux ont qualifié la victoire électorale de l’opposition de « coup d’État ».
Aykan Erdemir, chercheur principal à la Foundation for Defence of Democracies et ancien député du CHP, a déclaré que le Radical Love Book traduisait les changements qui avaient débuté lorsque Kılıçdaroğlu avait pris la direction du CHP en 2010.
« Cette brochure est presque un manifeste de ce que le CHP a essayé de faire au cours des neuf dernières années », explique-t-il.
Erdemir affirme que la philosophie de « l’amour radical » vise à contrer le kibir – un terme turc véhiculant l’idée d’arrogance, de vanité et d’orgueil.
« Je dirais que c’est un antidote parfait à un régime fondé sur la haine et les boucs émissaires. »
Changement de stratégie
Le CHP, fondé par Mustafa Kemal Atatürk, a longtemps été considéré comme élitiste, mou et conventionnel, et accusé d’être hostile aux musulmans pratiquants et aux minorités ethniques. Dans les années 1990 et au début des années 2000, Deniz Baykal dirigeait le parti d’une main de fer.
Ses membres ont souvent eu recours à une rhétorique clivante qui alimentait l’animosité entre nationalistes laïcs, conservateurs religieux et Kurdes.
« Le principal obstacle du CHP à la victoire aux élections en Turquie a trait à la manière dont les politiciens de l’opposition interagissaient avec l’électorat », explique Aykan Erdemir.
Le parti est toujours associé à des images de gendarmes empêchant des étudiants d’étudier le Coran, de mosquées transformées en entrepôts et de personnes pendues pour ne pas porter de chapeaux à l’occidentale, que ces images soient historiquement exactes ou non, indique Halil Yenigün, de l’Université de Stanford.
« L’AKP ressemble maintenant au CHP des temps anciens »
- Halil Yenigün, universitaire
« Dans le passé, le CHP utilisait un langage très anti-peuple [et] méprisait les [masses] et leurs modes de vie », ajoute Yenigün, qui vient lui-même d’un milieu conservateur religieux.
Après la démission de Deniz Baykal à la tête du CHP à la suite d’un scandale de sex-tape en 2010, l’actuel dirigeant Kemal Kılıçdaroğlu a pris la tête du parti. Une lente révolution a alors eu lieu, Kılıçdaroğlu démocratisant le parti en interne et parvenant à attirer de nombreux jeunes sociaux-démocrates.
Le parti semble maintenant avoir abandonné son « approche civilisatrice envers les masses en Anatolie », estime Yenigün.
« Ils ont accepté ce qu’est la Turquie et comment sont les Turcs. »
En conséquence, de nombreux conservateurs religieux ne voient plus le CHP aussi défavorablement que par le passé.
Le vainqueur du CHP à Istanbul, Ekrem İmamoğlu, est lui-même ouvertement religieux. Une vidéo le montrant en train de réciter un verset du Coran dans une mosquée après l’attentat terroriste en Nouvelle-Zélande est d’ailleurs devenue virale.
Il a fait de nombreuses apparitions publiques avec sa mère qui porte le voile et a souvent taquiné les partisans de l’AKP pendant la campagne électorale.
« Le CHP a été perçu par le grand public comme un parti qui n’a que peu ou pas de sympathie pour les personnes ayant de fortes convictions religieuses, et İmamoğlu est le parfait exemple du contraire », indique Fehmi Koru, un célèbre éditorialiste conservateur.
L’épouse d’İmamoğlu, Dilek, qui ne porte pas le voile, a également été saluée pour avoir dénoncé des publications sur les réseaux sociaux se moquant de Semiha Yıldırım, l’épouse voilée du candidat de l’AKP à Istanbul.
« S’ils pensent insulter ou au contraire se montrer élogieux envers quelqu’un, ils doivent savoir qu’ils m’insultent également. Parce que quand je regarde la photo de Semiha Yıldırım, je vois ma propre mère, je vois ma grande sœur », a confié Dilek İmamoğlu au quotidien Cumhuriyet
L’universitaire Halil Yenigün souligne que le CHP ne peut toujours pas être considéré comme véritablement libéral selon les normes internationales, et que son approche de l’importante minorité kurde du pays constituera le véritable test.
Berk Esen, professeur à l’Université d’Ankara, trouve également difficile d’évaluer la contribution du nouveau style politique du CHP aux victoires électorales du parti, estimant qu’il ne faut pas l’exagérer.
Selon lui, la principale raison du succès électoral de l’opposition est la gestion désastreuse des questions économiques par l’AKP.
Esen juge que les victoires de l’opposition, étayées par une sélection intelligente de candidats compétents et passe-partout du centre-droit et de la gauche, sont néanmoins impressionnantes compte tenu du contexte.
Il fait également valoir que la Turquie n’est pas une véritable démocratie, mais un régime autoritaire compétitif, dans lequel un parti contrôle les institutions de l’État et les médias et où des élections extrêmement inéquitables ont encore lieu.
« En ayant un discours très civil, en gardant leur calme, en proposant un programme modéré, en attirant les électeurs religieux… les candidats du CHP ont réussi à surmonter ces inconvénients structurels », déclare-t-il.
Halil Yenigün estime que c’est désormais l’AKP qui semble calcifié, idéologique et déconnecté. Le parti a créé sa propre élite, semblable à l’élite laïc du passé, qui a généré un grand ressentiment.
« L’AKP ressemble maintenant au CHP des temps anciens », conclut-il.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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