Les rouages internes de l’acheminement de l’aide humanitaire en Syrie
RAMTHA, Jordanie – Depuis près de 18 mois, les convois d’aide humanitaire traversent tranquillement la frontière jordanienne pour entrer dans le sud de la Syrie contrôlé par les rebelles ; cette semaine, les organismes humanitaires et les services de sécurité qui mettent en œuvre l’opération ont pour la première fois accordé un accès à la presse.
Le long de ce tronçon de frontière, une ceinture de terres agricoles densément peuplée, le conflit syrien se joue à deux : les gardes-frontières jordaniens contrôlent le côté sud de la frontière et les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL) contrôlent le nord. Mais de près, le mécanisme de l’acheminement d’un convoi d’aide humanitaire vers un territoire contrôlé par l’opposition est beaucoup plus complexe.
Derrière chacun des 1 524 camions qui sont entrés dans la province syrienne de Deraa se cachent un chauffeur jordanien et un chauffeur syrien, le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies et son Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), l’Organisation internationale pour les migrations, des gardes-frontières, soldats, douaniers et membres des services de renseignement jordaniens, l’ASL, mais aussi une note cruciale de Genève à l’attention de Damas.
Cette organisation complexe regroupe d’improbables partenaires, mais d’un point de vue humanitaire, cela fonctionne. Quatre-vingt-dix-huit convois chargés de lentilles, de sucre, de farine, de couches, de couvertures, de vêtements d’hiver, de kits de traitement de l’eau et d’autres produits essentiels sont entrés dans la province de Deraa depuis août 2014, date à laquelle le projet a commencé. Œuvrant au titre des résolutions 2165, 2191 et 2258 du Conseil de sécurité des Nations unies, le programme n’a pas encore connu le moindre faux pas : ni bombes, ni morts, ni détournements, ni accidents, ni vols de marchandises.
Le processus commence lorsque les chauffeurs de camion jordaniens, qui passent plusieurs postes de contrôle pour atteindre un tarmac équipé d’un petit hangar, se chargent d’acheminer des camions immatriculés en Jordanie et remplis d’aide humanitaire jusqu’à Ramtha. Ici, sous l’œil attentif des Nations unies, des gardes-frontières et des services de renseignement, les chauffeurs syriens (des réfugiés vivant en Jordanie dont les antécédents sont vérifiés par la Direction générale du renseignement jordanienne) garent des camions vides immatriculés en Syrie dos à dos avec les camions jordaniens et les produits sont transférés d’un camion à l’autre. Aucun véhicule jordanien n’entre en Syrie.
Une fois que les produits sont transférés, le camion est fermé et un responsable de l’ONU place un collier de serrage numéroté sur la porte pour sceller le chargement. Le chauffeur place sur son tableau de bord une pancarte numérotée de 1 à 12 indiquant sa place dans le convoi, tandis qu’un drapeau de l’ONU est déployé et attaché sur le toit pour signaler clairement aux avions ou aux hélicoptères qu’il s’agit d’un véhicule humanitaire. Le chauffeur syrien positionne alors le camion à l’extrémité du tarmac et retourne à Ramtha pour y passer la nuit.
Le lendemain matin, à la première lueur du jour, les chauffeurs reviennent sur le tarmac et passent les contrôles de sécurité, les colliers de serrage sont vérifiés, et si tout va bien, le convoi prend la route vers le nord par ordre de numérotation aux alentours de 7 heures 30 heure locale.
Les responsables des services de renseignement jordaniens attribuent à l’ASL, qui contrôle la zone frontalière et environ 60 % du sud de la Syrie, le fait que l’aide humanitaire est acheminée jusqu’aux personnes qui en ont le plus besoin
« Si le régime [le gouvernement de Bachar al-Assad] contrôlait cette zone, ce serait beaucoup plus compliqué. L’aide humanitaire n’irait pas à tout le monde, mais uniquement aux partisans du régime. En l’état actuel des choses, l’aide humanitaire va à toutes les personnes dans le besoin », a affirmé le colonel Aamer, chef du service de renseignement jordanien au poste frontalier de Ramtha.
« L’ASL protège ces camions dès qu’ils passent la frontière, mais ils ne touchent pas aux camions, même s’ils sont eux-mêmes affamés. Ils contribuent à assurer la sécurité dans leur zone d’influence et jusqu’à présent, nous n’avons rencontré aucun problème en matière de sécurité », a-t-il expliqué à Middle East Eye.
Il serait erroné de lire cette coopération stratégique avec l’ASL comme un signe que la Jordanie apporte tout son soutien à l’opposition syrienne, a précisé Sean Yom, politologue spécialiste de la Jordanie et de la dynastie hachémite.
« L’un des thèmes les plus anciens de la politique étrangère jordanienne est la diversification des risques entraînés en jouant dans les deux camps. La Jordanie doit entreprendre avec une extrême prudence tout engagement militaire ou sécuritaire de l’autre côté de la frontière », a-t-il indiqué à Middle East Eye.
« Elle peut épauler l’ASL pour des affaires humanitaires basiques, mais il y a également une bonne partie de l’appareil de sécurité jordanien qui anticipe le jour où Assad déclarera une nouvelle fois la guerre et dira : "Et nous nous souvenons de ce que vous avez fait". »
« C’est un jeu délicat de contrepoids », a-t-il affirmé.
Une fois que le convoi atteint sa destination, les produits sont déchargés et transmis au maillon suivant de la chaîne : les groupes humanitaires syriens.
« Toute l’aide humanitaire est donnée aux ONG locales, a expliqué Haya Alayed, de l’OCHA. L’aide humanitaire ne va pas à des groupes militaires. Le convoi se dirige vers les lieux de dépôt planifiés et l’aide est donnée à nos partenaires sur le terrain qui la distribuent ensuite aux personnes dans le besoin. »
D’après les services de renseignement jordaniens, le moment le plus stressant du processus survient lorsque les camions vides franchissent les portes du côté syrien du complexe frontalier. La police, l’armée et des chiens renifleurs (chargés de détecter des explosifs et des stupéfiants) sont déployés et les camions passent dans un scanner à rayons gamma, qui compare l’image obtenue « après » à un scan effectué « avant » le chargement du camion. Les conducteurs sont soumis à un contrôle physique et à un compte-rendu de sécurité à la fin de la journée.
Le jour où MEE s’est rendu sur les lieux, près de trois semaines après la cessation des hostilités, Ramtha était parfaitement calme : seuls le vent, le chant des oiseaux et les appels et réponses de soldats partis courir se faisaient entendre. Cela permet de faire une pause au milieu des bruits réguliers des bombardements et des explosions, a confié un membre du personnel de l’ONU. Pendant les bombardements russes les plus intenses au cours des mois d’hiver, un membre du personnel a indiqué qu’il pouvait voir des avions russes terminer leur sortie de bombardement et faire des loopings autour de la frontière, qui se trouve à moins de 3 kilomètres du complexe où le convoi est préparé.
La proximité de la guerre en Syrie était difficile à imaginer en ce jour paisible de printemps. Mais ses effets sont exposés partout où vous portez le regard. Avant le début du conflit, Ramtha bourdonnait de taxis, de voyageurs d’affaires, de minibus chargés de travailleurs et de voitures familiales remplies d’enfants. Ces jours-ci, la frontière est une ville fantôme. Les boutiques décolorées par le soleil et les aires de repos abandonnées destinées aux voyageurs partis depuis longtemps restent vides, leurs écriteaux rappelant de manière criarde une époque depuis longtemps révolue.
La frontière entre les deux pays est désormais une zone militaire. Les grands groupes de réfugiés qui ont marché vers le sud à pied à travers les terres agricoles syriennes pour trouver refuge en Jordanie ont cessé d’affluer en 2013, lorsque les autorités jordaniennes ont commencé à réprimer le trafic de réfugiés. La plupart des familles de la plaine du Hauran, l’étendue de terre coupé en deux par la frontière syro-jordanienne, sont aujourd’hui divisées elles-mêmes en deux. L’accès à Ramtha est limité à l’armée, aux services de renseignement militaire et aux travailleurs humanitaires, et la plupart des familles qui y passaient autrefois pour partir en week-end sont désormais tributaires de l’aide qui remonte vers le nord trois fois par semaine.
Le nombre de personnes dans le besoin dans le sud de la Syrie, dans les provinces de Deraa et de Kuneitra, a grimpé en flèche depuis l’intervention militaire russe en septembre 2015. Selon les estimations de l’OCHA, au moins 70 000 personnes ont fui de chez elles dans le sud de la Syrie, ce qui n’était pas une première fois pour nombre d’entre eux. Toutefois, les gardes-frontières de Ramtha ont affirmé envisager un chiffre plus élevé, dépassant au moins les 100 000 personnes.
Ce jeudi, MEE est entré en contact avec plusieurs travailleurs humanitaires syriens qui coopèrent avec des groupes qui reçoivent de l’aide humanitaire de l’ONU et qui la distribuent à l’échelle locale. Ils ont estimé que 41 000 familles dans la partie ouest de la province de Deraa et 43 000 familles dans la partie est dépendaient de l’aide humanitaire de l’ONU. Selon eux, les familles sont composées en moyenne de cinq personnes et l’aide humanitaire apportée est insuffisante pour répondre à la demande.
L’ONU n’est pas le seul pourvoyeur d’aide humanitaire, ont-ils souligné. Des fournitures supplémentaires arrivent en provenance du Croissant-Rouge du Qatar, d’une poignée d’organismes de bienfaisance et des gouvernements saoudien et émirati, qui soutiennent tous deux divers groupes d’opposition luttant activement contre Assad. En Syrie, même les couches et les lentilles prennent un caractère politique.
Ce contexte polarisé rend le travail sous l’égide de la neutralité doublement difficile pour l’ONU. Les responsables sont à la fois tributaires des rebelles syriens pour que l’aide parvienne aux populations dans le besoin et du gouvernement syrien pour contribuer à sécuriser le passage en gardant le convoi à l’écart de tout obus largué depuis les airs. La note à l’attention de Damas publiée par l’ONU indique clairement la date, le lieu de livraison et le contenu des camions.
« Nous leur disons qu’ils ont la responsabilité de ne pas attaquer nos camions », a expliqué Haya Alayed.
Jusqu’à présent, ni Damas, ni ses adversaires ne l’ont fait. Mais dans un conflit aussi polarisé que celui-ci, même l’assurance que l’aide humanitaire atteindra sa destination dans le pays n’apporte pas la garantie ultime : celle que l’aide humanitaire atteindra toutes les personnes qui en ont besoin, quel que soit le drapeau sous lequel elles vivent.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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