L’Égypte trois ans après : division, colère et aucune solution en vue
LE CAIRE – Imaginez détruire un mur pour échapper à vos bourreaux, mais seulement pour vous écrasez contre quelque chose de plus dur de l’autre côté. D’après Aya, cette image illustre comment les derniers événements en Égypte ont été ressentis. « C’est difficile à expliquer et c’est aussi difficile de devoir vivre avec », raconte-t-elle à Middle East Eye. « Il y a un traumatisme. Le pays n’a pas cicatrisé de ses blessures. »
Depuis 2011, l’Égypte a été secouée par une révolution et une contre-révolution ; de la chute du régime dictatorial militaire de Hosni Moubarak, aux manifestations massives envers son successeur Mohammed Morsi des Frères musulmans le 30 juin 2013, jusqu’au coup d’État de l’armée par Abdel Fatah al-Sissi quatre jours plus tard.
Les espoirs de ce qu’on appelle le « Printemps arabe » ont donné lieu à la répression, la division et surtout à un sentiment que rien ne va s’arranger.
Pour Aya, dont le père a été exilé de force car membre des Frères musulmans après la chute de Morsi, il n’y a pas d’issue possible. Peu importe les échecs de Morsi, Aya pense que les protestations contre lui « étaient planifiées et organisées à 100 % [au profit de] l’armée ».
Elle se souvient des nuits « mouvementées et déprimantes » pleines de « rues sombres, d’affrontements et de personnes fondant en larmes » à côté de chez elle à Ittahadeya, près du palais présidentiel et de l’un des plus grands sites de manifestations.
« Cela n’est toujours pas fini. C’est pourquoi il est difficile de regarder en arrière alors que nous en vivons toujours les conséquences… nous en vivons les conséquences chaque jour », raconte Aya.
Selon Human Rights Watch, depuis que l’armée a consolidé son pouvoir il y a trois ans, Sissi, qui a pris officiellement le pouvoir en tant que président en 2014, dirige maintenant un pays « qui continue de souffrir d’une crise des droits de l’homme ».
Les procès en masse, les centaines de personnes condamnées à mort, la suppression du droit d’expression et de manifestation, une insurrection grandissante menée par des sympathisants de l’État islamique dans le Sinaï, et le retour au pouvoir militaire étiquetant tous les ennemis de l’opposition de « terroristes » caractérisent l’Égypte d’aujourd’hui.
Salma, une autre habitante du Caire, contemple avec un frisson d’effroi ces trois nuits sombres d’il y a trois ans et ce qui a suivi.
« Le pire moment [après le 30 juin] a été lorsque des personnes ont été tuées », dit-elle. « Pour moi, cela n’est pas dû au départ de Morsi mais plutôt au retour du pouvoir militaire avec une plus grande emprise ».
« Rabia a été le plus grand choc », a-t-elle dit en référence aux centaines de sympathisants de Morsi tués sur la place Rabia el-Adaouïa le 14 août 2013.
« Qu’ils tuent dix ou vingt personnes dans les rues, ça a toujours été le cas », poursuit-elle. « Mais avec l’histoire de Rabia, il y a eu trop d’incrédulité et de dépression. »
Depuis, cela ne fait qu’empirer de jour en jour.
Ahmad a d’abord manifesté dans les rues lors du « vendredi de la colère » contre Moubarak en 2011, puis a ensuite protesté contre le règne de Morsi, et une fois encore contre l’armée après l’éviction de ce dernier.
« Bien sûr que j’ai protesté contre les Frères musulmans, car il était clair qu’il y avait un accord entre eux et l’armée qui a fait d’eux des traîtres de la révolution », affirme-t-il.
Mais il a vu quelque chose de différent en ces nuits décisives il y a trois ans. « Il y avait plein de nouvelles personnes grâce à la mobilisation des médias », dit-il, ajoutant que les « rescapés » de l’ancien régime, les « felool », « envoyaient des gens » eux aussi.
Ahmad a perdu un ami dans le carnage des manifestations, Gaber Salah, un activiste connu sous le nom de Gika, abattu par la police.
Lors des manifestations du 30 juin, Ahmad a affronté les personnes qui étaient du côté des policiers et scandaient des slogans en leur faveur, ces mêmes personnes qui ont tué Gika.
« Nous nous sommes affrontés, mais nous n’avons rien pu faire pour l’arrêter.
« Je me souviens que mes amis et moi ne célébrions pas ce jour comme les autres », dit-il. Ce jour a marqué le début de ce qui a été sans aucun doute « la pire période que l’Égypte ait connue ».
Toute l’Égypte n’est pas opposée à l’éviction de Morsi par Sissi, pas plus qu’à son leadership musclé.
Selon Norma, une enseignante d’école primaire qui a soutenu la destitution de Morsi et la course à la présidentielle de Sissi, l’éthique professionnelle de l’armée a boosté le développement économique alors que la politique des Frères musulmans avait perturbé la perception de la religion.
« L’armée rencontre beaucoup de succès dans la réalisation de ses projets ; quand ils s’attaquent à quelque chose, ils le finissent… Ils vont améliorer l’infrastructure égyptienne », assure-t-elle à Middle East Eye.
Les partisans du gouvernement continuent de soutenir les actions de Sissi. La date du 30 juin est maintenant publiquement reconnue comme marquant une révolution et est désormais célébrée comme un jour férié.
Les dernières commémorations ont pris place jeudi dernier dans différents endroits à travers le pays avec des chants faisant l’éloge de l’armée.
Les forces de police y ont pris part et ont « encadré » les manifestations, ce qui diffère fortement de leurs violentes confrontations avec les manifestations anti-régime.
Pour Ahmad, cela est un symbole de l’Égypte de Sissi. « Tu fais face à la plus redoutable des forces du pays, une force qui oppresse ton âme avec ses poings. »
Traduit de l’anglais (original) par Raphaëlle Maury.
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