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Les « aigles de nuit » : les nouvelles patrouilles armées de Turquie

Le déploiement de ces veilleurs de nuit semi-officiels à Istanbul et bientôt dans d’autres villes turques a suscité la crainte qu’il s’agisse d’une manière pour l’État d’intimider ses citoyens
Les aigles de nuit lors de leur première patrouille à Istanbul (capture d’écran)

ISTANBUL, Turquie – Ils ont le pouvoir de procéder à des arrestations et à des fouilles, peuvent interroger n'importe quel « suspect » et – dans les circonstances les plus graves –sont autorisés par le chef de la police d'Istanbul à faire feu et peut-être même à tuer.

Mais les gardiens de nuit d'Istanbul, qui ont commencé leurs patrouilles lundi, ne sont pas des policiers, ni ne sont formés aux normes policières. Ce sont des « aigles de nuit », et leur apparition dans les rues de la métropole, bien qu’accueillie favorablement par certains, a suscité la crainte qu’il s’agisse d’une manière pour l’État d’intimider ses citoyens.

« N'hésitez pas à utiliser vos armes »

- Mustafa Çalışkan, chef de la police d'Istanbul

Les aigles de nuit sont une version moderne des patrouilles d'antan, vues pour la dernière fois en Turquie il y a 28 ans. Toutefois, contrairement à leurs ancêtres, les « oncles gardiens » qui arpentaient les rues armés d’un sifflet et d’une matraque, les gardiens de la nouvelle génération portent des armes à feu – qu’ils ne doivent pas « hésiter à utiliser », selon le chef de la police d'Istanbul.

La seule ressemblance avec les oncles d’autrefois est leur uniforme de couleur brun sombre.

Dans un contexte marqué par l'état d'urgence et la répression des adversaires du parti AKP au pouvoir suite au coup d'État de l’été 2016, beaucoup sont ceux à Istanbul qui voient les aigles comme une étape supplémentaire sur la voie de la domination totale de l'État. Certains les ont même comparés à la terrible milice des Bassidji en Iran.

Bien qu’ils soient rémunérés par le gouvernement, les aigles ne sont pas soumis à une formation policière complète, et les critères pour leur sélection ne sont pas aussi difficiles. Ils reçoivent néanmoins une certaine formation théorique et pratique, y compris sur les tactiques des forces spéciales en matière d'arrestation de véhicules et d'utilisation d’armes à feu.

Les uniformes brun foncé sont un retour du passé, mais les étuis pour les armes sont neufs (capture d’écran)

Visions dystopiques

Pour Hatice, qui n’a pas voulu donner son nom de famille par peur des représailles, les aigles de nuit inspirent un sens dystopique de déjà-vu.

« Dans le passé, les gardiens étaient des personnes simples du quartier et personne ne s'en préoccupait », a déclaré l'informaticienne âgée d’une quarantaine d’années.

« Tout le monde se sentait rassuré quand ils faisaient leurs rondes et utilisaient leurs sifflets pour indiquer aux gens qu'ils étaient au travail et protégeaient la zone des cambrioleurs et d'autres petits criminels.

« Ce qui se passe aujourd’hui n'est pas rassurant du tout. Je pense que c'est juste une manière plus intrusive d'essayer d'espionner le mode de vie des gens »

- Hatice, habitante d'Istanbul

« Mais ce qui se passe aujourd’hui n'est pas rassurant du tout. Je pense que c'est juste une manière plus intrusive d'essayer d'espionner le mode de vie des gens et de prendre des mesures illégales à leur encontre. Au mieux, c'est une tentative d'intimider les personnes qui sont différentes du style AKP », a-t-elle affirmé.

D'autres soutiennent que de telles patrouilles sont inutiles compte tenu des progrès de la technologie depuis les années 1990.

Yücel Sayman, un éminent juriste et ancien chef de l'Association du barreau d'Istanbul, a déclaré à MEE que leur réintroduction n'était pas convaincante sur le plan social.

« Nous vivons dans une ère dominée par la technologie. Il y a des caméras de surveillance électroniques partout. La réintroduction de ces gardiens n'a donc aucun sens », a-t-il déclaré. « Le succès ou l'échec relatif de ce système dans le passé est également sujet à débat. »

D’oncle à Big Brother ?

Les systèmes de veille nocturne ont une longue histoire en Turquie, où ils existent sous une forme ou une autre depuis l'époque ottomane, initialement pour offrir une protection contre les cambrioleurs et autres malfrats.

Celui dont se rappelle Hatice a été aboli en 1991. Ces gardiens étaient considérés comme faisant partie des meubles du quartier. Et personne ne se sentait menacé par leur présence car, selon elle, la Turquie n'était pas aussi polarisée qu’aujourd’hui et les gens n'étaient pas si vicieusement attaqués pour leurs choix privés.

Les oncles ont également été représentés dans le cinéma turc comme des personnages comiques bienveillants.

https://www.youtube.com/watch?v=24TxXHvKB5Q

Mais les réflexions qu’inspirent la nouvelle génération ne sont pas aussi positives.

Pour les critiques et détracteurs de l'AKP, leur apparition fait partie d’un mouvement plus vaste contre la laïcité – qui inclut des modifications au programme scolaire visant à supprimer complètement ou à considérablement réduire la mention des piliers laïcs de la République ainsi que les références au fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk.

Cela inclut aussi une augmentation des agressions physiques et verbales contre des femmes pour leur choix vestimentaires. Est également en hausse le nombre d’incidents impliquant la dégradation des statues d’Atatürk.

Certains ont suggéré que la réintroduction des gardiens de nuit était une « solution rapide » à la pénurie de main-d'œuvre provoquée par le licenciement de 8 000 policiers accusés de liens avec Fethullah Gülen, le prédicateur musulman que les autorités turques accusent de la tentative de coup d'État de l'an dernier.

Qui surveille les gardiens ?

Les autorités semblent conscientes des réticences que pourrait susciter l'introduction des aigles.

Dans un discours adressé au premier groupe de gardiens déployés, le chef de la police d'Istanbul, Mustafa Çalışkan, les a avertis de la nécessité d’adopter un comportement irréprochable et a déclaré que le public les surveillerait de près.

« N'hésitez pas à utiliser vos armes », a déclaré Çalışkan aux 386 premiers aigles de nuit. « N'hésitez pas à faire usage de vos droits et de votre pouvoir légalement accordés.

« Si vous êtes bien intentionné, vous serez en mesure de vous acquitter de vos tâches sans aucun problème. Contrôler minutieusement vos manières, votre uniforme, votre façon de vous exprimer. En ce moment, tout le monde vous regarde. Ils vous surveilleront de près. »

« Nous voulons que vous méritiez le nom d'aigles de nuit. Ce nom a été choisi après mûre réflexion. Les premiers temps sont très importants.

« Nous allons très bien commencer. Les gens sentiront la différence dès que [les patrouilles] auront commencé. »

Les gardiens seront accompagnés de policiers lors des premières étapes de leur déploiement, puis, après son lancement à Istanbul, le programme sera élargi à l'échelle nationale.

La télévision pro-gouvernementale a diffusé des reportages montrant des commerçants locaux exprimer leur enthousiasme vis-à-vis des patrouilles lors de leur première nuit de travail.

Dilemme moral

Mais ces paroles n'ont pas rassuré ceux qui pensent que les aigles pourraient facilement devenir une copie de la milice iranienne des Bassidji – une force volontaire fidèle uniquement au guide suprême, qui intimide et bat les citoyens accusés d’infractions « morales ».

Traduction : « Les milices de quartier commenceront à fonctionner et seront appelées gardiens ». 

« Ce que vous appelez gardien, je l'appelle Bassidj. Vous saisissez ? »

« Regardez comment est la société aujourd’hui », a remarqué Hatice. « Des gardiens de sécurité privés harcèlent des femmes dans les parcs publics en raison de la façon dont elles s'habillent. Des idiots attaquent des femmes sur les transports en commun, encouragés par les dirigeants actuels du pays. »

« Pensez-vous que ces gardiens de quartier seront des anges ? Ils auront la même mentalité. C'est une étape supplémentaire sur la voie ramenant la Turquie au Moyen Âge. »

Traduit de l’anglais (original).

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