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« C’est aux Libanais de prendre leur destin en main » : les Beyrouthins n’attendent rien de Macron 

Deuxième visite au Liban en moins d’un mois pour le président français, qui va presser les décideurs d’entreprendre des réformes vitales. Lucides sur la réalité politique de leur pays, les Beyrouthins partagent un même scepticisme
Emmanuel Macron à Beyrouth, le 6 août 2020, deux jours après la double explosion au port qui a fait au moins 188 morts (AFP)
Emmanuel Macron à Beyrouth, le 6 août 2020, deux jours après la double explosion au port qui a fait au moins 188 morts (AFP)
Par Clotilde Bigot à BEYROUTH, Liban

La désillusion et la résignation. Voilà ce qui ressort de la bouche des Beyrouthins lorsqu’on leur parle de la venue d’Emmanuel Macron au Liban, prévue mardi 1er septembre. 

Lors de sa première visite, jeudi 6 août, seulement deux jours après la double explosion au port de Beyrouth qui a fait au moins 188 morts, le président français avait fait excellente impression chez certains Libanais. 

En contraste saisissant avec la classe politique libanaise qui ne communiquait que très peu, il s’était affiché, au milieu des jeunes venus nettoyer les rues de Gemmayzeh, quartier chrétien résidentiel de la capitale, à les écouter et les rassurer, en expliquant qu’il « changerait le système politique libanais ». 

Trois semaines plus tard, alors que la date du 1er septembre coïncide aussi avec le centenaire de la création du Grand Liban, le pays n’a pas véritablement changé sur le plan politique. 

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Le gouvernement a certes démissionné, mais il reste en poste jusqu’à la formation du prochain. Le président de la République Michel Aoun lui aussi est resté en place, prévenant que le pays ferait face au « chaos » s’il quittait le pouvoir. 

Le Liban est basé sur un système confessionnel depuis sa création en 1920, ce qui, pour beaucoup, a politiquement paralysé le pays et a exacerbé les tensions intercommunautaires. 

« Ce système a été parrainé par la France pour protéger les chrétiens au Liban. C’est ce système même qui n’a pas permis l’émergence d’une nation. Les politiques aujourd’hui au pouvoir – voire même ceux dans l’opposition – gagnent leur légitimité de cette représentation confessionnelle. Tous sans exception. Donc personne ne veut changer et c’est le Liban et les Libanais qui paient les conséquences », s’emporte Rima Tarabey, professeure à La Sorbonne, qui vit entre Paris et Beyrouth.

« Il est stipulé que le Parlement de 1992 devait préparer des élections législatives hors appartenance confessionnelle et un Sénat qui représenterait les communautés confessionnelles. Où en sommes-nous de tout cela ? Quelle position a la France ? Pourquoi légitime-t-elle des personnes au pouvoir qui sont illégitimes ? »

Emmanuel Macron viendra-t-il donc pour taper du poing sur la table, lui qui avait indiqué que l’aide française ne viendrait si et seulement si le système politique changeait ? 

Selon Reuters, un document de deux pages aurait été transmis par Paris aux autorités libanaises, une feuille de route des réformes à adopter. Quatre domaines seraient mis en avant : l’aide humanitaire et la réponse à la pandémie de COVID-19, la reconstruction, les réformes politiques et économiques à mettre en place et l’organisation d’élections législatives anticipées. 

Mais le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian plaide aussi pour la reprise des discussions avec le Fond monétaire international (FMI) et une enquête impartiale sur l’explosion au port, sous la supervision de l’ONU.

« [Macron] voudra garder le gouvernement et le Liban sous son aile en cas d’escalade de conflits en Méditerranée »

- Jad, médecin

La visite d’Emmanuel Macron, hautement médiatisée, commencera avec un dîner avec l’iconique chanteuse libanaise Fayrouz. Mais le reste est flou. 

L’enthousiasme du 6 août a disparu, rien n’a changé et la politique prend encore le dessus, notamment à l’occasion de cette visite. Les Libanais, eux, ont bien compris que le président français venait pour affirmer son image d’homme providentiel. 

Jad est médecin, il manifeste depuis octobre 2019 mais veut maintenant quitter le pays et rejoindre sa sœur en Allemagne. Pour lui, cette visite sera bien plus axée sur la politique que la précédente. 

« [Macron] voudra garder le gouvernement et le Liban sous son aile en cas d’escalade de conflits en Méditerranée, tout en lâchant plus de lest à notre classe politique qu’elle ne le mérite. Cette visite sera bien moins ‘’pour le peuple’’ que la précédente », estime-t-il. 

C’est aussi ce que pense Martin, pour qui Emmanuel Macron veut « maintenant une stabilité politique à minima au Liban pour empêcher la Turquie de jouer un rôle dans le pays » ainsi que dans le contrôle du port de Beyrouth, principale porte d’entrée du Liban.

« L’administration française a déjà participé à la corruption » 

Les Libanais, pourtant connus pour leur optimisme et leur capacité à se relever rapidement en temps de crise, se montrent maintenant plutôt pessimistes quant au futur du pays et à la capacité d’Emmanuel Macron de réellement changer les choses. 

Rima Tarabey n’est pas déçue car elle confie n’avoir pas mis d’espoir dans cette visite. Pour elle, l’espoir est ailleurs. « [Macron] n’avait pas besoin de se déplacer une deuxième fois. Je pense que c’est aux Libanais de prendre leur destin en main. » 

Le gouvernement libanais, lui, n’a jamais réussi à mettre des réformes en place, même sous la pression française, alors même qu’elles étaient nécessaires pour percevoir de l’aide internationale. 

« Cela fait plus de deux ans que la France a lancé le processus de CEDRE [Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises] et qu’il a été demandé au gouvernement libanais de préparer ce plan pour une relance économique sous conditions de réformes, personne n’a rien fait. Donc pourquoi cette fois-ci serait différente ? »

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C’est le cas de Rita, traductrice libano-brésilienne, qui explique : « Nous craignons que sa visite ne revête la classe politique corrompue d’une légitimité qu’elle a déjà perdue vis-à-vis de son peuple. L’administration française a déjà participé à la corruption à travers les conférences CEDRE. » 

Ces conférences ont permis de verser plusieurs milliards de dollars d’aide au pays pour rénover ses infrastructures, qui n’ont pas évolué depuis plus de vingt ans, et ont alimenté les soupçons de corruption de la classe dirigeante depuis des décennies. 

Les craintes d’ingérence sont plus présentes aujourd’hui chez les Libanais que lors de sa première visite. 

« Nous n’avons pas besoin qu’un autre pays vienne s’occuper du Liban, nous avons besoin de plus de secouristes libanais et de militaires pour grossir les rangs de la Force intérimaire des Nations unies au Liban [FINUL] », explique Charbel Hage, jeune analyste financier très actif sur les réseaux sociaux, en référence aux 750 secouristes français venus prêter main-forte pour retrouver les disparus, ainsi qu’aux militaires sous mandat onusien qui surveillent la frontière avec Israël

« Emmanuel Macron ferait mieux de rendre visite aux ONG, au patriarche maronite, ainsi qu’à tous ceux qui attendent devant les banques pour retirer leur argent. Comment se sentiraient les Français si, après une terrible explosion, notre président rendait visite à ceux responsables de toute cette mort et de cette destruction ? » 

« Emmanuel Macron ferait mieux de rendre visite aux ONG, au patriarche maronite, ainsi qu’à tous ceux qui attendent devant les banques pour retirer leur argent »

- Charbel Hage, analyste financier

Le programme de la visite d’Emmanuel Macron n’étant pas encore totalement clair, et les propositions que le président français adressera aux dirigeants libanais non plus, l’inquiétude se fait sentir. 

« Les seules informations que l’on a proviennent des médias locaux qui sont affiliés à un parti. Il faut qu’il [Emmanuel Macron] soit plus transparent sur ce qu’il propose pour que l’on se fasse un avis éclairé », explique, circonspect, Hadi Khachab, médecin franco-libanais. 

Nicole Hajjar, traductrice basée à Beyrouth, constate aussi que « pour l’instant, les informations au sujet de sa visite sont très vagues… Attendons sa visite puis nous jugerons. »

Alors que lundi, des discussions parlementaires auront lieu pour tenter de choisir un nouveau Premier ministre, elle garde espoir. 

« J’espère que sa visite accélèrera la formation d’un nouveau gouvernement indépendant ! Cependant, même si la France et la communauté internationale tentent le tout pour le tout pour améliorer la situation actuelle, rien ne changera si la classe politique ne démissionne pas. » 

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