Des tortues et des dictateurs : est-ce le début de la fin de l’Égypte de Sissi ?
Assis sur sa petite pierre dans son petit étang, Yaourtu la tortue, roi de l’étang, décréta que le royaume qu’il gouvernait était trop petit. Il leva alors la main et ordonna à ses sujets les tortues de monter les unes sur les autres, ce qu’elles firent docilement. Juché sur ces dernières et flamboyant, Yaourtu était ravi d’être roi, non seulement de l’étang, mais de tout ce qu’il pouvait voir : une vache, une mule, une maison, un buisson et un chat.
Mais tandis qu’il se délectait de sa propre gloire, faisant se superposer encore plus de tortues afin d’étendre son royaume, une simple tortue nommée Mack, placée au bas de la pyramide, leva les yeux et lui dit : « Votre Majesté, s’il vous plaît… Je n’aime pas me plaindre, mais ici-bas, nous souffrons beaucoup. Je sais que, d’en haut, vous profitez d’une vue magnifique, mais ici-bas, nous aussi devrions avoir des droits. Nous, les tortues, ne pouvons pas supporter cela. Nos carapaces vont se fendre ! En plus, nous avons besoin de nourriture. Nous sommes affamés ! », gémit Mack.
« Taisez-vous ! », hurla le puissant roi Yaourtu. « Vous n’avez pas le droit de parler à la tortue la plus élevée au monde. Je règne depuis les nuages ! Sur la terre ! Sur la mer ! Il n’y a rien, non, RIEN, qui ne soit plus élevé que moi ! »
Mais un jour, cette petite tortue quelconque qui s’appelait simplement Mack s’est mise un peu en colère et a fait une petite chose ordinaire : elle rota et son rot agita le trône du roi !
Yaourtu tomba de son trône si élevé jusque dans l’étang et bientôt le grand Yaourtu, aussi éblouissant soit-il, devint roi de la boue, puisque c’était là tout ce qu’il pouvait voir.
Si seulement le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi pouvait s’inspirer du classique intemporel du Dr Seuss.
Tandis que Le Caire est au bord du point de rupture face aux manifestations contre la décision malavisée de Sissi de rétrocéder deux îles stratégiques de la mer Rouge à l’Arabie saoudite dans un accord surprise de démarcation des frontières maritimes, la confusion et les messages contradictoires sont à l’ordre du jour.
Pour la première fois depuis le coup d’État militaire qui a déchu Mohamed Morsi, le président démocratiquement élu, la polarisation politique semble diviser même les partisans les plus ardents de Sissi. Beaucoup condamnent le caractère secret de l’accord et, tout en soutenant que les îles peuvent très bien appartenir à l’Arabie saoudite, estiment que Sissi a agi en violation des restrictions constitutionnelles à son pouvoir exécutif et que la question aurait dû être déléguée à une cour internationale d’arbitrage.
Pour ajouter l’insulte à l’injure, Sissi a réprimandé ses détracteurs dans un autre de ses débordements publics désormais trop familiers contre ceux qui osent remettre en question sa capacité à diriger comme il l’entend, prévenant dans un discours impromptu le 13 avril qu’il ne fallait plus jamais revenir sur cette question. Il a déclaré que sa mère lui avait appris à ne jamais prendre ce qui ne lui appartient pas, ajoutant que le Parlement aborderait la question des îles et « formerait un comité, ou deux, et ferait ce qu’il voudrait. »
La condescendance est effectivement un art.
Il y a une dizaine de jours, comme un signal des récentes manifestations et en dépit d’une interdiction strictement appliquée concernant les manifestations non autorisées, plus d’un millier de manifestants ont exigé la chute du régime, rappel des derniers jours de l’ère Moubarak en 2011. Autre rappel d’une époque révolue, le régime a montré son caractère : la police anti-émeute s’est déployée dans tous les coins du centre-ville bouillonnant de la capitale, bloquant les routes menant au site de protestation, l’immeuble du Syndicat des journalistes au Caire, déployant des milices en civil sous l’apparence « d’honnêtes citoyens » pour mener des arrestations civiles et rafler arbitrairement tous ceux qui passaient au mauvais endroit au mauvais moment.
Cependant, l’analogie entre le 25 janvier et le 25 avril s’arrête là.
Les Égyptiens révoltés par le coup de couteau porté à la fierté nationale par l’abandon de Sissi d’une partie du sol égyptien à ses bienfaiteurs saoudiens avaient marché main dans la main avec ce même dictateur impitoyable tandis qu’il supervisait le massacre d’au moins un millier de manifestants pacifiques lors du sit-in de la place Rabia el-Adaouïa en août 2013. Il est donc difficile de voir dans toute action de la rue aujourd’hui comme une résurgence de l’esprit révolutionnaire qui demandait la liberté et la dignité humaine il y a cinq ans.
En dépit de la répression et de la manipulation médiatique sans précédent, ou peut-être à cause de cela, les milieux activistes se sont livrés à des débats en ligne sur la légitimité des appels à manifester. Après avoir traversé le feu d’une contre-révolution soigneusement chorégraphiée, prévue dans les moindres détails par les responsables militaires égyptiens, beaucoup pensent que les manifestations sont arrangées et encouragées par les renseignements généraux égyptiens et certains courants au sein de l’armée qui commencent à en avoir assez des décisions unilatérales de Sissi, particulièrement mises en exergue par les faux pas des îles Tiran et Sanafir.
Clairement, il s’agissait d’une ligne rouge et Sissi l’a franchie.
Toutefois, alors que beaucoup pensent encore que la manifestation du 25 avril aura eu un fort impact symbolique car elle s’est déroulée le jour de la libération du Sinaï, un rappel du prix payé dans le sang et la sueur par les Égyptiens pour libérer le pays des griffes de l’invasion israélienne, d’autres sont tout aussi sceptiques par rapport aux bénéficiaires d’une forte présence populaire. Les masses seront-elles utilisées pour ouvrir la voie à un autre coup d’État à la 30 juin 2013 ou est-ce un piège pour récupérer les laissés-pour-compte parmi ceux qui se sont opposés au régime ?
Cependant, tous semblent d’accord sur le fait que quelque chose n’est pas logique cette fois. Il a été rapporté que des dizaines de militants et de journalistes ont été arrêtés à leur domicile ou dans les espaces publics en prélude à la manifestation, mais dans le même temps, la police anti-émeute était à peine visible dans la zone du centre-ville à la veille de la manifestation. C’est comme si elle encourageait les gens à participer, soit pour exploiter leur présence pour régler des comptes politiques, soit pour montrer au monde une chose ou deux sur la tolérance de la critique et le respect du droit fondamental à la libre association.
Plus que tout, beaucoup s’interrogent : est-ce le début de la fin de l’Égypte de Sissi ?
Comme une simple tortue agitée nommée Mack commence à sentir la colère en elle, une tempête commence à couver dans l’étang du roi Yaourtu. Son trône ne tremble peut-être pas encore, mais il suffit d’un rot pour renverser la pyramide et pour que le roi de la boue endosse son trône légitime.
- Rania al-Malky est une chroniqueuse basée au Caire et ancienne rédactrice du Daily News Egypt (2006-2012).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi debout sur un yacht historique menant une flottille navale lors d’une cérémonie le 6 août 2015 pour inaugurer une nouvelle voie navigable du canal de Suez, dans la ville portuaire d’Ismaïlia (AFP/PRÉSIDENCE ÉGYPTIENNE).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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