Les chômeurs du Sud algérien : le revers de la rente
OUARGLA, Algérie – Le vent de sable s’est levé. Il lacère les yeux, brouille l’horizon et fige tout ce qu’il trouve sur son passage dans une pellicule jaunâtre. Mais Abdelmalek s’en fiche.
Pendant quinze jours, ce grand garçon de 28 ans à la silhouette efflanquée et au regard dur a dormi devant les portes de la wilaya (préfecture) avec cinq autres camarades, craignant plus les chiens errants que les policiers. Personne ne s’est intéressé à eux. Alors ils ont entamé une grève de la faim. Et comme leur détresse n’intéressait toujours personne, ils ont pris des lames de rasoir et se sont tailladé le corps jusqu’au sang. Quelques jours plus tôt, d’autres chômeurs s’étaient cousu les lèvres et avaient bloqué des camions-citernes en menaçant de se faire exploser.
Comme le sable qui se soulève en bourrasques à chaque printemps, les chômeurs du Sud viennent régulièrement enrayer le discours officiel de l’Algérie prospère de la rente pétrolière.
C’est à Ouargla que la contestation est née et perdure. Cette ville de 260 000 habitants du Sahara algérien, dont elle a toujours été un carrefour commercial, a aussi donné son nom à la wilaya (préfecture) où se trouve la commune la plus riche d’Algérie, la zone pétrolifère de Hassi Messaoud.
Mais à Hassi Messaoud comme à Ouargla, défigurées par les trottoirs défoncés, les baraques de fortune et les décharges à ciel ouvert, les richesses du sous-sol n’ont pas rejailli sur la ville.
« À la maison, depuis la mort de mon père, nous sommes six, avec ma mère, mes frères et mes sœurs. Le seul qui ramène de l’argent, c’est mon frère. Il gagne 14 000 DA [l’équivalent de 129 dollars] par mois », raconte Abdelmalek à Middle East Eye.
« Moi, j’ai 28 ans, je suis licencié en droit et au chômage depuis trois ans. J’ai d’abord cherché un travail à la hauteur de mon diplôme. Je n’ai pas trouvé alors je me suis résigné à chercher un boulot de manœuvre. Même ça, je n’ai pas trouvé. Finalement, depuis le 14 mars 2013, rien n’a changé. »
Un feu qui couve depuis dix ans
Le 14 mars 2013, tout le monde avait cru le changement possible, les chômeurs ayant réussi, depuis Ouargla, à faire trembler le pouvoir à Alger. Après plusieurs mois de sit-in un peu partout dans le pays à l’appel de la Coordination nationale de défense des droits des chômeurs, des milliers de personnes s’étaient rassemblées sur la place de l’Armée de libération nationale, rebaptisée pour l’occasion place Tahrir, pour réclamer un travail et davantage de justice sociale.
Crédits bancaires à taux zéro, préférence locale dans le recrutement, obligation pour les entreprises d’assurer des formations : le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, avait décrété dans la foulée des mesures d’urgence pour éteindre un feu qui couve depuis plus de dix ans.
Au début des années 2000, de jeunes cadres et militants politiques et associatifs rassemblés au sein du Mouvement des enfants du sud pour la justice (MSJ) protestaient déjà contre la mauvaise répartition des richesses.
Arrestations, torture, mises en détention sans procès durant des années, licenciements… sévèrement réprimés par le pouvoir, ses militants s’essoufflent. Certains ont survécu et tentent de se faire oublier. D’autres se sont radicalisés.
Un des ex-membres du MSJ, Lamine Bencheneb, qui avait rejoint le dirigeant d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) Mokhtar Belmokhtar, a été tué lors de la prise d’otages d’In Amenas en janvier 2013. Quant au leader du mouvement, Abdesselam Tarmoune, encore très populaire dans le Sud, il serait d’après une source des services de sécurité à la tête d’un groupe armé en Libye.
Quatuor d’or
Le meneur de la marche de 2013 est un leader beaucoup plus modéré, pour qui « l’unité nationale est une ligne rouge ». Tahar Belabbès, ex-leader de la Coordination des chômeurs, a aujourd’hui 35 ans. Il en paraît dix de plus, son dos s’est voûté, son regard s’est creusé, mais à l’intérieur, la flamme est restée la même malgré les coups durs (son frère s’est suicidé parce qu’il ne supportait plus sa condition de chômeur) et les campagnes orchestrées par les relais du pouvoir pour le décrédibiliser.
« Ils ont tenté de faire passer Tahar pour un soulard, pour un drogué. Ils ont dit qu’il était manipulé par la ‘’main de l’étranger’’ pour déstabiliser l’Algérie, mais tout ça n’a pas marché », confie Aïbek Abdelmalek, son complice et ex-numéro 2 de la Coordination. « Quand il marche dans la rue, les gens viennent le voir parce qu’ils pensent qu’il va pouvoir trouver un emploi à un proche ou résoudre un problème d’égout cassé. »
Comme 80 % des chômeurs de 2013, Aïbek a maintenant un emploi. Il travaille comme opérateur à l’ENSP (Entreprise nationale des services aux puits), une des filiales de ce qu’on appelle ici le « quatuor d’or », quatre entreprises du groupe Sonatrach, géant national de l’exploitation des hydrocarbures et première entreprise du continent africain.
Tahar, lui aussi affecté à l’ENSP en 2014, est à nouveau au chômage. « Ils ont pensé qu’il allait se taire mais il leur a créé un syndicat à l’intérieur de l’entreprise », raconte mi fier, mi amusé, Maamar, son cousin. « Et quand il s’est mobilisé contre le gaz de schiste [grand mouvement de protestation né à In Salah en 2015], l’UGTA [le tout-puissant syndicat du pouvoir] lui a fait des histoires et ils l’ont viré. »
3G et tramway
Le Comité a au moins réussi à faire changer une chose, selon Aïbek : « Le regard d’Alger sur le Sud ».
« Dès qu’un projet pilote est lancé – la 3G, le tramway, l’université… – Ouargla est désormais associée. »
Comme à son habitude, Tahar voit plus grand. « Notre véritable victoire a été d’imposer le droit à manifester même sous état d’urgence », explique-t-il à MEE. « Malheureusement, le pouvoir a compris qu’on était devenu une sorte de front social parallèle et il a essayé de nous barrer la route. Mais notre base est toujours là. Et elle discute de la nécessité de dépasser la problématique du chômage pour débattre de la participation aux mécanismes de décision, de la redistribution équitable des richesses et de la bonne gouvernance. »
Au marché de Ouargla, où se vendent des pommes de terre du désert moitié moins cher qu’à Alger grâce aux plans d’aide à l’agriculture saharienne maintenus depuis des années par l’État, Houria, journaliste originaire de la ville, nuance le tableau. « Les autorités ont fait beaucoup », assure-t-elle à MEE.
« La formation professionnelle a été redynamisée – plus de 15 000 candidats sont inscrits pour la session qui débute fin février, un chantier de 2 200 logements sociaux doit débuter au mois de mars, la station de déminéralisation devrait être inaugurée d’ici à quelques semaines, après deux ans de reports successifs, pour permettre aux habitants de boire de l’eau moins salée. Sauf que tout cela ne s’accompagne pas pour le moment d’une véritable transparence. »
Politique paternaliste de l’État
Que ce soit dans les entreprises, qui ne publient pas toutes leurs offres d’emploi comme l’État les oblige pourtant à le faire, ou à l’Agence pour l’emploi, où les offres émanant de la direction wilayale sont détournées au niveau des antennes locales censées distribuer les postes, les chômeurs dénoncent toujours les mêmes dysfonctionnements : favoritisme, corruption, etc.
« Le gouvernement fait des efforts bureaucratiques mais il s’enferme dedans. On est en train de payer la politique paternaliste de l’État qui pense depuis 1962 que tout le monde doit avoir un emploi comme il pense que tous les enfants doivent être vaccinés. Cette politique a des limites ! », s’emporte un ex-haut fonctionnaire du Sud.
« Résultat, cet État qui considère qu’il a tout fait pour son peuple ne comprend pas pourquoi quand il dit à un jeune ‘’je veux que tu travailles dans l’agriculture’’, le jeune lui réponde : ‘’Non, moi je ne veux pas trimer, je veux travailler dans une boîte publique avec un salaire conséquent même si je ne suis pas diplômé’’.
« C’est le propre du discours rentier. Quand dans les années 80, l’Algérien trouvait des bananes au marché grâce au Programme anti-pénurie [PAP], il prenait cela comme un cadeau de l’État. Aujourd’hui, la banane est devenue un droit. La population s’est habituée à l’État social qui a distribué beaucoup de largesses à la société. »
Pessimistes, les anciens du mouvement des chômeurs ne voient pas comment « les choses pourraient s’arranger », surtout en ces temps de crise économique : la chute du prix du baril fait fondre les réserves budgétaires.
Pour Hichem, 31 ans, ex-militant chômeur embauché comme technicien chez Sonatrach à Hassi Messaoud, « il ne faut pas réduire Ouargla au problème du chômage ».
« Regardez autour de vous ! Nous n’avons rien ! Ni espace culturel, ni hôpital digne de ce nom. Ceux qui ont de l’argent louent une ambulance privée et partent se soigner en Tunisie. »
Abdelmalek sort de l’hôpital où il fait soigner les plaies qu’il s’est infligées à la lame de rasoir. Pour lui, rien n’a changé depuis la grande manifestation de mars 2013 menée par Tahar et Aïbek, la situation a même empiré. « Il y a trois ans, la cigarette coûtait 5 DA [0,04 dollar]. Aujourd’hui, elle en coûte 15 [0,13 dollar]. On n’est pas des voyous, mais que quelqu’un nous dise comment on doit faire pour vivre. »
Dans les rues de Ouargla, le vent de sable souffle de plus belle. Ici, on dit qu’il participe à la pollinisation des palmiers-dattiers et chasse l’hiver. Cette année, il a aussi balayé les promesses d’une rente qui n’existe plus.
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