Les Kurdes redoublent leurs attaques alors que la guerre froide avec l’Iran menace de s’intensifier
ERBIL, Irak - Pour un homme chanceux d’être encore vivant, Kheder Pakdaman est remarquablement calme. Parlant au téléphone depuis le siège de son parti, dans la ville irakienne de Koya, ce commandant de guérilla expérimenté raconte calmement une énième rencontre mortelle avec les forces armées de l’Iran.
Le 6 septembre, Pakdaman était à la tête d’un groupe de combattants kurdes pour entrer dans la ville de Sardacht, dans l’ouest de l’Iran, lorsque des coups de feu ont soudain éclaté : son unité a alors été criblée de balles.
« Le régime iranien nous a tendu une embuscade lorsque nous étions dans la ville pour rencontrer notre peuple. Nous avons pu sortir de l’embuscade après un combat intense », a-t-il raconté à Middle East Eye.
Les Kurdes, membres du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, ou PDKI, ont dû laisser derrière eux les corps de deux camarades décédés et traîner quatre combattants blessés jusqu’en lieu sûr lors de leur retraite désespérée vers l’Irak. Pakdaman affirme que six soldats iraniens sont morts dans l’affrontement.
Ces escarmouches mortelles sont devenues routinières pour le commandant, l’une des figures militaires les plus importantes du PDKI, depuis que le parti a commencé à envoyer des groupes de combattants en Iran en 2015.
S’infiltrant par la frontière montagneuse, ils ont affronté à plusieurs reprises l’armée iranienne et les unités d’élite des Gardiens de la révolution islamique.
Le PDKI est en exil dans la région autonome kurde d’Irak depuis qu’il a été poussé de l’autre côté de la frontière dans les années 1980 et a été très peu actif jusqu’à récemment.
Pakdaman explique que l’oppression continue des droits des Kurdes a poussé le parti à devenir plus actif. L’objectif fondamental de l’infiltration en Iran est de susciter l’agitation politique afin d’agrandir la base du parti dans le Rojhelat, nom que les Kurdes iraniens attribuent à leur patrie, située dans le nord-ouest du pays.
« Nous sommes engagés dans un conflit armé avec le régime iranien parce que nous n’avons pas d’autre option », indique Pakdaman.
« Nous sommes prêts à mettre fin au conflit par le dialogue et des moyens pacifiques, mais le régime iranien ne répond pas à nos initiatives pacifiques et insiste sur son souhait de priver les Kurdes de leurs droits. »
Poussés par les gains régionaux
Les militants pro-kurdes soutiennent que le gouvernement de Téhéran est systématiquement discriminatoire envers les Kurdes et les autres minorités. Les Kurdes d’Iran sont privés de représentation politique équitable et souffrent de négligence économique, alors que toute tentative de soulèvement en faveur des droits des minorités est confrontée à une répression brutale, affirment-ils.
L’incapacité du gouvernement réformiste du président Hassan Rohani à se montrer à la hauteur de ses engagements initiaux portant sur l’amélioration de la situation des Kurdes a alimenté le mécontentement, explique Taimoor Aliassi, président de l’Association pour les droits humains au Kurdistan d’Iran, basée à Genève.
« L’inaction de l’administration réformiste et modérée de la République islamique, y compris le cabinet de Rohani, ainsi que la répression accrue contre les Kurdes, ont poussé les Kurdes d’Iran à repenser leur stratégie de résistance », indique-t-il.
Un printemps kurde régional
Les fortunes changeantes des Kurdes dans les autres pays constituent un autre facteur pouvant être à l’origine de troubles dans le Rojhelat, ajoute Aliassi.
En Irak, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a déjà acquis une large autonomie et aspire ouvertement à l’indépendance. En Syrie, pays déchiré par la guerre, les Kurdes se sont taillé une région dans le nord du pays, qu’ils entendent garder sous leur contrôle à tout prix.
En Turquie, la reprise des hostilités entre le PKK et le gouvernement inspire ceux qui cherchent une solution militaire à la situation kurde en Iran.
Le PDKI en est venu à croire que le moment était venu de lancer une offensive agressive pour les droits des Kurdes.
Pour la deuxième année consécutive, le parti a déployé ses troupes pour traverser la vaste chaîne de montagnes qui sépare l’Iran de l’Irak dès que la fonte des neiges printanière a rendu possible ce périple ardu.
Ces alpinistes expérimentés ont comme compagnons de route des passeurs, qui font entrer des produits de contrebande tels que de l’alcool dans la République islamique.
Les peshmergas, nom que le PDKI donne à ses combattants, ont déjà affronté les forces de sécurité iraniennes quatre fois cette année, précise Pakdaman. En retour, l’Iran a bombardé leurs positions en Irak à plusieurs reprises et renforcé ses défenses frontalières.
Confronté aux redoutables forces armées et à l’important appareil de sécurité de l’Iran, le PDKI fait face à une lutte acharnée pour tenter d’accroître sa présence en Iran.
« Je parlerais seulement d’une petite piqûre, d’un coup de couteau furtif porté dans la partie iranienne par un groupe kurde qui est en sommeil depuis près de 25 ans et qui a été ressuscité, soupçonne-t-on, par les rivaux de l’Iran dans la région. Je doute qu’il ait entretenu une puissance de combat », estime Joost Hiltermann, directeur du programme Moyen-Orient/Afrique du Nord de l’International Crisis Group.
Le groupe se trouve également dans une situation précaire, car il s’appuie sur le GRK en tant que base pour organiser ses incursions en Iran. Or les Kurdes d’Irak ne sont pas d’humeur à irriter leur puissant voisin alors qu’ils luttent contre l’État islamique et sont en quête d’indépendance vis-à-vis de Bagdad.
L’Union patriotique du Kurdistan (UPK), le parti politique qui exerce une emprise sur la partie orientale du GRK qui borde l’Iran, entretient traditionnellement des liens étroits avec Téhéran.
Le GRK a déjà exprimé son inquiétude face à l’agressivité retrouvée du PDKI.
« Nous ne voulons pas que les territoires du GRK soient utilisés par un groupe pour menacer la sécurité de nos pays voisins. Il s’agit d’une position très claire du GRK et tous en sont informés, y compris le PDKI », a déclaré Jhilwan Qazzaz, porte-parole du gouvernement.
Un nouveau front dans une guerre ancienne
Le PDKI n’est pas le seul mouvement d’opposition kurde à faire pression pour un changement en Iran. Le Parti de la liberté du Kurdistan, connu sous son acronyme kurde PAK, fait partie des plus belliqueux.
Ce parti, qui jouit de la loyauté de centaines de peshmergas, a rallié la cause kurde lorsque le groupe État islamique a attaqué le territoire du GRK en 2014.
Ses combattants sont déployés sur le front de Kirkouk et à proximité de Mossoul, où ils tiennent l’État islamique à distance depuis deux ans.
Surplombant la ville de Bashiqa contrôlée par l’État islamique depuis son poste lourdement fortifié sur une crête, le commandant Hajir, du PAK, énonce l’avenir de son parti.
« Lorsque nous aurons terminé ici, nous retournerons en Iran, parce que nous voulons terminer le combat », affirme-t-il derrière un mur de sacs de sable, tandis que ses compagnons de lutte scrutent à l’aide de jumelles un ennemi retranché à peine 700 mètres en contrebas.
Les hommes de Hajir ont repoussé 25 attaques lancées par l’État islamique depuis qu’ils sont présents sur la crête, affirme le commandant. Ils ont tué des militants de l’État islamique lors de combats nocturnes tendus, fait exploser des kamikazes à l’aide de grenades propulsées par roquette, échangé des tirs de snipers et évité des tirs de mortier. La perspective de faire face à l’armée iranienne ne les décourage pas.
Contrairement au PDKI, qui aspire à une autonomie de la région kurde semblable à celle du GRK en Irak, l’objectif déclaré du PAK est l’indépendance.
« Les problèmes mineurs, comme l’interdiction de lire ou d’écrire en kurde, ne nous préoccupent pas. Nous nous battons parce que cette terre est la nôtre et parce que les Iraniens ne peuvent pas nous prendre notre terre. Nous devons avoir notre propre pays et c’est pour cela que nous nous battons », soutient Hajir.
Bien que la majeure partie des combattants du PAK soient retenus en Irak, le groupe a lancé jusqu’ici six attaques contre les forces de sécurité en Iran, a indiqué un commandant à l’agence de presse AP ce mois-ci.
Un autre groupe militant est retenu par la crise régionale : il s’agit du Parti pour une vie libre au Kurdistan, ou PJAK, une ramification du PKK.
Le PJAK a renoncé à sa campagne de guérilla dans le Rojhelat au cours des dernières années car l’Iran appuie le gouvernement syrien du président Bachar al-Assad, qui, de son côté, a conclu de facto un pacte de neutralité avec le mouvement affilié au PKK en Syrie, explique Hiltermann.
Le PJAK a acheminé ses combattants vers le Rojava, nom donné à l’enclave kurde de Syrie, où ses membres ont pu acquérir une expérience de combat précieuse en luttant contre l’État islamique.
Si les circonstances en Syrie devaient changer, le PJAK concentrerait probablement son attention sur l’Iran, ajoutant un nouveau groupe aguerri à l’insurrection.
« Le PJAK se trouve dans une phase de trêve virtuelle avec l’Iran depuis 2012 à la suite d’un accord entre l’Iran et le PKK en réponse à la crise en Syrie. En cas de reprise, le PJAK serait une force beaucoup plus puissante que le PDKI », affirme Hiltermann.
Allié militaire clé dans le combat de Bagdad contre l’État islamique et dans la lutte d’Assad pour sa survie, l’Iran a réussi à maintenir le conflit hors de ses frontières. Mais les répercussions de ce dernier sur la question kurde irrésolue de la République islamique pourraient faire déborder l’effusion de sang régionale dans le pays.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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