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Explosions à Beyrouth : la révocation du juge ranime les craintes d’une enquête sans suites

Le responsable de l’enquête a été dessaisi sous prétexte de partialité car sa maison a été touchée par la double explosion du mois d’août
Une proche d’une des victimes de l’explosion du 4 août sur le port de Beyrouth en larmes lors d’une manifestation devant le palais de justice de Beyrouth, le 18 février (Reuters)
Par Kareem Chehayeb à BEYROUTH, Liban

Mahdi Zahrledine a perdu son frère Imad dans l’explosion du port de Beyrouth en août dernier. Pour obtenir réparation et consolation, il s’est lancé à corps perdu pendant des mois dans un comité de familles de victimes, espérant œuvrer pour obtenir justice.

Cependant, après avoir appris jeudi que le juge Fadi Sawan avait été dessaisi de l’enquête sur l’explosion qui a tué plus de 200 personnes, la colère a pris le pas sur toute autre considération pour Zahrledine.

« Nous rejetons toute ingérence politique dans l’enquête sur l’explosion et envers le juge Sawan. En tant que frère d’un martyr, je suis totalement contre », assène-t-il à MEE dans une conversation téléphonique en route pour le palais de justice de Beyrouth depuis sa maison de Dahieh afin de manifester avec les autres proches de victimes.

« Nous rejetons toute ingérence politique dans l’enquête sur l’explosion et envers le juge Sawan. En tant que frère d’un martyr, je suis totalement contre »

Mahdi Zahrledine, frère d’une victime

« Nous, les familles des martyrs, sommes en chemin pour aller manifester contre la classe politique corrompue et les députés et ministres qui ont dessaisi le juge Sawan de cette affaire. »

Le limogeage de Fadi Sawan est le dernier – et peut-être le plus important – des obstacles rencontrés par l’enquête officielle sur l’une des plus grandes explosions non nucléaires au monde, laquelle a dévasté une grande partie de la capitale libanaise.

La Cour de cassation a décidé de dessaisir le juge lundi dernier, le jour même où elle a approuvé la demande de libération du directeur de l’autorité portuaire de Beyrouth, Hasan Koreytem, et du chef de la sécurité du port, Mohammad Ziad al-Awf. Ces derniers figurent parmi les dizaines de suspects détenus depuis l’explosion du 4 août, dont le chef des douanes, Badri Daher.

Il revient désormais au successeur de Sawan – il s’agirait d’une juge proche du président Michel Aoun – de donner le feu vert à leur libération. Une source légale proche de l’affaire confie à MEE que les demandes de libération d’autres détenus ont été approuvées.

Toucher des cordes sensibles

La tactique du juge Sawan avait commencé à toucher des cordes sensibles au Liban le 10 décembre, lorsqu’il a inculpé et convoqué trois anciens ministres ainsi que le Premier ministre par intérim Hassan Diab.

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Si les familles des victimes et les activistes du milieu juridique ont salué cette initiative, d’importants responsables politiques de tous bords ont accusé Sawan de violer le droit libanais et de ne pas travailler en toute impartialité. Une source judiciaire proche du juge assure à MEE qu’il s’agissait d’une « campagne politique » cinglante.

En réaction, deux des anciens ministres convoqués ont engagé des actions en justice. L’ancien ministre des Finances Ali Hasan Khalil et l’ancien ministre des Travaux publics et des Transports Ghazi Zeaitar, tous deux appartenant au mouvement Amal, ont présenté une requête à la justice pour dessaisir Sawan de l’enquête.

L’une des raisons pour lesquelles ce dernier n’était pas l’enquêteur qu’il fallait, selon eux, tient au fait que sa maison située dans le quartier d’Achrafieh à Beyrouth a été partiellement endommagée par l’explosion. Cela soulevait donc selon eux des inquiétudes légitimes concernant son impartialité. Au moins 77 000 maisons de Beyrouth ont été endommagées dans l’explosion, selon l’ONU.

« Des limites à respecter »

Ibrahim Hoteit, l’une des personnes manifestant devant le palais de justice, a déclaré à la chaîne Al Jadeed TV que si Sawan suscitait bel et bien des inquiétudes, les proches de victimes voulaient voir l’enquête avancer et ne pas repartir de « zéro ».

« C’est une décision politique par excellence », estime-t-il. « Nous ne faisons pas confiance à la justice libanaise […] on misait sur quelques [juges] exceptionnels impartiaux. »

Hoteit est persuadé que tout juge impartial susceptible de succéder à Sawan pourrait connaître le même sort.

Nizar Saghieh, avocat et fondateur de l’ONG Legal Agenda, s’était réjoui de l’inculpation de responsables politiques par Sawan en décembre. Mais la décision de lundi dernier a été un retour brutal à la réalité.

« C’est considéré comme un message pour l’ensemble des juges sur les limites à respecter : il est interdit d’entreprendre des actions contre les politiques »

- Nizar Saghieh, avocat et fondateur de Legal Agenda

« C’est considéré comme un message pour l’ensemble des juges sur les limites à respecter : il est interdit d’entreprendre des actions contre les politiques », rapporte Saghieh à MEE. « Si un quelconque juge ose agir contre un quelconque politicien, il sera également dessaisi. »

Les organisations internationales de défense des droits de l’homme comme Human Rights Watch (HRW) ont demandé une enquête internationale indépendante. La dessaisie de Sawan a donné un nouveau souffle à ces appels.

« Cette mascarade doit cesser », a réclamé dans un communiqué Aya Majzoub, chercheuse à Human Rights Watch au Liban. « Il nous faut des réponses et le Liban a démontré son incapacité à les fournir. »

Le Liban a en effet un passif d’enquêtes internationales troubles.

Le tribunal spécial de l’ONU sur le meurtre en 2005 de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri a travaillé pendant quinze ans et engagé des sommes colossales pour un résultat peu satisfaisant : les suspects ont été poursuivis et condamnés par contumace.

Saghieh espère que les leçons de cette enquête constitueront un « tournant » pour le pays.

« On espère cette fois connaître un destin différent qu’après l’assassinat de Hariri », déclare-t-il avec frustration. « [On s’est dit] essayons le système judiciaire national, laissons une véritable chance à la justice libanaise et établissons notre souveraineté judiciaire. »

Mais aujourd’hui, il constate que les choses ne changent pas au Liban, dont les élites continuent selon lui de dévaster le pays en toute impunité.

« Cela nous a conduits à un effondrement [économique], une explosion et des pratiques totalement illégales au Liban avec énormément de corruption parce que personne n’est requis de rendre des comptes – et c’est la norme. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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