Les Émirats arabes unis peuvent-ils exporter le bonheur en Égypte ?
LE CAIRE – Dans une région marquée par l’instabilité politique et économique, les Émirats arabes unis cherchent à devenir l’un des pays les plus heureux au monde – une stratégie, qui, sans l’ombre d’un doute, porte ses fruits.
Le pays, qui a récemment fondé un ministère du Bonheur, a été classé au rang de pays le plus heureux du monde arabe et à la 20e position à l’échelle mondiale par l’édition 2018 du World Happiness Report.
Dans le but de partager sa richesse métaphorique, les Émirats ont lancé une initiative visant à exporter le bonheur vers un certain nombre de pays arabes moins fortunés de son voisinage, en commençant par l’un de ses plus puissants alliés politiques, l’Égypte. Cette initiative englobe également le Liban et la Jordanie.
Contrairement à son allié, l’Égypte ne figure pas en aussi bonne position à l’indice du bonheur. Le pays se classe 122e sur 156 pays en 2018, une baisse par rapport à la 104e position qu’il occupait en 2017.
« Le bonheur implique de vivre en sécurité, et beaucoup ne vivent pas en sécurité, surtout les femmes »
– Mai Mohamed, une Égyptienne qui peine à joindre les deux bouts
Baptisée « Happiness A-Z », cette initiative vise à « inculquer la culture de la positivité, de la tolérance et du bonheur dans le comportement des individus afin de transformer le bonheur en un comportement et en une habitude », selon une déclaration de sa cofondatrice Tahani al-Terri. Bien que le projet ne soit pas une initiative directement liée au ministère émirati du Bonheur, mais plutôt un effort « individuel », il est en phase avec les plans du pays.
Fondée en mars, l’initiative est un effort collaboratif et bénévole lancé par un certain nombre de spécialistes du développement humain et d’« experts du bonheur » arabes qui ont choisi les Émirats arabes unis comme point de départ, étant donné le profil du pays dans la promotion du bonheur en tant que politique nationale. En avril, un protocole de coopération a été signé entre les fondateurs de l’initiative et la fondation égyptienne Arab Achievers, ainsi que Skylines Egypt, une agence de formation et de conseil.
Dans une interview accordée à Middle East Eye, Tahani al-Terri a expliqué qu’en Égypte, l’initiative comprendrait plusieurs étapes et s’adresserait aux élèves et aux étudiants, ainsi qu’aux employés. Un certain nombre d’ateliers gratuits, de conférences, de séminaires et de sessions de formation et de brainstorming sont prévus cet été.
Al-Terri a ajouté que pour cultiver le bonheur, il était possible d’intervenir dans des détails quotidiens de la vie de chacun. « Nous aidons les gens à cultiver une pensée positive et un mode de vie optimiste face au pessimisme, à la dépression et aux guerres. »
Les malheurs de l’Égypte
Mai Mohamed se montre cependant sceptique face à cette initiative. Cette Égyptienne de 28 ans occupe deux emplois – le premier dans le service à la clientèle et le second en tant que spécialiste des réseaux sociaux – afin de payer ses dépenses courantes et de rembourser les dettes que son époux et elle ont récemment contractées suite à leur mariage. Ces dépenses comprennent des versements échelonnés pour des meubles et des appareils ménagers ainsi que leur loyer mensuel. En raison de son emploi du temps chargé, elle ne voit son mari que le week-end.
« Nous faisons tout cela pour joindre à peine les deux bouts, même pas pour vivre dans le luxe. Le bonheur n’est pas un bien matériel qui s’exporte. Il faut un bon niveau de vie pour être heureux et beaucoup d’Égyptiens vivent sous le seuil de pauvreté », a-t-elle déclaré à MEE.
Selon les chiffres de 2015 de l’agence gouvernementale de statistiques, environ 28 % des Égyptiens vivent sous le seuil de pauvreté avec un revenu annuel inférieur à 6 000 livres égyptiennes (environ 290 euros). Alors que les chiffres pour la période 2017 – 2018 devraient être annoncés en octobre, les experts s’attendent à ce que le taux de pauvreté dépasse les 35 % en raison des récentes mesures d’austérité.
Succombant à un plan d’austérité strict imposé à la suite d’un prêt de 12 milliards de dollars accordé par le Fonds monétaire international à l’Égypte en 2016, Sissi a adopté une série de mesures économiques sévères qui ont fait connaître au pays ses pires conditions économiques depuis plusieurs décennies.
En novembre 2016, l’Égypte a fait flotter sa monnaie, la dévaluant de 50 % par rapport au dollar, suite à quoi l’inflation a atteint un niveau record.
Et tandis que certains économistes pensent que Sissi a réussi à relancer la croissance économique cette année, les Égyptiens continuent de souffrir à la suite de la dévaluation de la monnaie et du retrait de nombreuses aides financières. Le pays prévoit toujours de réduire encore les subventions pour l’alimentation, le carburant et l’électricité lors de la rentrée fiscale qui commence en juillet.
« Comment pourrais-je être heureuse en assistant à quelques séances si tout autour de moi me rend malheureuse ? »
– Mai Mohamed
« Le bonheur, c’est aussi une vie sexuelle saine et stable, et les Égyptiens souffrent de frustration sexuelle. Le bonheur implique de vivre en sécurité, et beaucoup ne vivent pas en sécurité, surtout les femmes », a expliqué Mai Mohamed.
Depuis sept ans, le pays est plongé dans un état d’instabilité politique et économique qui s’est accentué en 2013 après que l’armée égyptienne a évincé le président élu Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans. Son successeur, Abdel Fattah al-Sissi, essuie de nombreuses critiques pour ses violations des droits de l’homme.
L’Égypte s’est forgé une triste réputation en matière de répression de la liberté d’expression, de la société civile, de la communauté LGBT et de discriminations à l’encontre des minorités religieuses. Le pays a également des antécédents en matière d’emprisonnement de dissidents, de disparitions forcées et d’actes de torture. L’Égypte a également été classée au troisième rang en matière d’emprisonnement de journalistes par le Comité pour la protection des journalistes.
En ce qui concerne les femmes, Le Caire a été classée au rang de ville la plus dangereuse pour les femmes sur une liste de dix-neuf mégapoles, selon un sondage réalisé en 2017 par la fondation Thomson Reuters.
« Quand je porte une robe, j’ai peur de subir du harcèlement sexuel. J’ai peur de perdre mon emploi à cause de la conjoncture économique et je dois travailler seize heures pour honorer mes engagements financiers. Comment pourrais-je être heureuse en assistant à quelques séances si tout autour de moi me rend malheureuse ? », s’est interrogée la jeune femme.
Le bonheur, un phénomène capitaliste
Pour Maha Omar, diplômée universitaire, le bonheur est difficile à trouver car il est directement lié à la satisfaction de besoins matériels.
« Le bonheur est un phénomène moderne et capitaliste, pas un véritable phénomène humain. Une fois que l’on répond à un certain besoin, on n’en veut plus »
– Maha Omar, diplômée universitaire
« Le bonheur est un phénomène moderne et capitaliste, pas un véritable phénomène humain. Une fois que l’on répond à un certain besoin, on n’en veut plus. Il y a la satisfaction, à savoir la capacité à accepter la vie et à saisir ses difficultés. Si on considère le bonheur comme une chose qui relève du matérialisme, alors oui, il peut être exporté, en le liant tout simplement à certains produits ou certains modes de vie. Mais on ne peut pas gagner une satisfaction et une tranquillité d’esprit réelles de cette façon », a-t-elle expliqué.
Rania Nabil, employée dans une entreprise privée, pense en revanche que les Émirats arabes unis peuvent exporter le bonheur en Égypte.
« C’est comme un virus qui se propage parmi la population. Imaginez que vous marchez dans la rue, contrarié ou déprimé et que, soudain, vous tombez sur un festival de rue où les gens chantent, dansent et rient bruyamment. Si vous vous regardez à ce moment-là dans le miroir, vous verrez un large sourire sur votre visage », a-t-elle expliqué.
« Certes, le rire est contagieux et peut être exporté. Mais le bonheur, ce n’est pas que du rire et de l’optimisme »
– Ola Hassan, psychothérapeute
Selon Ola Hassan, psychothérapeute, si le rire est contagieux, le bonheur est en revanche une idée très abstraite et difficile à exporter.
« Le problème, c’est ce que nous entendons par bonheur. S’agit-il d’être drôle ? D’être moins pessimiste et plus optimiste ? Certes, le rire est contagieux et peut être exporté. Mais le bonheur, ce n’est pas que du rire et de l’optimisme, a-t-elle expliqué. Les Égyptiens sont connus pour leur humour et leur capacité à toujours se satisfaire des petites choses de leur vie. La question est bien plus profonde que la simple idée d’exporter le bonheur à travers une série d’ateliers. »
Joindre à peine les deux bouts
Abdallah Adel, psychiatre, estime que si l’on suivait les critères mis en avant par le World Happiness Report, les Égyptiens seraient « condamnés à être déprimés pour l’éternité ».
Les pays les plus heureux ont affiché des valeurs élevées pour les six variables clés censées contribuer au bien-être selon le World Happiness Report : les revenus, l’espérance de vie en bonne santé, le soutien social, la liberté, la confiance et la générosité.
« [Une telle] initiative agirait généralement comme un antidouleur. Cela ne traitera pas les problèmes de l’intérieur »
– Abdallah Adel, psychiatre
« Mais penser aux revenus, à l’espérance de vie et aux libertés ne fonctionnera pas. Nous sommes loin de trouver le bonheur de cette façon », a expliqué Adel.
Pour le psychiatre, le sentiment de bonheur est interne et les gens recherchent généralement le bonheur dans le monde extérieur en tant que solution temporaire. « Ainsi, [une telle] initiative agirait généralement comme un antidouleur. Cela ne traitera pas les problèmes de l’intérieur. »
La psychothérapeute Ola Hassan a estimé pour sa part que les indicateurs utilisés dans le World Happiness Report reflétaient véritablement les problèmes rencontrés par l’Égypte actuellement.
« Les Égyptiens sont connus pour leur humour et leur capacité à toujours se satisfaire des petites choses de leur vie »
– Ola Hassan, psychothérapeute
« On ne peut pas demander aux gens d’être heureux et positifs lorsqu’ils sont pauvres et qu’ils n’ont aucun accès de base à des services de santé ou à un enseignement convenable. Ce serait pour eux une provocation. Regardez les Émirats arabes unis, regardez le revenu moyen là-bas. Le fossé est énorme », a-t-elle ajouté.
Selon les derniers chiffres officiels, publiés en 2015, le revenu annuel moyen des ménages égyptiens est de 44 000 livres égyptiennes (environ 2 125 euros), un chiffre qui devrait être beaucoup plus faible aujourd’hui, depuis que l’Égypte a fait flotter sa monnaie en 2016 en la dévaluant de 50 % par rapport au dollar. En comparaison, en 2015, le revenu moyen des ménages émiratis a été estimé à 199 501 dirhams (environ 47 000 euros) par le Centre de statistiques de Dubaï.
Cependant, pour Tahani al-Terri, tout ce qui est dans ce monde peut être « manufacturé », même le bonheur.
Selon elle, il est important de se concentrer sur le bonheur en tant que sentiment dont l’origine provient de l’esprit de chacun et non de son environnement.
« Si nous nous focalisons sur l’idée de changer le point de vue des gens et leur manière de penser, alors leur perception de la réalité et leurs interactions avec celle-ci changeront. Nous nous concentrons sur l’individu et sa façon de penser de sa propre personne », a-t-elle expliqué.
Pourtant, même le président égyptien en personne a reconnu qu’un bonheur tel que le cultivent les Émiratis était encore loin.
Dans un discours public prononcé le 16 mai à l’occasion de la Conférence nationale de la jeunesse, Sissi a déclaré que pour rendre 100 millions de citoyens heureux et satisfaits et « pour créer un ministère du Bonheur en Égypte, [il faudrait] 50 puits de pétrole ».
« C’est le Ramadan, alors priez Dieu [pour que cela arrive] », a-t-il ajouté.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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