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Liban : 2021 arrive mais la lumière n’est pas au bout du tunnel

La crise économique, la pandémie, les blocages politiques et la terrible explosion du port de Beyrouth qui a fait des milliers de morts et de blessés… si 2020 aura été l’année de tous les malheurs au Liban, 2021 pourrait être pire
Des Libanais lancent des lanternes à la mémoire des victimes de l’explosion du port de Beyrouth, dans le quartier de Gemmayzé, à Beyrouth, le 20 décembre 2020 (AFP)
Des Libanais lancent des lanternes à la mémoire des victimes de l’explosion du port de Beyrouth, dans le quartier de Gemmayzé, à Beyrouth, le 20 décembre 2020 (AFP)

Rarement un pays aura été frappé par autant de malheurs en si peu de temps. En 2020, des centaines de milliers de Libanais ont vu leur niveau de vie s’effondrer brutalement. Laissés à eux-mêmes dans un État défaillant, privés de filets sociaux, ils luttent pour survivre dans des conditions politiques et sociales défavorables.

« La leçon que je tire des épreuves que nous subissons est que la souffrance n’a pas de limites. » Talal a presque tout perdu en moins d’un an. La société de nettoyage de bureaux où il travaillait depuis une quinzaine d’années a mis la clé sous la porte au printemps dernier.

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Il a dû puiser dans ses réserves pour survivre alors que les prix des produits de consommation flambaient en raison de la dépréciation de la livre, qui a perdu 80 % de sa valeur face au dollar.

Mais l’accès à ses épargnes a été progressivement rationné par sa banque, confrontée, comme tous les établissements bancaires du pays, à une crise de liquidités, d’abord en devises fortes, puis en livres libanaises à partir de l’automne.

Et comme si ces malheurs ne suffisaient pas, ce père de deux enfants a perdu son appartement dans le quartier de Gemmayzé, près du port de Beyrouth, le 4 août.

Ce jour-là, l’explosion de 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium, entreposées depuis six ans dans un hangar au mépris des mesures de précaution, a fait 205 morts, plus de 6 500 blessés et détruit une partie de la capitale. « Je m’estime heureux de n’avoir perdu aucun membre de ma famille », dit-il avec philosophie.

« Les Libanais ne récupèreront jamais leur épargne »

Talal est toutefois convaincu qu’il ne pourra jamais récupérer le labeur de toute une vie, bloqué dans les banques, et qu’il n’aura plus assez d’années devant lui pour reconstituer un patrimoine.

« Les Libanais ne pourront plus récupérer leur épargne », confirme à Middle East Eye Alain Bifani, ancien directeur général du ministère des Finances.

« La Banque centrale et les banques ont pris l’argent des Libanais et continuent de le faire au quotidien pour compenser leurs propres pertes à travers des opérations de haircuts [décote] scandaleuses et la dépréciation de la monnaie. Au lieu de faire payer les actionnaires, ce qui est normal et légal, ils plument les déposants », ajoute ce haut fonctionnaire qui a démissionné avec fracas, fin juin, pour protester contre la gestion de la crise et la politique monétaire de la Banque du Liban.

En 2020, le nombre de Libanais vivant dans un état d’extrême pauvreté a presque triplé, passant à 23 % contre 8 % un an auparavant, et plus de la moitié (55 %) de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon un rapport des Nations unies.

L’année écoulée a aussi été marquée par une instabilité politique provoquée par l’incapacité de la classe dirigeante à répondre aux attentes d’une population qui a laissé éclater sa colère dans la rue, à partir du 19 octobre 2019.

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Après avoir mobilisé des foules, le mouvement de contestation, incapable de se fédérer, de faire émerger un leadership et de s’entendre sur un programme commun, s’est essoufflé.

À la faveur de la tragédie du port, la classe dirigeante a renoué avec ses vieilles habitudes. Les divergences entre les pontes politiques sont remontées à la surface, empêchant la formation d’un gouvernement, malgré les promesses faites au président français Emmanuel Macron, qui a effectué deux visites au Liban, le 9 août et le 1er septembre, porteur d’une feuille de route comportant un calendrier de réformes.

Saad Hariri, qui a succédé le 22 octobre à l’éphémère Premier ministre désigné Moustapha Abid, ne parvient toujours pas à former un gouvernement.

Sa mission est compromise par les appétits insatiables des différents partis qui se disputent les portefeuilles ministériels et par les pressions des États-Unis, qui exigent que le Hezbollah soit écarté du pouvoir exécutif.

Craignant d’être sanctionné (ou quelqu’un de son entourage) par le Trésor américain, à l’instar du député Gebran Bassil, chef du plus grand bloc parlementaire chrétien et gendre du président Michel Aoun, Saad Hariri temporise, en attendant le départ de l’administration Trump.

Un peuple d’assistés

Dans ce contexte déprimant, les Libanais vivotent grâce à l’argent envoyé par la diaspora aux familles et à l’aide internationale distribuée par une myriade d’ONG et d’associations, faute de confiance dans les institutions de l’État, jugées trop corrompues par la communauté internationale.

Une conférence de soutien au Liban, organisée à l’initiative du président français le 10 août, a permis de mobiliser 280 millions d’euros. Une autre conférence, le 2 décembre, a acté la mise en place par la Banque mondiale, l’ONU et l’Union européenne d’un fonds « pour le relèvement précoce du pays, avec la participation de la société civile ».

Les Libanais sont donc devenus un peuple d’assistés. Ils survivent grâce à un système de subvention des produits de première nécessité, mis en place par le gouvernement et la Banque centrale il y a quelques mois.

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Ce mécanisme assez complexe a permis aux importateurs de produits alimentaires, de médicaments et de carburant de continuer à se procurer auprès de la Banque du Liban des dollars au taux officiel de 1 500 livres libanaises, alors que sur le marché noir, le billet vert est échangé en moyenne à 8 000 livres.

Cette mesure a relativement stabilisé les prix d’un panier de plusieurs dizaines de produits jugés indispensables. Mais son coût est très élevé. La Banque centrale a presque épuisé ses réserves, qui ne sont pas renouvelées faute de flux de capitaux entrants. Elle ne dispose plus que de 800 millions de dollars, qui suffisent à financer les importations pour quelques semaines à peine.

En janvier, les subventions vont être « rationalisées ». Un euphémisme pour ne pas dire réduites ou supprimées.

« Des millions de vie menacées »

Cette mesure risque de provoquer une « catastrophe sociale », selon les représentants au Liban des agences des Nations unies et de nombreux experts. Project Hope estime que le prix des médicaments sera multiplié par sept ou par dix. « Des millions de vies seront menacées », prévient cette organisation basée aux États-Unis.

Assem Abi Ali, responsable du « Plan du Liban pour la réponse à la crise », également conseiller du ministre des Affaires sociales, estime que 650 000 familles seraient affectées par la suppression ou la réduction des subventions et auront besoin d’une aide d’urgence.

Certains espèrent qu’avec le départ de l’administration Trump, un gouvernement sera formé et des réformes seront lancées, ce qui pourrait débloquer une aide internationale massive.

Certes, la reconstitution du pouvoir exécutif sera une bonne nouvelle. Mais il y a peu de chance que les Libanais voient la lumière au bout du tunnel dans les mois à venir, pense Alain Bifani.

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« Nous vivons un mensonge permanent », se désole-t-il. « Tout le monde raconte qu’il suffit qu’il y ait un gouvernement et qu’il suffit qu’il fasse des réformes pour que la situation s’arrange. Mais la crise ne se limite certainement plus à cela. La partie finances publiques est une toute petite dimension du problème », explique Alain Bifani.

« La vraie crise concerne le bilan de la Banque centrale, la balance des paiements, le secteur bancaire et le cours de change. Et comme on s’obstine à ne pas s’y attaquer, à laisser plusieurs cours de change sur le marché, à ne pas faire de contrôle de capitaux, et à ne pas adopter une loi de résolution bancaire, il n’y a aucune chance que cela s’arrange », soutient l’ancien haut fonctionnaire.

Quand bien même la nouvelle administration américaine réduirait ses pressions sur le Liban, le pays ne serait pas au bout de ses peines.

L’Iran et les États-Unis se livrent un bras de fer à l’échelle régionale, du Liban au Yémen en passant par l’Irak et le golfe Arabo-Persique. Un retour au dialogue devra sans doute attendre l’élection présidentielle en Iran, en juin prochain. Et il faudra attendre encore plusieurs mois avant que d’éventuels arrangements ne voient le jour.

D’ici là, le Liban poursuivra sa descente aux enfers, sauf si ses dirigeants s’entendent pour l’extraire aux enjeux régionaux afin de freiner l’effondrement.

Ce n’est pas demain la veille.

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